Octave Mirbeau Conte
Comme minuit sonna, je rencontrai, en un carrefour, la Nouvelle Année. Elle sortait d’un égout, et, dans un vieux cabas qui se balançait à son bras maigre, elle portait des pelures d’orange, des pantins brisés, des décorations et des rats.
C’était une petite vieille, à la démarche de sorcière, toute ratatinée, cassée en deux, et qui, péniblement, cheminait, s’aidant d’une faux comme d’un bâton. Attifée ridiculement d’étoffes disparates, aux tons criards, sous lesquels saillaient ses os de squelette, elle était couverte de bijoux faux et de fleurs qui se fanaient, plus nauséabondes à mesure qu’elle avançait.
Un large, effronté chapeau de fille coiffait sa tête chauve, une tête de mort hideusement barbouillée de fard qui se craquelait sur la sinistre créature. Je m’approchai d’elle et voulus lui souhaiter la bienvenue, mais je m’aperçus qu’elle était sourde, qu’elle était muette, et qu’elle ne voyait pas, ses deux orbites, avivées de kôhl, étant vides et noires, pareilles à des trous. Les gens qui passaient la reconnurent, se mirent à la suivre.
Bientôt une foule énorme se forma, s’aggloméra derrière la petite vieille, se bouscula avec de grands bruits de multitude, chacun tendant les bras, se haussant pour la mieux apercevoir. Il n’y avait là que de pauvres diables en guenilles, des faces pâles, étirées, ravagées par la faim et par la souffrance, des fronts aux plis amers, des bouches crispées par le désespoir, les dos affaissés sous des fardeaux trop lourds, des poitrines qui montraient des plaies d’où le sang coulait.
De cette foule haletante, convulsée, noire comme un cercle de Dante, s’éleva un cri de supplication, déchirant, puis les lèvres lapèrent le vide, les poings cliquetant ainsi que des ossements desséchés étreignirent le néant.
Mais la petite vieille ne se retourna pas. Elle continua de marcher de son pas tremblé, n’entendant rien, ne voyant rien, faisant résonner sa faux sur les pavés de la rue, et secouant sur sa robe bigarrée l’éclair des paillons et des fausses parures.
Tout à coup, un homme, sorte de géant à front bas, à face stupide d’idole indienne, tout contrefait avec ses jambes trop longues et ses bras trop courts, apparut au milieu de la rue. Ses genoux cagneux, ses mains déformées, ses lèvres suintantes étaient usées, à force d’avoir été baisés, comme les genoux, les mains et les lèvres des christs de plâtre et des saintes coloriées qui, dans les chapelles des campagnes, opèrent des miracles, je l’avais rencontré bien des fois, là où la sottise humaine attire de préférence les foules extasiées.
Il parcourait les assemblées politiques, les salons, les théâtres, les ministères, les cabinets des écrivains, les ateliers des peintres, les boudoirs des filles, les caisses des banquiers, semant partout à mains pleines les mauvaises œuvres, distinguant parmi les hommes les plus bêtes et les plus nuisibles pour les enrichir et les honorer, forçant le monde dompté par lui à l’admiration des idiots et des coquins. Bien des gens, pour l’approcher de plus près, pour s’agenouiller devant lui, pour embrasser ses pieds immondes, s’étaient entr’égorgés.
On l’appelait le Dieu-Succès, et on l’adorait. D’ailleurs, il avait toujours sur son corps l’odeur de l’encens qu’on lui brûlait, et l’humidité des lèvres qui s’étaient collées à lui, avides de lui.
Il commença par chasser à grands coups de fouet les misérables qui continuaient d’implorer la petite vieille, puis il prit celle-ci par la main, et la conduisit sur une place pleine de monde, et que de monstrueux baphomets éclairaient sinistrement. Je le suivis à mon tour et je regardai, ahuri.
Ce monde était fort étrange. De tous les êtres réunis en cet espace et dans cette lumière de torche vomie par les sombres idoles, il n’y en avait pas un seul à qui il ne manquât quelque membre important.
