Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : Le ballon
Si le père veut écrire, il lui reste comme écritoire le dessus d’une caisse vide, dans la chambre de débarras de l’entresol.
Mademoiselle Bée, fille unique, âgée de deux ans trois mois, avec ses jouets, sa mère et sa bonne, occupe, tout entier, le premier étage de la maison : la chambre à coucher, le cabinet de toilette, la bibliothèque et jusque le petit salon.
Boîtes vides, poupées bariolées, moutons crépus, ménages liliputiens, pianos hauts d’un pied, albums d’images, vaisselles de bois, mère, enfant, nourrice, chants, cris, pleurs, couvrent le plancher, défoncent les fauteuils, mouillent les tapis, gagnent, un à un, les rayons des livres, grimpent à l’assaut des étagères, offrent enfin à l’ami malheureux de la paix et du silence, le coin le plus calamiteux de l’univers, le cahos.
Or, un visiteur vient d’apporter à Bée le seul jouet qui manquât encore, un ballon de baudruche énorme, rond, rouge et qui présente, au bout d’un fil blanc, l’air d’un malicieux faux-bonhomme satisfait d’avoir trouvé le moyen, tout le plancher occupé, d’encombrer ce qui restait de place au-dessus.
Bée, en apercevant cet objet nouveau, a bondi sur ses quatre pieds et crié :
- Oh, Madame Bâbe ! ainsi qu’elle nomme sa balle de gomme et la lune.
Miss, la chienne, est venue flairer le nouvel hôte ; et le chat Mémenne, est descendu peu après, de son coussin, avec circonspection.
A peine Madame Bâbe a-t-elle daigné répondre à ces honnêtetés en dodinant lourdement sa tête bouffie de vanité.
Au bout du fil passé au poignet de Bée, elle danse d’un air important, monte, descend, mais si lourdement, en attendant si manifestement qu’on le lui ait commandé, qu’il paraît bien qu’elle croit indigne de son volume d’amuser si petit que Bée.
Et souvent, devant la menotte de l’enfant qui veut la caresser, Madame Bâbe s’éloigne, choquée, plus brusquement que ne le ferait ma Soeur supérieure menacée d’un sous-officier.
Mais Bée ne lui en veut pas. Elle est radieuse comme une maîtresse obéie au doigt et à l’oeil.
Elle goûte l’âpre émotion du départ quand le ballon bondit en l’air ; puis la douceur du retour et de la possession quand elle le touche de nouveau et l’embrasse.
- Ah ! dit la maman, avec un tel jouet, Bée va me laisser reprendre ma broderie au tambour !
Bâbe ! Bâbe ! Où est Madame Bâbe ? Plus de Madame Bâbe !
Bée hurle. Les yeux hors de la tête, elle montre, au plafond, la boule qui vient de s’enfuir.
Saisissant l’occasion d’un moment de confiante tendresse, et tandis que l’enfant croyait se la voir unie par un lien plus cordial que la ficelle, Bâbe est filée.
Sombre, muette, têtue, elle révèle enfin son âme mauvaise. Elle demeure immobile, collée dans un coin du plafond, juste au-dessus de l’amphore de Majorque, la blanche amie pleine de grâce et au cou délicat, dressée sur son étagère.
Un bout de fil pend au nombril de Madame Bâbe ; il flotte ; et c’est tout ce qu’il reste d’espoir de la rattraper.
Le père est requis. Docile comme il convient au père d’une fille, unique enfant, il se hisse sur la chaise la plus haute, fait des signes, appelle le ballon, non tant pour le ravoir que pour mériter le sourire de Bée.
Bibles vêtues de cuir amadou, pesantes Vies des Saintes gainées de planches, sont échafaudées.
L’Atlas neuf lui-même est sous ses pieds, quoique allemand, et de Justus Perthes.
Les pincettes à la main, du haut de ces tréteaux, le père s’étire, tend le cou, tâche à saisir le fil du ballon, avec la mimique d’un acteur adjurant l’Infini. En vain. Il faudra l’échelle.
On court emprunter l’échelle du charcutier voisin, qui est celle aussi du quartier.
Pour reconnaître l’emprunt, on devra demain manger de la viande froide. Et cela aussi c’est la faute au ballon.
La machine vient avec bruit et importance.
On l’entend cogner aux murs ses montants qui sont gras à la main autant que de la couenne de lard.
Or, elle est si haute que ses pieds sont encore au palier quand sa tête heurte le plafond de la chambre.
On a beau l’incliner, l’insinuer, la pencher, la tordre, vouloir la prendre en traître, elle ne prétend pas entrer plus loin.
Et puis, sans avoir servi, elle se retire avec le tumulte d’un domestique renvoyé.
Que faire ? Bée dont l’âge est religieux essaie de la prière.
- Oh viens, Madame Bâbe ! Viens, Madame Bâbe !
Mais il vaudrait mieux, pour l’enfant, demander la lune qu’implorer cette glabre face ronde.
Pour apaiser les cris de Bée, ou du moins lui fermer la bouche, on y fourre la réserve des bonbons du ménage, ainsi qu’on jette sans compter, quand il le faut, un lest précieux.
Le ventre rond, Bée se calme, Bée sourit, Bée s’endort. Le lendemain, les rideaux tirés, personne ne pense plus à l’infidèle.
Madame Bâbe roule sur le tapis, comme une boule ridée, terne, molle, donnant l’idée d’une laide maladie qui va peler.
La chienne vient, du museau, pousser Bâbe la décatie. Mémenne, plus délicat, fait un bond pour ne pas la toucher.
- Houe ! dit Bée. Partez, vilaine ! et d’un coup de pied crève Bâbe qui meurt avec un bruit honteux.
Bée sans pitié pétrit les restes de son idole d’hier, en une boulette qu’elle colle soigneusement sur le poêle brûlant.
En un instant la chambre est empestée. La vieille servante doit venir ouvrir les fenêtres, le poil hérissé de colère.
- Ah, c’est le jouet d’hier, dit-elle. Il fallait encore celui-là... Et il y en avait déjà une brouette !... De mon temps (la vieille Thérèse a de la barbe) de mon temps, les enfants avaient, pour s’amuser, les rats morts trouvés au grenier, et quelquefois une taupe des champs, une taupe de velours... Et quel plaisir !
Enfants, poules et pigeons embrennent et souillent la maison.