Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Le voyage à Bruxelles
Un de ces marchands qui parcourent la province, transportant leurs coffres d’échantillons dans une carriole, (Ici, on loge à pied et à cheval, et on ne répond de rien) arriva, un jour, dans une petite ville où il avait affaires.
Non qu’il y vendît beaucoup mais la principale boutiquière ne lui avait jamais voulu passer la moindre commande, et, sans valables motifs, elle refusait même de lui laisser seulement offrir ses denrées.
Les amoureux sont jaloux de posséder et les marchands de vendre ; et on dit aussi qu’il n’y a, au marché, que ce qu’on y met.
Notre homme pensait plus à la rebelle qui ne lui achetait point qu’à aucun de ses bons clients.
Il avait à coeur de forcer son parti pris.
Donc il arrive à son magasin, quand, en ouvrant la porte, il voit subitement se dérober, sous le large comptoir où elle s’occupait, l’insaisissable patronne.
Après avoir, à part lui, poli les plus douces paroles, taillé les plus insinuants arguments, il ne trouve plus à parler qu’à quelque indifférente serveuse !
Il rougit, autant de la colère d’avoir surpris cette fuite truquée, que du dépit de ne pouvoir combattre ; mais, cependant, il s’avance d’un pas empressé, montre la bouche en coeur de celui qui vient de loin promettre tout pour rien, et fait ses offres de services.
- Madame sera désolée d’apprendre que Monsieur soit venu, lui répond la fille.
Elle est absente, en voyage à Bruxelles. Je ne sais quand elle rentrera.
- Oh ! le fâcheux contretemps ! Et moi qui me faisais fête d’offrir à Madame la primeur d’un choix merveilleux d’articles à des prix ridiculement réduits! Mais je veux, Mademoiselle, vous montrer quelques-unes de ces extraordinaires nouveautés !
Le marchand a son idée.
Il rit derrière sa tête.
Quoique la fille répète son explication du départ de Madame, son incapacité à acheter, et bredouille, s’excuse, s’avance pour mettre dehors l’importun, lui, il a fait un signe au commissionnaire qui l’accompagne ; les malles monumentales sont apportées ; et le voici, sans vouloir remarquer les mines désappointées et suppliantes de la serveuse, ses gestes de protestation, ni même les coups d’oeil furtifs lancés derrière le comptoir, le voici déballant, une à une, les milliasses de merceries entassées dans ses caisses ; exhibant, dit-il, "des objets réservés qu’il n’a montrés à personne" ; annonçant, d’une voix enthousiaste, de « pures laines » et de « pures soies » à meilleur marché que de « mauvais cotons » ; forgeant, à plaisir, des prix à faire sortir du tombeau, pour profiter de l’occasion, la plus revêche revendeuse.
Il parle, invente, ment, déballe, étale.
En riant dans sa barbe, il se figure la femme accroupie et réduite au silence, ici dessous, depuis une heure. C’est sur elle qu’il frappe du plat de sa main pour jurer, qu’à ce tarif il se ruine. C’est sur le dos de la femme enfouie qu’il décharge, avec fracas, ses boîtes de merveilles.
Car elle est là, victime de sa malice, qui, d’abord, se désole de rater les avantageux marchés qu’elle entend annoncer. Puis elle souffle cassée en deux dans son étroit réduit.
Elle geint, des crampes qui contractent ses mollets.
Elle pâme de peur sous les coups dont retentissent les planches au-dessus de sa tête.
Et enfin, elle défaille, elle est près de se rendre. Une seule chose la soutient : la certitude que le marchand ne l’a pas aperçue, et que c’est lui qui est pris.
A présent, il semble au bout de son rouleau ; il renfourne les piles qu’il a détaillées, et fait rentrer ses casiers dans ses malles gigognes.
La prisonnière reprend courage ; elle reconnaît le pas du commissionnaire qui ébranle la maison et enlève les caisses.
Il va partir, le voyageur maudit ; elle l’entend qui s’excuse et salue la magasinière.
Oh ! il lève le pied ; quand... Elle pousse un cri.
Le marchand s’est plié en deux, et par dessus la table sa tête est venue, rouge et souriante, lui dire, dans le nez, d’une voix douce :
- Eh bien ! Madame, ne rentrerez-vous pas enfin de voyage ? N’êtes-vous pas depuis assez longtemps à Bruxelles ?
Qui trompe le trompeur et robbe le larron, gagne cent jours de vrai pardon.