Octave Mirbeau : Histoire de chasse
C’est bien cela... L’allée, où je suis posté, fait un angle brusque, elle continue et, de nouveau, revient dans une direction parallèle, longeant le taillis, très fourré et très profond à cet endroit... soixante mètres, à peu près, me séparent de lui... Soixante mètres, pas plus. Je n’ai qu’à m’enfoncer dans le taillis doucement, écartant les branches avec précaution.
Du reste, le vent s’est levé, et le bruit des feuilles agitées, des gaulis qui se froissent, couvre le bruit de mes pas... Et la mousse est épaisse... Je l’aperçois qui va et vient, dans l’allée, son fusil sur l’épaule... Vraiment, il est beau garçon... d’une beauté bête, cependant. Son costume est irréprochable, sa tournure élégante, ses mouvements sveltes... Il est jeune et fort... il peut lui plaire.
Pourtant ?... Sans doute, il pense à elle, il se dit : « Dans huit jours, Louise sera ma femme, je la posséderai. » Son air de bonheur m’irrite, me fait mal. Je le hais. Tout à l’heure, un chevreuil, près de lui, a bondi : il ne l’a pas vu... Et pourquoi l’aurait-il vu ?... Son regard n’est point dans la forêt... il est au château, où Louise est restée... Et toujours il va et vient, et il se répète toujours : « Dans huit jours ! » Peut-être bien, peut-être pas !
Dans huit jours ! Qui sait au fond de quelle terre tu pourriras !... Deux fois déjà je t’ai ajusté ; une fois j’ai laissé retomber mon arme. Et je suis revenu à mon poste... Si je me décide, j’ai choisi l’endroit où je le tuerai... là... au-dessus de l’oreille... Dans huit jours !... Imbécile !... Entends ce ramier qui roucoule, éperdu, sur les branches hautes de la sapaie... Il roucoule, comme toi... et demain, le putois lui aura sucé le sang... Mais vais-je le tuer ?... Je n’en sais rien encore... Les rabatteurs, là-bas, n’ont point encore broussé dans le taillis... J’ai le temps... asseyons-nous.
Est-ce drôle, la vie, tout de même ?... Qui croirait jamais cela ?... Moi, un bossu !... Moi, un pauvre être répugnant, hideux, objet de ridicule pour les uns, de dégoût pour les autres, moi, l’amant d’une belle jeune fille !... Moi, à qui, si je n’étais riche, on donnerait des coups de pied et des coups de bâton !...
Moi, qu’on jetterait peut-être, fils de pauvre, au fond d’une marnière, ou bien, au fond de l’étang, avec une pierre au cou...
Moi, que les bêtes elles-mêmes regardent avec étonnement ; moi, l’amant de Louise !... De Louise que cet homme épousera dans huit jours !... Ce que la nature a créé de plus parfait, avec ce qu’elle vomit de plus monstrueux !... Imaginez l’étreinte d’un ange et d’un bouc... Une vierge souillée par un chien... Ça a l’air d’un cauchemar !...
Parfois je me demande si cela est vrai, si je n’ai point rêvé, si je vis !... Mais non, je ne rêve pas, et je vis... Ha ! Ha ! Ha !... oui, je vis !... Un jour, dans le parc, elle m’attira sous un arbre, et m’apprit des jeux impurs... elle, je vous le jure !... Je ne savais rien, je ne soupçonnais rien... c’est elle qui me viola... Elle avait dix ans, moi j’en avais douze...
Nos parents nous laissaient nous enfermer dans sa chambre, ou bien nous perdre dans les bois. Que redouter d’un petit enfant bossu ?... J’étais, par ma bosse, par mes jambes cagneuses, par toute la hideur de mon corps, j’étais la négation vivante du péché. Soupçonne-t-on la chauve-souris d’en vouloir à l’hirondelle, le crapaud à la colombe, la larve qui rampe et se tapit sous la pierre au papillon qui vole, ivre de clarté ?...
Et nous grandîmes ainsi, nous aimant. Et à mesure que nous grandissions, grandissaient aussi les besoins de nos corps. La passion se faisait plus exigeante, plus farouche... Elle ne se contenta plus de la chambre, où nous n’étions pas assez libres, des bois qui étaient trop vastes... Elle voulait un lieu discret et loin de tout, où elle pût crier, hurler, mordre à l’aise.
Il y a dans le bois, une maison de garde abandonnée. Les ronces ont poussé tout autour, et les sapins et les châtaigniers, épais, feuillus, pressés l’un contre l’autre, lui font un rideau circulaire, impénétrable aux regards curieux. Un chemin qui, autrefois, y aboutissait, est depuis longtemps comblé et remplacé par un plant de jeunes arbres déjà forts.
