Octave Mirbeau Dépopulation
L’autre jour, j’avais chez moi un ouvrier menuisier qui était venu réparer ma bibliothèque. C’est un homme très intelligent et qui aime à causer. Pendant qu’il travaillait :
– Est-ce que vous avez des enfants ? lui demandai-je.
– Non... me répondit-il durement...
Et après une pause... d’une voix plus douce :
– Je n’en ai plus... J’en ai eu trois... ils sont tous morts...
Il ajouta, en hochant la tête :
– Ah ! ma foi ! quand on voit ce qui se passe... et la peine qu’on a dans la vie... ça vaut peut-être mieux pour eux, qu’ils soient morts... les pauvres petits bougres... Au moins, ils ne souffrent pas.
J’insistai un peu cruellement :
– Est-ce qu’il y a longtemps que le dernier est mort ?
– Dix ans, fit-il.
– Et depuis ?...
– Depuis, vous comprenez que ni moi, ni ma femme, nous n’en avons pas voulu d’autres... Ah ! non, par exemple...
Je lui expliquai l’admirable mécanisme de la loi Piot, et comme quoi, étant assez mauvais patriote pour n’avoir pas, ou pour n’avoir plus d’enfants vivants... il serait passible d’un impôt, s’il arrivait que cette loi fût votée...
Il ne parut pas très étonné, ayant pris l’habitude de considérer la vie en philosophe :
– Je m’attends à tout des lois, me dit-il, sans aigreur... Une loi, parbleu !... Je sais ce que c’est... Je sais que ça n’est jamais pour nous autres... Les lois sont toujours faites pour les riches contre les pauvres... Mais tout de même... celle dont vous me parlez... elle est vraiment un peu forte... Car si je n’ai plus d’enfants... c’est de leur faute...
– De leur faute ?... À qui ?...
– Mais aux autorités... à l’État... je ne sais pas, moi... à tous les bonhommes qui sont chargés de fabriquer les lois, à tous ceux-là qui sont chargés de les appliquer... C’est bien simple... et ça n’est pas nouveau...
L’État il faut lui rendre cette justice protège les volailles, les taureaux, les chevaux, les chiens, les cochons, avec une émulation merveilleuse, et une très savante entente du progrès scientifique. On a trouvé, pour ces divers et intéressants animaux, des modes d’élevage, une hygiène parfaite. Sur tout le territoire français, il existe à ne plus les compter des sociétés d’amélioration pour les différentes races de bêtes domestiques. Celles-ci ont de belles étables... de belles écuries... de belles volières... de beaux chenils... bien aérés... bien chauffés... et pourvus non seulement du nécessaire... mais d’un grand luxe...
On les entretient dans une salubrité constante et rigoureuse... purs de tous germes malfaisants et de contagions morbides, par des lavages quotidiens, par des désinfections rationnelles, à l’acide phénique, borique, etc... Moi qui vous parle, j’ai construit des poulaillers qui sont de vrais palais...
C’est très bien... Je ne suis pas jaloux des soins méticuleux dont on entoure les bêtes... Qu’on les couronne même dans les concours... qu’on les prime... qu’on leur donne des sommes d’argent, dans les comices agricoles, je l’admets... Selon moi, tous les êtres vivants ont droit à de la protection, à autant de bonheur qu’on peut leur en procurer... Mais je voudrais que les enfants les enfants des hommes – ne fussent pas, comme ils le sont, systématiquement écartés de tous ces bienfaits... bestiophiliques...
Eh bien, il paraît que c’est impossible. Un enfant, ça ne compte pour rien... Cette vermine humaine peut crever, et disparaître... Il n’importe... On organise même, administrativement, des hécatombes de nouveau-nés... comme si nous étions menacés d’un dangereux pullulement de l’espèce...
Et les dirigeants, les maîtres de cette belle société qui sont, sinon la cause première, du moins les continuateurs indifférents du mal qu’ils dénoncent avec un patriotisme si indigné se plaignent amèrement du nombre sans cesse décroissant des enfants qu’ils empêchent de naître, ou qu’ils tuent, sitôt nés, par les procédés les plus sûrs et les plus rapides...
Car le véritable infanticide, c’est cette société, si terrible aux filles-mères qui ne peuvent nourrir leurs enfants... Il faut la voir adjurer les familles de proliférer tant et plus, ou bien les menacer de peines fiscales très sévères quand elles s’avisent enfin de rester stériles, ne voulant pas qu’il sorte d’elles des créatures impitoyablement vouées à la misère et à la mort... Eh bien, non... on ne veut plus rien savoir...