Les uns se promenaient sans tête et ne paraissaient pas gênés par cette décapitation ; les autres n’avaient pas de bras ; ceux-ci marchaient privés de jambes ; ceux-là se dandinaient sur des torses absents ; et je remarquais une qualité prodigieuse de ventres ignobles qui s’étalaient, s’épanouissaient, se gonflaient, rebondissaient comme des ballons de caoutchouc. Tous d’ailleurs étaient fort bien vêtus, et il me sembla qu’ils étaient aussi très gais et très méprisants, ne se doutant pas, sans doute, de leurs infirmités terribles ou grotesques.
Peu à peu, je reconnus ces figures sans torses, ces troncs sans chefs, ces ventres sans jambes, et je vis que le Dieu-Succès avait conduit la petite vieille dans son domaine, parmi ses gloires parisiennes, ses illustrations boulevardières. Je comptai les ministres concussionnaires, les magistrats prévaricateurs, les couturiers, les comédiens et les proxénètes ; je comptai les financiers qu’on encense, engraissés des ruines accumulées par eux, les élégants qu’on célèbre, et qui paient leurs chevaux, leurs maîtresses et leurs cravates de l’argent volé au jeu ; je comptai les écrivains, qui se tordaient sur des moignons calleux, la bouche au ras de la fange, les poètes acclamés qui rampaient, visqueux, sur le sable, comme des limaces ; les artistes triomphants qui n’avaient point d’yeux sur leur face froide comme un mur, point de cœur dans la poitrine, vide comme une outre bue ; je les comptai tous, car tous étaient là.
Aucun ne manquait.
Plusieurs personnages, vagues et beaux, qui rôdaient en dehors des limites de l’enceinte, voulurent pénétrer dans la foule des torses illustres et des ventres heureux. Mais, comme les uns avaient créé de belles œuvres, et que les autres étaient d’honnêtes gens, on les hua, on les battit, on les piétina, on les chassa.
Alors le Dieu-Succès présenta à ses élus la petite vieille.
– Mes amis, dit-il, pendant que tous les ventres, tous les torses, toutes les jambes le regardaient, charmés et respectueux, mes amis, voici la Nouvelle Année. Vous la voyez, elle est en tous points semblable à l’ancienne. Regardez ses yeux, elle ne voit pas, ses oreilles, elle n’entend pas, sa bouche, elle ne parle pas.
Morte en naissant, les heures, les jours, les mois qui passeront sur son corps de squelette ne la ressusciteront pas. Elle ira de son pas machinal, toujours pareil, et je serai là pour diriger sa marche.
Vous n’avez donc rien à craindre d’elle ; elle vous sera douce, et ce n’est pas dans le sommeil de son règne que la révolte peut germer. Continuez de vivre comme vous viviez hier, comme vous avez éternellement vécu, et laissez, sans remords et sans honte, venir à tous les triomphes, les vanités et la fortune.
Sa faux n’est la menace que pour les petits et les imprudents qui voudraient violenter mes décisions ; pour vous, un crochet.
D’ailleurs, n’êtes-vous pas protégés par la foule elle-même, défendus par toutes les institutions sociales, sauvegardés par les religions, toutes ces choses sont miennes.
C’est moi qui suis le vrai créateur du monde, et mon souffle est partout. J’inspire le politique, le prêtre, le soldat, et je courbe à ma domination les multitudes opprimées et abêties par moi.
Croyez-vous donc que je laisserais grandir une littérature qui s’élève et affranchit l’esprit, un art qui donne des sensations d’infini, et les visions d’un idéal supérieur où l’homme peut se retrouver et se reconquérir ?
Non, mes bons amis : le jour où les imbéciles et les coquins ne seraient plus les maîtres, ce serait fini de moi. Par conséquent, ne craignez rien, et riez aux Années qui passent et se succèdent.
Elles sortent de ma fabrique éternelle, et elles portent, marquées sur leurs épaules, mes initiales qui resplendissent dans la création, font pâlir l’éblouissante lueur des autres, et éteignent la clarté douce des étoiles. »
Alors il se fit un grand tumulte. Les hourras montèrent jusqu’au ciel, puis l’on n’entendit plus que le bruit des lèvres qui claquaient sur le corps du géant étendu sur son trône, comme on entend les lèvres des dévotes, dans les chapelles mystérieuses, claquer sur l’image vénérée des petits Jésus.