Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Le bon moyen
Un soir, sa journée faite, un marchand bruxellois de passage à Audenarde, buvait son verre de triple uitzet en compagnie de confrères de la ville, et M. Jan Flikkers, commissionnaire en graines et houblons, en était.
Sur le tard de la soirée, comme il venait de gagner plusieurs parties de Smous-Jas et avait le gain expansif, il conta à la tablée qu’un événement se préparait sous son toit.
Madame Flikkers, après douze ans de mariage et douze ans d’espoirs nombreux, de variable volume, mais finalement toujours tous déçus, Madame Flikkers lui avait, pas plus tard qu’hier, annoncé qu’on aurait à penser bientôt à une jolie layette, à un petit berceau, à un riche parrain et à une belle marraine. Hourra !
Jan Flikkers était extrêmement ému à la perspective d’être père ; et cependant, homme encore, c’est-à-dire créature qu’un bonheur amorce, mais ne repaît point, il ne lassait pas d’avouer combien cette future joie serait plus grande à son coeur, si Madame Flikkers, puisqu’elle lui offrait quelque chose», voulut bien tout d’un coup lui donner un garçon ; oui, un petit Flikkers, un incontestable Jan-Flikkers-Graines-et-Houblons en réduction et en puissance.
- Ah ! Si c’était un garçon, un fils ! répétait-il au Bruxellois.
- Faites remplir les chopes ! lui cria le marchand de Bruxelles. Faites remplir les chopes ; je me fais fort de vous apprendre un moyen, qui ne manque jamais, de savoir, à l’instant, ce que vous présentera Madame Flikkers à sa délivrance...
- Oh ! dit M. Flikkers. Des tournées jusqu’à demain, je veux payer ! Mais par Dieu, donnez-moi vite ce moyen que je sache !
- Voici... Patron, la bière est bonne ! Elle est bonne, dit, en s’interrompant, le Bruxellois.
- Parlez donc ! crie l’impatient M. Flikkers. Vous me faites languir...
- Voici. Rentrez chez vous ; et sans dire, à l’avance, rien à votre femme... Vous entendez bien, sans qu’elle puisse soupçonner le moins du monde le motif de votre ordre, priez-la de se lever, vous saisissez ?... de se lever et de sortir de son lit.
- Oui, je dis comme ça : Zannette, levez-vous !
- C’est cela même : Jeannette, levez-vous ! Puis aussitôt, vous demandez à Madame Flikkers de se coucher par terre, tout de son long. Mais pas un mot de plus, n’est-ce pas, c’est compris ? Pas un geste, pas une allusion ! Sapristi, ce serait raté !...
- Non, non ! Je dis comme ça : Zannette, couchez-vous !... Et puis ?
- Parfait ! Jeannette, couchez-vous !... Alors, comprenez-moi bien ; alors, vous ordonnez à Madame Flikkers de se remettre debout. Et suivant le côté sur lequel elle s’appuie pour se relever, y êtes-vous ?... suivant le côté, vous voyez si c’est un garçon ou une fille qu’elle mettra au monde.
- Zannette, relevez-vous !... Mais pour un garçon ?
- Voilà !... Jeannette, relevez-vous !... Si elle se redresse en s’aidant de la main droite, Flikkers, Flikkers mon ami, c’est un garçon ! Dans autant de mois qu’il est dit, vous êtes père d’un fils, ou, par Dieu, ce verre m’étouffe !... Si c’est de la main gauche, mon vieux, alors, c’est une fille. Noyez-la, Flikkers ! »
Mais Flikkers est dehors déjà. Il franchit la rue au galop ; entre chez lui ; quatre à quatre, gravit l’escalier ; pousse la porte de sa chambre à coucher ; et d’une voix qu’il ne se connaissait pas, terrible de contenir tant de joie, d’espérance et d’inquiétude mêlées :
- Zannette, crie-t-il, Zannette, levez-vous !
Tirée brusquement de son sommeil, Madame Flikkers pousse un cri, s’éveille, et reconnaissant son mari, elle se dresse sur son séant, frotte ses yeux, demande ce qu’il y a. Hé ! hé ! M. Flikkers ne parlera pas... Non, M. Flikkers n’oublie pas à quelle condition le truc doit réussir.
