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Octave Mirbeau Âmes de guerre

 La semaine dernière, le hasard m’a fait voyager, toute une journée, avec le comte de C..., ancien colonel de dragons.

Un homme tout à fait charmant... Un libéral, naturellement, et ce qui, dans son milieu, est moins rare qu’on pourrait le croire, un penseur. J’aime les penseurs, quoi qu’ils pensent.

 

Des relations s’établirent tout de suite, très cordiales, très confiantes entre nous.

J’attribue ce fait heureux au caractère accueillant du colonel, et surtout à ceci que, au moment où il monta dans le wagon, il vit que je tenais à la main un numéro de la Libre Parole, et que j’avais en réserve près de moi sur le coussin l’Intransigeant et la Patrie.

Il comprit sans doute qu’il avait affaire lui aussi, à un libéral du bon cru. Il me sourit. Entre libéraux, les choses s’arrangent toujours le plus galamment du monde.

Nous parlâmes de la guerre russo-japonaise. Bien qu’il fût russomane à l’excès et qu’il souhaitât passionnément le succès de nos bons alliés, il n’approuvait pas cette guerre absolument. Il ne l’approuvait pas parce qu’il ne la comprenait point, au moins quant à ses origines.

– La Mandchourie !... La Mandchourie !... criait-il... Qu’est-ce c’est que ça ?... criait-il... Qu’est-ce que c’est que ça ?... Quand ils ont tant de Juifs, de socialistes et de Polonais !... Vous allez peut-être me prendre pour un révolutionnaire. Mais vraiment, ces guerres entre nations étrangères me dégoûtent un peu. La plupart du temps, les causes en sont si compliquées et même si inconnues qu’on ne sait jamais pourquoi l’on se bat... Et le plaisir de se battre en est sérieusement diminué. Certes, autrefois, je n’en demandais pas tant. Pourvu qu’on se battît contre n’importe qui, pour n’importe quoi, cela me suffisait. J’était content... À ce trait vous reconnaissez bien, n’est-ce pas, la belle générosité, la belle ardeur, la belle imprévoyance de la jeunesse. Ah ! la jeunesse !

Il se sourit à lui-même. Il sourit à son casque, à la crinière flottante de son casque, à son sabre rouge de sang... Puis il reprit :

– Depuis, j’ai vieilli comme tout le monde... J’ai beaucoup observé... beaucoup réfléchi. Mes idées se sont dirigées dans un sens plus rigoureusement scientifique... Aujourd’hui, ce que j’exige avant tout d’une guerre, c’est qu’elle soit claire... En un mot, je veux savoir pourquoi je me bats... Or, on ne le sait jamais. C’est infiniment regrettable ; cela enlève tout intérêt à des conflits qui, mieux connus, seraient probablement très intéressants.

– Ah ! colonel, m’écriai-je. Vous êtes bien moderne !...

– Oui, je suis bien moderne ! répondit non sans fierté le brave soldat... Je suis dévoré par la maladie du siècle : le besoin de savoir. Gonse, qui a de la culture, disait de moi : « Un ibsénien ! » Et il continua :

– C’est pourquoi, voyez-vous, je ne comprends la guerre qu’entre gens d’un même pays. On se connaît que diable ! On se bat et on tue pour la défense d’une prérogative, d’une habitude, la conquête d’un droit nouveau, le maintien d’un intérêt de classe... Cela est clair. Cela est juste...

Ainsi, j’admets et non seulement j’admets, mais je revendique comme le plus sacré des devoirs, comme une nécessité vitale le droit formel qu’a la société de déclarer la guerre  une guerre sans merci  à ceux qui cherchent à en troubler l’ordre établi : les grévistes, par exemple. À cet égard, je partage complètement l’avis de Galliffet  un moderne, celui-là  qui voudrait que l’armée se bornât à n’être plus qu’une gendarmerie...

C’est évident... Voilà le progrès... Et c’est un de mes forts griefs contre le gouvernement actuel, ce gouvernement ignoble, ce gouvernement de pourceaux, d’assassins, de violateurs de tombes, de francs-maçons, pour tout dire – et je ne parle pas ici de son abominable et sacrilège campagne contre notre sainte Église qui justifierait à elle seule, tous les massacres, toutes les tueries, toutes les torpilles des Japonais, toutes les fougasses des Russes.

