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 Octave Mirbeau Colonisons

 « Ces bandits de Dahoméens... »

Les journaux.

 Je me rappelle l’étrange sensation de « honte historique », que j’éprouvai, quand à Candy, l’ancienne et morne capitale de l’île de Ceylan, je gravis les marches du temple, où les Anglais égorgèrent les petits princes Modéliars, que les légendes nous montrent si charmants et pareils à ces icônes japonaises, d’un art si merveilleux, d’une grâce si hiératiquement calme et pure, avec leurs mains jointes, et dans leur nimbe d’or.

 

Je sentis qu’il s’était accompli là, sur ces marches sacrées, non encore lavées de ce sang par quatre-vingts ans de possession violente, quelque chose de plus horrible qu’un massacre humain, quelque chose de plus bêtement, de plus lâchement, de plus bassement sauvage : la destruction d’une précieuse, émouvante, innocente Beauté.

Dans cette Inde agonisante et toujours mystérieuse, à chaque pas qu’on fait sur ce sol ancestral, les traces de cette double barbarie européenne demeurent. Les boulevards de Calcutta, les fraîches villas himalayennes de Darjilling, les fastueux hôtels des traitants de Bombay, n’ont pu effacer l’impression si intense de deuil et de mort, que laissèrent, partout, l’atrocité du massacre et le vandalisme de la destruction bête : ils l’accentuent, au contraire.

La civilisation, en n’importe quels endroits où elle parut, montre cette affreuse face gemellée de sang et de mines. Elle peut dire comme Attila : « L’herbe ne croit plus, où mon cheval a passé. »

Ah ! que la petite ville morte de Candy me sembla triste et poignante ce jour-là. Dans le soleil torride, un lourd silence planait, avec les vautours, sur elle. De noirs corors, fouillant les tas d’ordures matinales, défendaient les approches des rues.

À vingt pas du temple, près d’un figuier énorme, aux branches multipliantes, une sorte de bonze, en robe jaune, à visage pythagoricien, lavait des oiseaux, tout petits et piaillants, sur le rebord d’une fontaine. Et quelques Hindous sortaient du temple, où ils avaient porté des fleurs au Bouddha.

La douceur profonde de leurs regards, la noblesse de leur front, la faiblesse souffrante de leur corps, consumé par la fièvre, la lenteur de leur biblique démarche, tout cela m’émut jusques au fond des entrailles. Ils semblaient en exil sur la terre natale, près de leur Dieu enchaîné, gardé par les cipayos, et dans leurs prunelles noires, si pleines de résignation et de bonté, il n’y avait, comme dans celles des martyrs, plus rien de terrestre, plus rien qu’un rêve, de libération corporelle, une attente de l’au-delà, la nostalgie des rayonnants et fervents nirvanas.

Je ne sais quel respect humain me retint de m’agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pères de ma race, de ma race parricide. Je me contentai de me découvrir humblement.

Mais ils passèrent sans me voir, sans voir mon salut, ni l’émotion filiale qui me gonflait le cœur.

Après avoir visité le temple pauvre et nu, qu’un gong décore à l’entrée, seul vestige des richesses anciennes, après avoir respiré l’odeur des fleurs – étranges orchidées, pâlissantes roses dont l’image couchée du Bouddha était toute jonchée, je remontai mélancoliquement vers la ville déserte. Évocation grotesque et sinistre du progrès occidental, un pasteur protestant  seul être humain  y rôdait, rasant les murs, une fleur de lotus au bec.

Sous cet aveuglant soleil, il avait conservé, comme dans les brumes métropolitaines, son caricatural uniforme de clergyman : feutre noir et mou d’Auvergnat, longue redingote noire à col droit et crasseux, pantalon noir, retombant, en plis crapuleux, sur de massives chaussures de routier.

Ce costume revêche de prédicant s’accompagnait d’une ombrelle blanche, sorte de panka protatif et dérisoire : unique concession que le cuistre eût faite aux mœurs locales, et au soleil de l’Inde que les Anglais n’ont pu transformer en brouillard de suie.

Et je songeai, non sans irritation, qu’on ne peut faire un pas de l’équateur au pôle, sans se heurter à cette face louche, à ces yeux rapaces, à ces mains crochues, à cette bouche immonde qui bave sur les divinités charmantes, sur les mythes adorables des religions enfants, avec l’odeur du gin cuvé, l’effroi des versets de la Bible.

Partout où il y a du sang versé à légitimer, des pirateries à consacrer, des violations à bénir, de hideux commerces à protéger, on est sûr de le voir, cet obsesseur Tartuffe britannique, poursuivre, sous prétexte de prosélytisme religieux ou d’étude scientifique, l’œuvre de la conquête abominable. Son ombre, astucieuse et féroce, se profile sur la désolation des peuplades vaincues, accolée à celles du soldat égorgeur et du Shylock rançonnier.