- Zannette, levez-vous ! répète-t-il en hochant la tête pour exprimer qu’elle n’a plus à le questionner, mais à sortir du lit : - Zannette, levez-vous !
Elle se lève, Madame Flikkers ; elle se lève en bâillant et se frottant les yeux.
- Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ? Pourquoi dois-je me lever à minuit passé ?
- Zannette, couchez-vous !... Non, ici, Zannette, à terre...
- Me coucher à terre ?... Mais, mais, jamais de la vie !
- Zannette, couchez-vous, je vous dis !
- Enfin, que me voulez-vous, Jan ? Levez-vous, couchez-vous, Jan, que signifie cette comédie ?
- Zannette, couchez-vous, ici, podoum, je vous dis ! Je ne veux pas vous faire du bobo, je suppose !
A ces mots, Madame Flikkers blémit. Si son mari trouve nécessaire de spécialement déclarer qu’il ne lui causera aucun mal, Seigneur Dieu, c’est qu’il médite cependant quelque chose !... Pourtant il n’est pas ivre... Serait-il devenu fou ?
- Ah ! Jan, Jan... Qu’allez-vous faire de moi !
- Zannette, couchez-vous ici !
- Mais où ? Où me coucher ?... Pourquoi me coucher ? A la fin, voulez-vous me dire ?...
- Chutt !... Ici... Sur la descente de lit... Voilà... Comme cela, que vos épaules touchent... Laissez aller votre tête, Zannette. »
Madame Flikkers, enfin étendue à terre, morte, stupide, dans la lueur de la bougie, suit, de regards épouvantés, son mari qui s’éloigne de six pas, grave, raide, saccadé, tremblant de la contention de son esprit. Mais il revient à sa femme ; il lui touche le bras droit et dit, se parlant à lui-même du ton dont l’ange Raphaël séparera les morts après le jugement dernier : - Voici le droit.
Puis le bras gauche en disant : - Voici le gauche.
Il prend de nouveau son recul, et fixant ses yeux sur sa femme que la terreur affole, il crie de la voix d’un magicien qui déchire les voiles de l’avenir :
- Zannette, relevez-vous !
Elle est tellement abasourdie, Zannette, qu’elle obéit sans plus un mot. Les yeux fixes et hagards, elle se redresse... Elle se dresse en s’appuyant sur...
- C’est le bras droit !... C’est un garçon !... Hip, hip, hourra ! C’est un garçon !
Et M. Flikkers, relevant les basques de sa jaquette, commence à travers la chambre, autour de Jeannette en chemise, par dessus le lit défait, et les chaises, les pots et les fauteuils, une gigue effrénée, agrémentée de cumulets, de culbutes, d’ailes de pigeons, de tempêtueuses accolades à Madame Flikkers et de cris : - Hourra ! et de : - Hip ! Hip ! et de : - C’est un garçon.
Puis, tout à coup, laissant ahurie, blême, comme une chiffe, sa femme que la gorge étreinte a seule retenue de crier au secours, il dégringole l’escalier, traverse la rue en courant, tombe dans le café où l’attendent ses amis.
- C’est un garçon ! C’est un garçon !
M. Flikkers refusa d’aller coucher cette nuit. Le cabaretier mit en perce un nouveau tonneau. Et la tablée le vida.
Or, Madame Flikkers, au temps prescrit, devint mère. A son M. Flikkers, elle donna... elle donna un garçon. Jan, depuis l’épreuve, n’avait d’ailleurs jamais douté qu’il en pût être autrement. Il reçut le petit Flikkers-Grains-Houblons avec un bonheur immense, mais calme et serein.
Depuis lors, s’il apprend qu’une famille est sur le point de grandir bientôt, mystérieusement il tire le mari à part, et lui donne la recette fameuse, avec assurance et non sans orgueil : Car à lui, ce fut un garçon qu’elle annonça.
Et il a toujours soin d’ajouter :
- Surtout, que la mère ne sache rien à l’avance !
En femme et melon, à grand’peine y voit-on.