Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Le petit homme engoncé
IL y a, allant venant, à certain coin que je connais d’une rue près de la gare, un petit homme qui a l’air d’être au dimanche, quelque jour de la semaine qu’on le rencontre.
Son visage ne dit pas grand’chose et il ne le montre au surplus quasi pas.
Sa casquette lui descend jusqu’aux yeux et le collet de sa veste lui monte jusqu’aux oreilles. Un costume de velours à côtes, d’une couleur verdâtre et d’une coupe vigoureusement rabotée, le recouvre d’une écorce rugueuse, à larges plis.
L’ouvrière du Marché-au-Charbon qui le cousit n’avait plus vu d’homme depuis longtemps, peut-être ; mais certes il est si solide qu’il tiendrait debout tout seul.
Les coins d’un foulard noué à son cou, et d’un bleu éblouissant, flottent derrière lui, tels des pans de ciel entre les nuages.
Et voilà que, pour marcher, le petit homme avance un pied, le colle à terre sur sa vaste semelle, l’aplatit, l’essaye, le fixe au sol comme s’il allait y prendre un élan, ou se mettre à danser.
Et alors, mais seulement quand il est certain que la terre ne cède pas, s’appuyant dessus, il lance l’autre pied en avant.
En sorte qu’il fait, somme toute, peu de pas, mais qu’il les marche bien en détail, et que c’est tout plaisir. C’est dans la manière.
Sa tête qui repose non pas seulement sur son cou, mais au large sur ses deux épaules, ballotte en mesure, à droite, à gauche, droite, gauche. Ses petits yeux gris, dans les broussailles des sourcils, clignotent, chacun à son tour, une oeillade.
Sa bouche s’ouvre silencieuse, en un bon rire rouge et luisant accroché par les coins à ses deux oreilles.
Il ne lui manque rien ; lui ne demande rien. Cent pas d’un côté, cent pas de l’autre, il va sur le trottoir des mêmes boutiques en se dandinant, et martelant le pavé, la nuque heureuse, renversée dans ses épaules roulantes.
Mais dans son ample veste, ce sont ses mains qui sont le plus à l’aise, enfoncées jusqu’aux coudes en ses poches. Et parfois il a l’air d’un homme enfoui sous les couettes de plumes de son lit, à écouter dehors pleurer la bise qui ne peut l’atteindre.
Comme un manchot, aussi, abrité dans un tonneau défoncé, le petit homme empoté flotte dans la foule passante.
Il va, vient, se balance, vire parmi ceux qui le bousculent, le pressent, le contournent, le dépassent.
Il a le temps ; tandis qu’eux tous courent trop vite pour savoir où il va et ce qu’il fait.
Un brusque écart, et il gravit les deux marches d’un seuil humide de crachats.
Plus vivement que jamais, ses yeux clignotent des oeillades ; ses épaules sont plus hautes par-dessus ses oreilles ; ses mains plus loin dans ses goussets.
Le genièvre gonfle ses joues, dilate ses narines, déplisse ses paupières, agrandit ses yeux. Une petite langue, qu’on n’aurait jamais cru pouvoir sortir si fraîche et rose d’un rustique costume de velours vert, va cueillir les gouttelettes qui pendent en rosée aux poils de sa moustache.
Et il repart achever ses pas sur le trottoir, recommencer de sourire dans sa nuque engoncée, sourire silencieusement d’être tranquille, de ne rien voir, de ne rien dire, de se balancer régulièrement, et de tenir loin enfoncées ses mains dans ses goussets.
Et sourire de donner, d’heure en heure, à son rêve bien au chaud, une belle grande goutte, paf, comme on donne à un ami, sur le derrière, une bonne tape inattendue, sonore et joyeuse.
Mieux vaut se taire que folie dire.