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Octave Mirbeau A Cauvin

 Un matin, comme je faisais ma promenade habituelle sur la route des Trois-Fétus, je remarquai, non sans surprise, à quelques centaines de mètres de moi, sur la berge, un groupe de paysans, parmi lesquels se démenait un gendarme et gesticulaient trois messieurs vêtus de redingotes noires et sévèrement coiffés de chapeaux de haute forme. Tout ce monde se tenait en rond, le cou tendu, la tête penchée vers quelque chose que je ne voyais pas.

 

Une voiture, sorte de landau de louage, très vieille, et comme il n’y en a plus que dans les provinces décentralisées, stationnait sur la route, en face du groupe. Ce rassemblement insolite m’intrigua, car la route était ordinairement déserte, et l’on n’y rencontrait que des rouliers, de loin en loin, et de vagues bicyclistes.

C’est à cause de sa solitude que je l’avais choisie, et aussi parce qu’elle était bordée de vieux ormes qui ont cette chance unique, invraisemblable, de croître librement et de n’être jamais mutilés par l’administration des ponts et chaussées. À mesure que j’avançais, le groupe s’animait davantage, et le cocher de landau était entré en colloque avec le gendarme.

– Quelque affaire litigieuse de bornage, sans doute, me dis-je... ou bien, un duel empêché, peut-être ?

Et je m’approchai du groupe, intérieurement chatouillé par l’espoir que se vérifiât cette dernière hypothèse.

J’habitais le village des Trois-Fétus depuis peu de temps, et n’y connaissais personne, étant très timide, par nature, et fuyant, par principe, le commerce des hommes, où je n’ai jamais trouvé que duperie et malheur. Hormis cette matinale et quotidienne promenade sur cette route peu fréquentée, je restais, tout le jour, enfermé dans ma maison à lire des livres aimés, ou bien occupé à biner les planches de mon modeste jardin, que de hauts murs et un épais rideau d’arbres protégeaient contre la curiosité des voisins.

Non seulement je n’étais pas populaire dans le pays, mais, à vrai dire, j’y étais totalement inconnu, sauf du facteur, avec qui il avait bien fallu que j’entrasse en relations suivies, à cause des signatures qu’il réclamait souvent de moi, et des erreurs qu’il commettait, sans cesse, dans son service. Tout ceci, n’est-ce pas, pour l’intelligence de mon récit, et non pour la sotte vanité de parler de ma personne et de me vanter niaisement de telle ou de telle façon d’être. Ah Dieu ! non.

Je m’approchai donc du groupe, avec les manières silencieuses et prudentes dont s’accompagnent les moindres actes de ma vie ; et, sans éveiller l’attention d’aucun, tant j’avais mis de discrétion, et, si j’ose dire, de sourdine, à me mêler d’une chose où je n’avais que faire, je pénétrai au milieu de ces gens bizarres qui regardaient, sur la berge, je ne savais quoi... Et un affreux spectacle, auquel je n’avais nullement songé, s’offrit à moi...

Sur l’herbe, un cadavre était étendu, un cadavre de pauvre, à en juger par les sordides guenilles qui lui servaient de vêtements ; son crâne n’était qu’une bouillie rouge, et si aplati qu’il ressemblait à une tartine de fraises. L’herbe était foulée, piétinée, à la place où le cadavre reposait ; sur la pente du talus, quelques petits morceaux de cervelle pourprée tremblaient comme des fleurs à la pointe d’un chardon.

– Mon Dieu ! m’écriai-je.

Et pour ne pas tomber tant je me sentais défaillir je dus rassembler le peu de forces qui me restaient, et m’accrocher désespérément à la tunique du gendarme.

Je suis un pauvre homme, et je ne peux supporter la vue du sang. Mes veines se vident instantanément, ma tête tourne, tourne, et bourdonne ; mes oreilles ronflent comme des vols de moustiques ; mes jambes amollies chancellent, et je vois danser devant moi des myriades d’étoiles rouges et d’insectes aux cornes de feu ; il est rare que ce malaise ne se termine pas par un évanouissement. Lorsque j’étais jeune, il n’était même pas nécessaire que je visse du sang, il suffisait que j’y pensasse, pour tomber aussitôt en syncope.

L’idée seule non, pas même le spectacle, l’idée seule d’une maladie ignoble, ou d’une opération douloureuse, provoquait, en moi, un arrêt subit de la circulation, une courte mort, avec la suppression totale de la conscience. Aujourd’hui encore, je m’évanouis, quand me revient le souvenir d’un oiseau inconnu, dont on me servit, un soir, la chair dégoûtante et pourrie.

