Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Les nouvelles
Au commencement d’avril, le vent tourna, et en une nuit, le printemps s’ouvrit comme une primevère au bois. M. Quât, dans sa petite maison sur le rempart, en fut bien aise.
Il chargea sa servante d’aller au bout du jardin, de monter sur la grosse pierre au pied du mur, et de voir par-dessus si c’était vraiment le bon temps revenu.
C’était lui. La servante jura d’une voix aussi claire que le bleu de ses yeux et le blond de ses cheveux, que le vent se tiendrait dans le beau coin du ciel.
Et la salive mouillait ses lèvres.
M. Quât en éprouvait beaucoup de plaisir, et il la crut.
Il n’eut qu’à faire un signe, qu’elle attendait, et de ses grosses mains rougeaudes et cordiales, elle vint lui donner les habits qu’il fallait pour un tel jour.
Le pantalon couleur café au lait, au lait de chèvre qui rend le café plus jaune ; la jaquette de drap noir aux trous de mites parfaitement rentrayés ; le foulard en soie des Indes à dessins de cornichons, le chapeau rendu extrêmement luisant par une goutte d’huile ; et la bonne canne solide, un jeune pied de chêne à pomme d’ivoire.
M. Quât requinqué, la servante lui prit le bras pour descendre les marches du seuil et le conduisit au milieu du chemin.
Il se piéta, tandis qu’elle, tout en lui gardant une main derrière le dos, repoussait, de son sabot, un caillou de devant lui.
- Ça y est, dit-elle !
- Allons, ainsi ! fit-il.
Et prenant son élan, il partit.
Il allait à petits pas, frappant des talons. Son cou tendu tenait haut sa tête qui faisait signe, tout le temps, que oui.
Il y a longtemps déjà que M. Quât, s’il veut dire non du geste, doit s’y prendre avec force, car sa nuque tremble ; encore fait-il souvent non de travers.
Aujourd’hui, son oui-oui du chef s’était accéléré.
Ses yeux, dans leurs nids de rides et de poils gris, pétillaient ; l’air vif les mouillait de larmes froides qui les faisaient sembler de très beaux vieux bijoux...
- Oui, oui, oui...
Et il fixait ce bleu du ciel remis à neuf comme s’il en eût tiré quelque chose de subtil qu’on n’eût pas vu ; surtout là-bas, entre les tétons des collines de la Blanche-Maison et du Rond-Chêne, où le satin de l’air chatoie si divinement gai.
Sa canne frappait la terre, et M. Quât allait, allait.
Une grosse goutte lui berliquottait au bout du nez.
Sur la place du Trieu, où il déboucha, le vieillard prit tout à coup l’aspect d’un enfant qui goûte la joie des choses qui sont à tout le monde, sans retenue, ni honte.
- Ah ! ha ! père Quât ! crie le charron qui travaille sur la route devant sa boutique.
Il tient sa pipe d’une main et de l’autre l’erminette dont il était en train de dégrossir quelque montant de râtelier.
Il est rouge de joie et de travailler dans le vent.
- Vous revoilà, alors ? C’est le bon temps à nouveau !
- L’air d’avril, mon garçon, c’est l’air d’avril, crie à tue-tête M. Quât sans s’arrêter, souriant, reniflant, bûchant du bâton. Salut ! Salut !
Et il va. Le voilà à hauteur de la forge du cloutier.
Le soufflet ronfle ; le marteau bat, avec un bruit pressé, la baguette de fer rouge.
Le cloutier ne peut s’arrêter. Cependant il rit en voyant M. Quât ; mais à petits coups, parce qu’il frappe fort :
- Bonjour, père Quât ! L’hiver est fini. Ah ! ah ! Je sais bien où le bon temps vous mène, hé, le vaurien !
- Heu, heu, heu !
Et la vieille tête rose et chenue continue : oui, oui, oui...
Au bout de la place, au petit cabaret qu’annonce un bouchon de houx, M. Quât est chez sa bonne amie !
Il a quatre-vingts ans ; mais elle, pas vingt encore.
De la fenêtre où elle cousait dans sa maison, elle l’a vu approcher.
Elle lui ouvre la porte, cependant qu’il gravit le seuil.
Entre ses dents, des bouts de fils serrés volettent au vent comme des fils de la vierge retenus à la haie.
Son visage est grave et beau. La joie de revoir enfin M. Quât, disparu tout l’hiver, l’illumine bonnement.
Elle le conduit à la chaise basse près des chenets, l’installe à l’appui du poêle de fer et lui sert, dans un verre de gros cristal, que le bout du doigt emplirait, une goutte de genièvre.
Puis, elle se remet à coudre.
Doucement, sans hâte, elle lui raconte les nouvelles du village qui ne sont pas parvenues jusqu’à la maison de M. Quât ; elle lui dit ceux qui sont morts et ceux qui sont nés.
- Hein, tout ce qui arrive !... On n’en sort plus... De mon temps...
Mais M. Quât laisse tomber ses phrases à moitié chemin, fatigué vite de mener tant de mots ensemble. Et puis, il est si heureux !
Le temps passe. Et dans la maison, à mesure que le soleil d’or pâle monte aux murs, se répand le parfum de la soupe qui mitonne et touche à son point. M. Quât se lève.
- Vous voilà parti ? demande la cabaretière.
Elle va au manteau de la cheminée et entre le bon-dieu et le pot de cuivre plein de roseaux soufrés, elle prend une gazette pliée, jaunie, crasseuse et usée aux angles.
- Prenez donc les nouvelles avec vous, dit-elle, vous les lirez à plaisir.
- Merci, dit M. Quât. Oui ! oui ! Je les rapporterai la semaine prochaine, quand j’aurai fini.
Il s’est remis en route.
A force de menus pas sur ses talons, de coups de canne sur le sol, et de faire : oui, oui, il est arrivé chez lui.
Il a mangé sa soupe dans sa petite assiette aux fleurettes effacées, avec sa cuiller d’étain usée d’un côté.
Assis dans son fauteuil de jonc, armé de sa loupe dont le verre est si rayé qu’il semble recouvert d’une toile d’araignée, il épelle les nouvelles. Il y en a beaucoup. Que d’histoires !...
Mais bientôt le jour n’est plus très clair. M. Quât replie le journal, juste dans ses plis. Il continuera demain.
- Tout ce qui arrive ! disent ses lèvres. Tandis que sa petite âme douce, gaie et fanée murmure comme un chant étouffé : « Et à quoi tout cela sert-il ? »
Pourtant il continuera de lire la gazette jusqu’au bout.
Et quand il aura fini, il reportera précieusement le papier au petit cabaret de la place.
En sorte qu’après lui, cet été, où l’hiver prochain, dans le village qui dort comme un lilas épanoui au soleil, un autre curieux pourra apprendre encore les nouvelles du monde, du vaste monde là-bas, bien loin.
Qui a des noix, il les casse.
Qui n’en a pas, il s’en passe.