C’est là !... J’allai cueillir des fougères sèches et de bruyère, et de la mousse, dont je fis un épais matelas, que j’étendis sur la terre dure et battue de la maison. Je dérobai chez moi des couvertures de laine douce, des vieilles robes, des housses de fauteuil, et je les disposai avec soin sur la fougère, et sur la bruyère, et sur la mousse... C’est là que, pendant quatre ans, tous les jours, nous sommes venus.
– Où donc est Louise ? disait son père.
– Où donc est Claude ? disait ma mère.
Et son père et ma mère se répondaient :
– Ils s’amusent dans le bois, ils prennent de la force et de la santé...
Qu’auraient-ils pu imaginer, les pauvres gens ?... Souvent, la nuit, je me levais... traversais pieds nus les longs corridors ; au dehors, les molosses qui gardaient les abords du château, n’aboyaient pas, me connaissant. Je courais, je courais, par les clairs de lune, je voyais mon ombre, l’ombre de ma bosse s’étaler sur les clairières, extravagante, se casser aux arbres, danser dans les allées, repoussante et comique... Les orfraies miaulaient en me regardant passer... Elles avaient l’air de me demander :
– Où donc vas-tu, vilain bossu ?
– Je vais à l’amour.
– Avec cette bosse, bosse !...
Et elles éclataient de rire.
J’arrivais haletant, inondé de sueur... Et pendant des heures et des heures, je me roulais sur le matelas de bruyère et de mousse, poussant des cris sauvages... Une nuit, je trouvai Louise... Elle avait eu la même pensée que moi.
Et voilà qu’aujourd’hui elle se marie ?... Un homme, cet homme qui est là, dans l’allée, et qui va et vient, rêveur, son fusil sur l’épaule, va me l’emporter... C’est le fiancé de Louise, cet homme abominable ; dans huit jours, ce sera le mari... Et moi ?... que vais-je devenir, moi ?... A-t-on pensé à moi, dans tout cela ?... Croit-on que je retrouverai une Louise, jamais ? Mais les femmes à qui je m’adresserai me riront au nez ou se détourneront avec horreur !... Un bossu qui veut de l’amour !... Et que m’importent les autres femmes ?... C’est Louise que je veux !... Elle est à moi !... Une longue chaîne d’infamie nous rive l’un à l’autre !... Je vais aller trouver cet homme, tout à l’heure, et je lui dirai :
– Cette jeune fille si belle que tu veux épouser, eh bien, elle est à moi... Tu sentiras sur ses lèvres l’odeur puante de mes baisers ; partout, sur son corps, tu verras l’empreinte de ma bosse... Va-t-en, et laisse-la moi !... D’ailleurs, tu n’auras jamais les baisers que j’ai eus...
Mais il éclatera de rire :
– Tu es fou, bossu !... Ah ! le drôle de bossu !... Ah ! ah ! ah !...
Je lui dirai encore :
– Demande à tous ces arbres, demande aux oiseaux qui nichent dans ces arbres, demande aux biches, aux blaireaux, aux belettes, demande à tous les brins de ces mousses, à toutes les fleurs de ces bruyères. Va jusqu’à la maison du garde, puisque tu ne veux me croire, et regarde, la place est chaude encore, où nos deux corps se sont emmêlés.
– Es-tu fou, bossu !... Et va-t-en, car tu m’irrites.
Il faut donc que je le tue... Jamais je n’aurais pu croire qu’elle se mariât, qu’un autre un jour viendrait me la prendre... Si je l’attirais, elle, encore une fois, dans la maison ?... Et si j’y mettais le feu ?... Car je vais tuer cet homme, n’est-ce pas, tout à l’heure ?... Après lui, il en viendra un autre, après cet autre, un autre encore !... Je les tuerai tous... Et ils viendront toujours, comme les alouettes qu’un coup de fusil met en fuite, et que la folie pousse à revenir voleter au-dessus de celle qui, blessée, bat de l’aile, entre les chaumes des sillons... Oui, mais c’est l’avenir, cela !... c’est le lointain...
Commençons par tuer cet homme... Nous verrons bien plus tard... Qu’ai-je à redouter ?... Rien, absolument rien... Cela se passe tous les jours... On croit tirer un faisan, et c’est un homme que l’on tue !... Un accident, voilà tout... Ah !... j’entends les rabatteurs... Ils approchent... Enfonçons-nous dans le taillis... Je le vois... Il s’est arrêté... Ah ! comme je le vois !... Je vois la place, au-dessus de l’oreille... « Dans huit jours !» as-tu dit ?... Un faisan passe... Cot-cot-cot-cot ! ! !... Pan...
Ah ! je pourrai retourner, avec elle, dans la maison du garde...