Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Le ticket
Avant de partir, car il en est temps, je vous dirai encore une histoire que les marchands content pour se distraire de l’ennui des tables d’hôte où la chère est mauvaise.
De marchand à marchand, il n’y a que la main.
A Bruges, un jour après dîner, grande assemblée de ces diserts chevaliers de la marmotte s’amusait à détailler à un nouveau venu de la confrérie, nicaise un peu, les trucs, tours de mains, gratteries et secrets de leur franc-maçonnerie.
- Tout ceci est entre nous, n’est-ce pas ? dit enfin un farceur en guise de conclusion. Monsieur comprend, du reste, que la divulgation de nos mystères aux profanes réduirait à néant les avantages qui y sont attachés.
- Comment donc ! s’écria le jeune homme. Mon intérêt lui-même me coud la bouche.
- Voilà qui est parler ! A un homme de votre bon sens et de votre discrétion, je crois que Messieurs mes honorables confrères me permettront...
- Parlez ! parlez ! cria unanimement la tablée.
- Me permettront de ne pas différer plus longtemps l’initiation complète.
- Dites-lui tout ! Il est nôtre !
- Je vais donc, Monsieur, vous procurer le moyen de réduire de moitié la plus onéreuse de vos dépenses.
- Il le mérite.
- Le moyen d’obtenir à demi-prix vos billets de chemin de fer.
- Cinquante pour cent de réduction ? demanda avec intérêt le nouveau voyageur.
- Cinquante pour cent.
- Diantre ! Et comment ca ?
- Voici. Toutes et quantes fois que vous vous présenterez dorénavant aux guichets du chemin de fer, vous n’avez, en désignant le ticket qu’il vous faut, qu’à vous pencher le plus près possible du préposé, et, le regardant fixement dans les yeux, passer votre index, comme cela, sous votre nez, et faire : Frrt. Allez-y résolument, surtout pour vos débuts ; que votre hésitation ne laisse pas remarquer que vous en êtes à vos premiers pas dans la carrière. L’homme comprendra, et, vous reconnaissant pour initié, vous délivrera le coupon au rabais.
Fichtre ! notre bon jeune homme suppute déjà les bénéfices qui vont lui échoir du fait de cette aubaine.
Avec des facultés mathématiques qu’il ne se soupçonnait pas, il calcule l’énorme diminution de ces frais de voyage qu’il se propose de laisser sortir de la caisse de son patron au tarif fort, pour rester dans ses poches au tarif réduit.
Confus et reconnaissant, il proteste de son absolu dévouement à une profession dont les membres s’entr’aident avec tant de cordialité.
Le lendemain, il continue son voyage vers Ostende et, comptant employer l’arcane nouveau, se présente au guichet du chemin de fer.
Il demande donc un ticket pour Ostende ; se colle à la petite porte ouverte comme s’il y voulait entrer ; et dévisageant hardiment l’agent, se passe l’index sous le nez, avec un Frrt confidentiel, mais délibéré.
Sur quoi il se voit, en effet, avancer le billet demandé, tandis qu’on lui réclame seulement la moitié du prix marqué.
- Ça y est ! se chante notre jeune marchand enthousiasmé. J’ai le truc. Il faut avouer que le service des chemins de fer fonctionne à merveille ! Quelle administration, quel personnel !
Car il n’a pas, un instant, pensé qu’il pût être venu quelqu’un, avant lui, mettre de mèche l’employé et le dédommager.
Et deux ou trois jours plus tard ayant, à Ostende, fini ses affaires, il va prendre le train pour s’en revenir à Bruges.
Il se présente au débit des tickets, demande le sien, et comme « il en est » et possède le secret, en criant : Bruges, il se passe le doigt sous le nez et prononce le Frrt sacramentel.
- Seconde pour Bruges, Frrt !
- Pour où ?
- Bruges ! Frrt ! Et le doigt passe sous le nez.
- Qu’est-ce qu’il a, l’animal ? pense l’employé. Il tend cependant le ticket au voyageur et crie le prix : un franc cinquante.
- S’il vous plaît ! répond le voyageur offrant les quinze sous du privilégié, réduction faite suivant son calcul.
- Je vous dis : un franc cinquante.
- Eh oui ! Frrt ! recommence notre homme se glissant le doigt sous le nez.
- Un franc cinquante ! hurle, dans sa logette, l’agent dont les yeux et la moustache menacent de se détacher et de tomber par la petite porte, tant il les roule et les agite. On ne marchande pas ici, crébleu !
- Eh non, eh non ! Vous savez bien, frrt !
- Mais qu’est-ce qu’il a, ce coco-là ? se demandent les voyageurs qui suivent. Qu’est-ce qui lui prend ?... Avez-vous vu ?
- Allez-vous finir vos grimaces et payer votre ticket ? répète l’employé sur le ton le plus aigu de l’emportement.
- Allez-vous passer ? demande dans la queue, un voyageur pressé.
- Un-franc-cin-quan-te ! scande l’employé qui martèle les syllabes.
- Mais je vous dis : Frrt ! crie notre jeune homme s’exténuant à lui exprimer par des gestes et la mimique de son visage, combien il est coupable de ne point se rappeler le Frrt des voyageurs de commerce.
- Il y a un fou dans la gare !
On ne sait qui le premier crie ces mots.
En un clin d’oeil, le jeune homme qui persiste à pousser des : Frrt ! et à se passer l’index sous les narines devant le guichet, est entouré d’hommes aux vêtements garnis de boutons de cuivre, appréhendé au collet et porté plus mort que vif vers le bureau du commissaire de la station.
- Un fou, un fou ! Attention ! Sauvez-vous ! Il voulait se faire délivrer un ticket à coups de revolver ! Un tout jeune homme encore !
Quel malheur ! Pour les parents, surtout !... ajoute une mère.
Enfin notre Gaudissart fut relâché. De retour à Bruges plus mort que vif, il relata à ses confrères sa mésaventure.
Comme il manifestait son étonnement, son indignation même de voir les employés d’Ostende si peu au courant de l’us de Frrt, dont ceux de Bruges paraissaient si courtoisement instruits :
- Un moment, pardon, ne nous emballons pas, interrompit le suprême initiateur. Quand vous êtes parti de Bruges vers Ostende, vous avez fait le geste maçonnique de quel bras ?
- Du bras droit. Et j’ai obtenu mes cinquante pour cent de réduction.
- Parbleu ! Il ne manquerait plus qu’on vous les eût refusés !... Mais ensuite, à Ostende, pour revenir à Bruges, qu’avez-vous fait ?
- Tiens ! Exactement le même geste...
- Voilà ! Voilà ! Voilà !... Et vous êtes étonné, scandalisé, que l’employé ne vous ait point
reconnu pour un des nôtres ? Mais, mon cher Monsieur, pour revenir à Bruges, vous aviez à lui montrer un Frrt de la main gauche. Vous êtes dans votre tort ; et lui, a parfaitement obéi à nos statuts. Frrt ! de la droite pour aller à Ostende. Frrt ! de la gauche pour revenir à Bruges. Consultez la carte des chemins de fer, que diable ?... C’est une question de direction, saperlipopette !... En définitive, mon cher Monsieur, ce n’est pas parce qu’on se trouve privilégié qu’on se doit faire passer pour plus bête qu’on est...
- Ah ! dit l’autre, en laissant tomber sa mâchoire.
Tant vit le fol qu’il s’avise,
Tant va-t-il qu’après il revient,
Tant le bat-on qu’il se ravise,
Tant crie-t-on Noël qu’il vient.