Non... je parle seulement de son acharnement à raréfier ces rencontres entre soldats et ouvriers révoltés, de sa criminelle manie d’arbitrer, autrement que par des coups de sabre et de fusil, les conflits qui ne cessent de se produire entre le capital et le travail... Qu’est-ce que la France aujourd’hui ?... Une immense grève... Une immense émeute...

Et pas le moindre feu de peloton... pas la moindre saignée... Rien !... C’est dégoûtant !... Il a fallu qu’à Cluses ce fussent de braves jeunes gens, presque des enfants, qui donnassent l’exemple du courage, et fassent en petit ce qu’il appartenait à ce sale gouvernement d’escarpes de faire en grand !... On dit que le travail est une chose... C’est entendu... Une sale chose même...

Mais le capital en est une autre, et une grande. Sacrebleu !... Si de temps en temps vous ne lui apportez pas sa bonne provision de cadavres, si vous ne le rassurez pas, il finira par se décourager... Et quand il n’y aura plus de capital... bonsoir le travail... Les prolétaires seront bien avancés !

– Mais, colonel, ils le seraient encore bien moins si vous les tuiez tous...

– Tous ! s’écria le colonel, en haussant ses glorieuses épaules... Il en restera toujours assez... Il en restera toujours trop !

Il s’emporta :

– C’est comme les Juifs... les dreyfusards ! Dire qu’il y a une armée, une grande armée... qui ne fiche rien du matin au soir... et qu’on ne lui a pas donné tous ces gens-là à éventrer à coups de baïonnettes !... Et vous appelez ça un gouvernement ?... C’est insensé.

Le colonel devenait apoplectique...

J’essayai de le calmer par des raisons appropriées à sa mentalité.

– Vous avez raison, me dit-il... Je m’emporte... je m’emporte... Revenons à la question...

Et d’une voix bredouillante de colère, il reprit :

– La guerre de 1870 ne m’a pas laissé de bons souvenirs... Toujours cette sacrée ignorance... Et puis la défaite fut trop rapide... On n’eût pas le temps de s’amuser... Par exemple, la Commune... Je puis dire que je connus, là, les meilleurs jours de ma vie de soldat... Ah ! j’en ai des histoires et des histoires... C’est à se tordre.

Et en effet, durant quelques minutes, il se tordit.

– Tenez... je me rappelle. Ah ! voilà une chose impayable... Avez-vous connu la Baleine ?... Non, vous êtes trop jeune...

La Baleine était une cocotte qui fut célèbre aux derniers jours de l’Empire... Pourquoi l’appelait-on La Baleine ?... Ma foi... je ne l’ai jamais su... Elle n’était pas très... très jolie... Mais elle avait une drôlerie... une fantaisie, un esprit endiablés... Durant le siège et durant la Commune, elle était restée à Paris, bravement... Et puis, sans doute, elle avait ses raisons...

Or, le jour où mon régiment pénétra dans Paris – j’étais alors capitaine –, la première personne que je rencontrai, ce fut La Baleine... La Baleine, exaltée, joyeuse qui, dans une victoria, jetait patriotiquement des bouquets aux officiers...

Elle me dit : « Eh bien, mon petit, c’est le bon Dieu qui t’envoie... Puisque tu es là, tu vas me rendre un grand service, pas ?... Et nous ferons une fameuse fête. Ça, je t’en réponds ! »... Tout ce qu’elle voulut, je lui promis... Il s’agissait de la débarrasser de ses créanciers... Rien n’était plus facile dans l’affreux et amusant désordre où se trouvait alors Paris... Elle me donna une liste de ces braves gens et leur adresse.

La plupart suaient la peur, réfugiés au fond de leurs caves... Des bijoutiers, des couturiers, des usuriers, en réalité peu de chose...

Avec ma compagnie je leur donnai la chasse... On les empoignait, on les collait au mur. Rrran !... J’en expédiai six de cette façon...

Le colonel me frappa amicalement l’épaule, et, la face toute réjouie, il ajouta :

– Et ma foi, je trouvai l’idée de La Baleine si ingénieuse que j’en fis autant des miens... Rrran !

Il conclut :

– Ça c’était une guerre !... À la bonne heure !