Il avait dit tout cela sur un ton tranquille, et tandis que, à califourchon sur le haut d’une échelle double, il sciait avec méthode et lenteur une planchette de bois... La planchette sciée, il se croisa les bras et me regarda en hochant la tête :
– Voyons, monsieur, fit-il... est-ce pas vrai ce que je dis là ?... Et qu’est-ce qu’ils nous chantent, avec leur sacrée dépopulation ?...
Quand tous ces beaux farceurs auront fait leur examen de conscience et qu’ils auront reconnu loyalement que le mal n’est pas en nous... mais dans la constitution même de la société... dans la barbarie et dans l’égoïsme capitaliste des lois qui ne protègent que les heureux... alors, on pourra peut-être causer...
D’ici là, nous continuerons à jeter au vent qui la dessèche, la graine humaine et les germes de vie...
Qu’est-ce que cela me fait, à moi, la richesse et la gloire d’un pays où je n’ai qu’un droit, celui de crever de misère, d’ignorance et de servitude ?...
Je lui demandai alors pourquoi et comment ses trois enfants étaient morts.
– Comme ils meurent tous ou presque tous chez nous, me répondit-il...
Ah ! cette histoire est courte, et c’est l’histoire de tous mes camarades...
De l’une à l’autre, la forme de misère peut varier quelquefois, mais le fond est le même... Je vous ai dit, tout à l’heure, que j’ai eu trois enfants... Tous les trois, ils étaient sains, forts, bien constitués, aptes à vivre une bonne vie, je vous assure... Les deux premiers, nés à treize mois de distance l’un de l’autre, sont partis de la même façon...
Chez nous, il est rare que la mère puisse nourrir de son lait sa progéniture... Alimentation mauvaise ou insuffisante... tracas de ménage... travail, surmenage... enfin, vous savez ce que c’est... Les enfants furent mis au biberon... Ils ne tardèrent pas à dépérir... Au bout de quatre mois, ils étaient devenus assez chétifs et malades pour nous inquiéter...
Le médecin me dit : « Parbleu ! c’est toujours la même chose... le lait ne vaut rien... le lait empoisonne vos enfants ». Alors je dis au médecin : « Indiquez-moi où il y a de bon lait, et j’irai en acheter ». Mais le médecin secoua la tête, et il répondit : « Il n’y a pas de bon lait à Paris...Envoyez votre enfant à la campagne ».
Je confiai le gosse à l’Assistance publique, laquelle le confia à une nourrice percheronne... Huit jours après, il mourait... Il mourait, comme ils meurent tous, là-bas, du manque de soins, de la férocité paysanne... de l’ordure... Mon troisième, je le gardai à la maison... Il vint très bien...
C’est vrai qu’à ce moment, ma femme et moi, nous gagnions de bonnes journées, et que l’argent ne manquait pas... Il était gras, rose, ne criait jamais... Impossible de voir un enfant plus fort et plus beau... Je ne sais comment il attrapa une maladie des yeux qui régnait dans le quartier, en ce temps-là... Le médecin me dit qu’il fallait le mettre à l’hôpital... Il y avait un hôpital spécial à cette maladie-là. Oh ! c’est pas les hôpitaux qui manquent !...
Le petit guérit ; mais le jour où la mère était partie pour le ramener, elle le trouva la mine défaite, et se tordant dans d’affreuses coliques... Il avait gagné la diarrhée infantile... On ne le soignait d’ailleurs pas... La mère s’en étonna... Une espèce d’interne, qui se trouvait là, dit : « On ne soigne ici que les maladies des yeux... Si vous voulez qu’on le soigne pour la diarrhée... emmenez-le dans un autre hôpital ». La mère eut beau prier, supplier, menacer, ce fut en vain...
Elle prit son pauvre enfant dans ses bras pour le conduire dans un hôpital qu’on lui désigna... Il passa durant le trajet... Et voilà !... Et on vient me dire encore : « Faites des enfants, nom de Dieu !... faites des enfants... » Ah ! non... je sors d’en prendre...
Et haussant les épaules, il dit, d’une voix plus forte :
– Ils sont épatants, ces beaux messieurs... Au lieu de chercher des trucs pour augmenter la population, ils feraient bien mieux de trouver le moyen d’augmenter le bonheur dans la population... Oui... mais ça... ils s’en fichent !...
Quand il eut fini son ouvrage, il considéra les volumes rangés sur les rayons de la bibliothèque :
– Voltaire... fit-il... Diderot... Rousseau... Michelet... Tolstoï... Kropotkine... Anatole France... Oui, tout ça, c’est très beau... Mais à quoi ça sert-il ?... L’idée dort dans les livres... La vérité et le bonheur n’en sortent jamais...
Il ramassa ses outils, et s’en alla, triste... triste...