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Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Souvenirs d'enfance

Deux hommes se sont rencontrés sur le trottoir. C’est-à-dire que l’un s’est trouvé devant l’autre et que chacun levant la main à sa tempe et fronçant les sourcils, a attendu que certaine petite chose se mît en mouvement dans sa tête.

Et tout à coup, en effet, la sonnerie a tinté, le mécanisme a marché et, comme une éructation, ils se sont jeté leur nom au visage.

- Pierre ! - Paul ! - Toi ? - Toi ?

- Combien de temps, bon Dieu, que nous ne nous sommes vus !

- Quoi de neuf, là-bas, au village ? Tu y es souvent, toi... Quoi de neuf ?

- Peuh ! Ma foi, rien !... Là aussi, c’est toujours de même.

- Ah ! le village ! Ah ! le bon temps passé ! Tu ne te figures pas mon plaisir à penser à tous ces types lointains ! Et le Goret, tu sais, le grand maigre, qui était si sale et écrivait les pétitions pour faire exempter les miliciens ? Comment va le Goret ?

- Ah ! oui, l’agent d’affaires du pays ! Filé, mon cher, parti avec la caisse de ses clients, on ne sait où.

- Diable !... Et la vieille demoiselle Zé... Zé... Zénobie, tu sais, qui travaillait à sa fenêtre, sur le Préau, à raccommoder des châles de soie, avec des fils d’araignée, hein ? et des aiguilles qu’on ne voyait pas ?

- On l’a trouvée étranglée, un matin, par les Longues-Pennes, qui avaient cambriolé sa jolie maisonnette et traîné son corps tout nu dans la cave au charbon.

- Fichtre !... Et Canivet, notre ami d’école, celui qu’on appelait le Crapé et qui nous fournissait de baleines de parapluie bonnes à fumer. Comment va-t-il ?

- Il a eu sa dernière attaque, la semaine passée... Le bonhomme boit le genièvre à la chope. Tu comprends, ça lui tape à la tête, des fois. On lui met la camisole de force et ça passe... Jusqu’à présent, ça se passe...

- Bigre !... Te souviens-tu de la grande Palmyre, qui nous enfermait sous le porche de la ferme Loiseau pour nous balancer sur un câble de chariot ? Une fille maigre...

- Tu en as des souvenirs !... Elle est maintenant dans un pensionnat, Palmyre, derrière les casernes de Charleroi.

- Et Blanchette, qui avait de si beaux cheveux blonds tombant sur ses épaules, à la procession ?

- Ah ! ne m’en parle pas ! Morte en couches, et pas de père pour l’enfant ! Le village en a pleuré huit jours.

- Malheur !... Comme on s’en va... N’importe, les choses restent, hein ! Ah ! quand je pense à ce joli village : le ruisseau, la ceinture de remparts, l’étang sous les saules, les fontaines chantant dans leurs bacs de pierre au coin des rues.

- Tu sais, nous avons, pour l’eau, une canalisation en fer, à présent. On a démoli les fontaines. Et depuis le dernier terri du charbonnage, le ruisseau est à sec.

- Hein ? Quoi ? L’Ernelle, où nous allions pêcher des écrevisses pour les manger crues ! Où nous nagions, au barrage de ramilles et de glaise, nus comme vers, avec de l’herbe à poignées pour nous essuyer ?... Hein, comme nous filions, roses comme de petits cochons, nos habits à la main, quand survenait le maître du champ. Il manquait toujours des bottines au moment de nous rechausser sur les remparts.

- Il n’y a plus de remparts. On a abattu les arbres et rasé les murailles grises, pour bâtir des corons de maisons ouvrières. Mais, tu sais, nous avons le tram à vapeur.

- Le tram à vapeur ?...

- Un tracé merveilleux, mon cher ! Il traverse le bourg de part en part. On a désaffecté le vieux cimetière et il passe
dessus...

- Hum ! Vous n’y allez pas de main... morte, au village... Sur le cimetière ! Bast ! c’est tout de même bon de se rappeler le vieux temps, hein ? Les vieilles gens, les vieilles choses... Le village, enfin !... Ah ! le village ! »


Et les amis se séparent, heureux et gaillards d’avoir rafraîchi leurs souvenirs d’enfance...

Enfants deviennent gens.