Open menu

Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Le matou

Tante Matagne a la plus jolie chatte du quartier, grasse (la chatte), ronde (la chatte), vêtue d’une robe épaisse, moelleuse, qui lui va comme un gant à une main potelée, et se trouve vergetée de noir, de gris et de blanc avec l’harmonie subtile d’un beau dessin.

Menne a le museau plus frais qu’une houppe à poudre de riz.

Douillette amie du silence et de la propreté, le désordre lui fait horreur, la violence la scandalise, les cris l’affolent.

Et tante Matagne, dans la petite maison parfumée de vétiver et de lavande, meublée d’acajou luisant et ciré, n’a rien eu à apprendre pour lui plaire, possédant elle-même, à l’envi, ces douces vertus des chattes.

Or, le dimanche, elle se lève la première pour aller à la messe, tante Matagne.

Sans bruit, trottant menu, elle filtre le café, ouvre au laitier, met le lait à bouillir, verse dans une soucoupe le déjeûner de Menne qui fait le gros dos, à ses pieds, la queue en l’air et ronronne.

La maisonnée dort encore et le parfum du café monte aux chambres par les corridors frais de la nuit.

Enfin, tante revêt son manteau, prend son livre d’heures, et ferme à fond portes et fenêtres qui doivent empêcher l’intrusion de ces chats grossiers aux aguets sur les murs des jardins voisins, et qui rôdent autour de Menne. Elle crie dans l’escalier :

- Je pars ! Attention au matou !

Elle s’en va, et la porte claque avec un vacarme qu’on n’eût jamais cru petite tante Matagne capable de déchaîner.

Or, à cette heure, souvent, c’est à peine s’il fait jour.

Cependant  on voit tout à coup quelqu’un, dont brillent les yeux malicieux, descendre l’escalier de l’étage, sur ses pieds déchaux.

Les pans de sa chemise volent aux marches et il porte, à la main, la carafe de sa table de nuit.

Il franchit le vestibule aux dalles glacées sans le sentir, parce que le plaisir le réchauffe.

Il s’approche de la porte close de la cuisine, et là, mettant son pince-nez sur son nez, se baissant pour ne pas éclabousser, il laisse, sur la pierre, couler un menu rond d’eau, un rien, la valeur d’une petite commission de matou amoureux.

Puis il remonte l’escalier, son lorgnon dans une main et son carafon dans l’autre ; se recouche au lit ; et dans ses draps, telle une carpe vive en une poêle à frire, se met à frétiller, mais de rire.

La messe dite, rentre tante Matagne. Elle ouvre l’huis et, avant d’aller plus loin, pousse la tête dans le vestibule.

Depuis l’église, elle pense à son ennemi, le matou ; au destructeur de sa joie :

- Est-il venu ? se demande-t-elle. Est-il venu ?

Elle entre. Et là, sur la dalle, devant la cuisine, elle aperçoit la flaque ignoble.

Là, pour elle qui ne connaît point les façons des matous, s’étale la trace infecte de l’intrus.

- Il est venu ! Il est encore venu !

Mais qui reproduira le ton de tante Matagne faisant ses objurgations, seule, dans le demi-jour du corridor, son livre de prières à la main, devant l’eau répandue ?

- Pour l’amour de Dieu, qui, qui m’apprendra par où pénètre ici cette bête damnée ?
  D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Où est-elle ?
  Mais c’est de nouveau (elle lève la tête vers les chambres à coucher) l’un ou l’autre de ces paresseux dormeurs qui
  sera descendu après mon départ ! Toujours la même histoire ! Et malgré mes sempiternelles recommandations, le
  négligent aura, une fois de plus, laissé la porte de la cour ouverte ! Oh ! Oh ! si je le tenais. Venez voir, venez voir !
  crie tante Matagne, désormais sans retenue et décidée à renverser la maison s’il le faut.

La famille accourt... car peut-être la famille, aux écoutes, se tenait prête à accourir. Il y a la grand’mère qui rit dans son front, le père qui rit dans sa barbe, la mère et les enfants qui rient dans les lèvres ; et la bonne qui a appris à ne plus rire.

- Voyez ! recommence Matagne. Il est venu encore une fois ! Encore une fois, on l’a laissé entrer ici !... Quel est le négligent qui n’a pas fermé la porte de la cour en sortant ? Je veux le savoir, je veux le savoir.

- Quel est le négligent ? demande la bonne maman.

- Quel est le négligent ? demande le papa.

- Le négligent ? - Le négligent ? et les syllabes font le tour de la petite commission du matou, de bouche en bouche, comme un bol à boire ou un air fugué.

- Mais, interrompt tout à coup le père aux yeux malicieux, mais, tante Matagne, dis-moi, es-tu certaine, parfaitement certaine, que ce soit, ici, du matou ? Et il indique le liquide suspect.

- Si c’est du matou ? Si c’est du matou ?... Mais demande-moi tout d’un coup si je suis folle !... Il est certain que c’est du matou ! Il faut n’avoir point de nez pour ne pas sentir l’infection qui règne ici... Ouvrez la porte de la cour, Marie ; ouvrez, Marie !... Il faut n’avoir point de nez !...

- Voilà ! Je me le disais hier aussi... Je n’ai pas de nez, répondent les yeux malicieux. Pourtant, Matagne, le flair, si parfait soit-il, ne suffit pas pour définir, classer, déterminer absolument une chose... Au chapitre des nez, Tristram Shandy...

- Et moi, je dis que c’en est ! répète tante Matagne qui, pour terminer la discussion, bravant tout respect, s’agenouille subitement à terre et penche la tête jusqu’au miroir de la flaque luisante.

- Tante, ne faites pas cela ! hurle la maison, comme se figurant qu’elle y va toucher du bout de son nez qui est mince.

- Si, je le ferai ! Je veux lui prouver... A un pied du liquide cependant elle perd courage. Elle ne peut le prouver, mais elle jure que c’en est.

- C’en est ! C’est de lui ! Ah ! que je t’attrape, matou ! - Et la petite tante se tord les bras.

- Bast ! Matagne, dit la bonne-maman, ne te fais plus de mauvais sang. Dimanche prochain, on gardera les portes pendant la messe. Et nous verrons bien...

- Ah ! pouah ! Quelle infection ! Enlevez cela, Marie... Quoi ? On dirait que cela ne vous répugne pas, à vous, Marie ?

- Moi, Mademoiselle, répond bonnement la fille en torchant la flaque, c’est tout juste comme si j’essuyais ma vaisselle, Mademoiselle.

- Eh bien, j’ai déjeûné, moi, vous savez ! Ah ! quelle horreur ! Quelle infecte bête !

N’est ennemi plus venimeux que le familier cauteleux.