Dans les forêts vierges, où l’Européen est plus dérouté que le tigre, au seuil de l’humble paillote détruite, entre les cases saccagées, il apparaît après le massacre, comme, les soirs de bataille, l’écumeur d’armée qui vient détrousser les morts. Digne acolyte, d’ailleurs, de son concurrent le missionnaire catholique, lequel dissimule aussi, sous son froc, le tablier du mercant, et fait de son église un comptoir d’où il approvisionne les marchés de l’Europe, en gommes, ivoires, thés, épices, conquis dans les razzias. « Admirables héros, s’exclament les honnêtes gens, et qui vont porter, au risque de leur vie, la lumière de la civilisation, là-bas. » Ah ! elle est jolie leur lumière, là-bas.

Elle brille au bout des torches, flamboie à la pointe des sabres et des baïonnettes !

 Nous n’avons pas, dans le jugement des actes contemporains, la liberté d’esprit, ni l’impartialité, ni l’impersonnalité nécessaire.

Nous sommes trop près d’eux et trop en eux. Il faut à un acte politique ou social de quelque importance, pour lui assigner une portée historique, ce recul du temps où, dégagée des menus détails qui l’obscurcissent, des préjugés, des habitudes, des passions immédiates, apparaît la synthèse, véritable atmosphère de l’histoire.

Cependant on peut dire, car elle a sa comparaison dans le passé, que l’histoire des conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps.

Elle égale en horreur, quand elle ne les dépasse pas, les atrocités des antiques époques de sang, atteintes de la folie rouge du massacre. Notre cruauté actuelle n’a rien à envier à celle des plus féroces barbares, et nous avons, au nom de la civilisation et du progrès  masques du sanguinaire commerce , nous avons, sur des peuples, candides et doux, sur de vaillantes et belles races, telles des Arabes, renouvelé en les développant, les raffinements de torture de l’Inquisition espagnole, « actes de démons », dit l’Anglais Herbert Spencer.

Et Washington Irving, qui a rassemblé un grand nombre de témoignages effroyables, écrit : « Avouons qu’un doute fugitif traverse notre esprit, et nous nous demandons si on applique toujours bien à qui de droit le nom, arbitraire du reste, de sauvage ? »

Je connais un vieux colonel. C’est le modèle de toutes les vertus. Le soir, entouré de sa famille, il aime, le bon vieux, en passant ses doigts noueux dans les chevelures de ses petits enfants groupés autour de son fauteuil de valétudinaire, il aime à raconter ses campagnes d’Afrique.

– Ah ! les brigands d’Arabes ! dit-il, avec des colères demeurées vivaces... Ah ! les traîtres ! les monstres ! Ce que nous avons eu de mal à les civiliser... Mais j’avais trouvé un truc.

Et sa physionomie se rassérène, ses yeux sourient malicieusement.

– Ce truc, le voici... Ils n’étaient pas mouches, mes amis... Lorsque nous avions capturé des Arabes révoltés, je les faisais enterrer dans le sable, tout nus, jusqu’à la gorge, la tête rase, au soleil... Et je les arrosais comme des choux... Au bout de quelques minutes, les paupières se gonflaient, les yeux sortaient de l’orbite, la langue tuméfiée emplissait les bouches ouvertes, et la peau craquait presque, se rissolait sur les crânes nus... Ils mouraient en faisant d’affreuses grimaces... C’était trouvé, ça, hein ?

– Raconte encore, grand-père... raconte ! implorent les enfants émerveillés.

Et le bon vieux colonel ajoute, avec un air d’orgueil :

– J’en ai enterré comme ça plus de six cents à moi tout seul... Ah ! les traîtres !

Car dans l’argot de la pègre militariste et de bagne politique, toute résistance à l’envahisseur s’appelle trahison, et l’on nomme bandits les pauvres diables qui défendent leurs femmes, leurs foyers, leur sol.

Et j’ai eu le frisson, je vous assure, en lisant cette dépêche de l’Agence Havas :

« Le colonel Dodds ne se propose pas de rester à Abomey après la prise de cette ville et de l’occuper à poste fixe.

« Son plan consiste à la brûler complètement. En se retirant, il détruira également Kana de fond en comble. Il ravagera en outre les villages et les territoires des tribus qui se sont déclarées contre nous, de manière à leur infliger un châtiment dont ils conservent un souvenir durable. »

Je ne sais pas si M. Jules Ferry a pensé quelquefois à cet hémistiche de Leconte de l’Isle : « ... Et l’horreur d’être un homme. »