Devant le cadavre, par un raidissement de ma volonté, par une violente concentration de toutes mes énergies, je ne défaillis pas complètement. Mais j’étais devenu très pâle ; mes tempes, mes mains, mes pieds s’étaient glacés du froid de la mort ; et une sueur abondante ruisselait sur tout mon corps. Je voulus me retirer.

– Pardon... me dit un des hommes à redingote noire, en posant rudement sa main sur mon épaule... Qui êtes-vous ?

Je me nommai.

– Où demeurez-vous ?

– Aux Trois-Fétus.

– Et pourquoi êtes-vous ici ?... Que faites-vous ici ?

– Je me promenais sur la route, selon mon habitude de tous les jours... J’ai vu un groupe de personnes sur la berge... J’ai voulu savoir. Mais cela me fait trop d’effet... Je m’en vais.

Il désigna le cadavre d’un geste bref :

– Connaissez-vous cet homme ?

– Nullement, balbutiai-je... Et comment le connaîtrais-je ?... Je ne connais personne ici... Je suis ici depuis peu de temps...

L’homme en redingote me foudroya d’un regard en zig-zag, d’un regard aveuglant et pareil à un éclair...

– Vous ne connaissiez pas cet homme ? Et quand vous l’avez aperçu, vous êtes devenu tout pâle... Vous avez failli tomber ?... Et vous pensez que c’est une chose naturelle?

– Je suis ainsi... ça n’est pas de ma faute... Je ne puis voir le sang, ni la mort... Je m’évanouis à propos de tout et de rien... C’est un phénomène physiologique...

L’homme noir ricana, et il dit :

– Allons bon... la science, maintenant... je m’y attendais, quoique ce moyen de défense soit un peu usé... L’affaire est claire désormais... La preuve est là...

Et, s’adressant au gendarme, il commanda :

– Empoignez cet homme...

En vain, j’essayai de bégayer quelques protestations dans ce genre :

– Mais je suis un brave homme, je suis un pauvre homme... Je n’ai jamais fait de tort à personne... Je m’évanouis pour rien... pour rien... Je suis innocent...

Elles ne furent pas entendues. Le monsieur en redingote s’était remis à considérer le cadavre d’un œil profond et vengeur, et le gendarme, pour me faire taire, me bourrait le dos de coups de poing.

Mon affaire était claire en effet. Elle fut, du reste, vivement menée. Durant les deux mois que prit l’instruction, je ne pus expliquer, d’une façon satisfaisante, ma pâleur et mon trouble, à la vue du cadavre. Toutes les démonstrations que j’en donnai allaient, paraît-il, à l’encontre des théories criminalistes les plus certaines. Loin de me servir, elles renforçaient de preuves nouvelles le faisceau de preuves évidentes, tangibles, irréfutables, que l’on avait de mon crime...

Mes dénégations étaient jugées, par la presse, par les psychologues de la presse judiciaire, comme un rare endurcissement. On me trouva lâche, vil, incohérent et maladroit ; on dit de moi que j’étais un assassin vulgaire et pas du tout sympathique. On réclama ma tête tous les jours.

À l’audience, le village des Trois-Fétus, tout entier, déposa contre moi. Chacun parla de mes louches allures, de mon insociabilité, de mes promenades matinales furtives, évidemment combinées en vue du crime que je devais commettre avec un tel raffinement de férocité.

Le facteur prétendit que je recevais beaucoup de correspondances mystérieuses, des livres à couverture bizarre, d’insolites paquets. Il y eut une sensation d’horreur au banc des jurés et parmi la foule, lorsque le président me reprocha qu’on eût saisi chez moi des livres tels que : Crime et Châtiment, Le Crime et la folie... les œuvres de Goncourt, de Flaubert, de Barrès. Mais tout ceci n’était rien, en réalité, rien que des circonstances adventices, de menues accusations qui venaient s’ajouter à ce grand cri d’aveu qu’était ma pâleur.

Et ma pâleur confessait tellement le crime, elle le clamait si haut, que mon avocat lui-même ne voulut pas plaider mon innocence – si formellement démentie par ma pâleur. Il plaida l’irresponsabilité, la manie furieuse, le meurtre involontaire ; il déclara que j’étais atteint de toutes les démences, que j’étais un mystique, un érotomane, un dilettante de la littérature.

Dans une péroraison sublime, il adjura les jurés de ne pas prononcer contre moi le verdict de mort, et il demanda, avec des larmes admirables, avec quelles admirables  larmes de pitié ! , il demanda que se refermât, désormais, sur ma folie dangereuse, la porte de torture, l’oubli du cabanon !

Voilà quinze jours que j’ai entendu tomber des molles lèvres d’un homme rouge la sentence de mort. J’attends.