Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre: La prairie
L’été passé, environ la Saint-Médard, un faucheur de pré acheta une faux toute pimpant neuve, tranchante comme le bec d’une couturière à la journée.
Il fut à la ferme du Grand-Peuplier et fit prix pour faucher une petite pièce d’herbe de quelque sept bonniers, trois verges, deux perches et un pied quatre pouces que le censier a là, derrière
son verger.
L’homme arrive au champ, un matin clair et beau, ôte sa blouse, retrousse ses manches ; tintin, bat sa faux comme pour dire ; rik-rak, l’affile à sa latte de bois mouillé de vinaigre ; se campe d’aplomb sur ses sabots; et, ainsi que s’il ne voulait plus rien entendre, sans dire qui a perdu ou gagné, se met à donner de la faux neuve de droite et de gauche, comme un perdu.
Mais, au onzième coup, voilà que la lame rencontre une grosse pierre qu’il n’avait pas vue et que, du coup, il tranche en deux morceaux, net, comme un navet.
L’acier était de bonne trempe.
Le feu sortit de la pierre en étincelles, alluma l’herbe voisine, qui bientôt enflamma le reste de la prairie.
Tout fut brûlé avant qu’on put y porter remède, car personne n’y courut.
Et ni une ortie, ni une centaurée, ni une marguerite, ni un chardon, ni une fléole, ni une renoncule, ni un florion d’or, ni une argentine, ni un trèfle, ni un brin d’herbe ne demeurèrent debout.
Quand le feu fut apaisé, il avait si bien couru partout qu’on eût dit que les fauldreux y avaient cuit leur charbon de bois, tant était noire à présent la terre là où tantôt elle brillait de fleurs épanouies et de
verdure.
Le pauvre faucheur voyant ce triste spectacle, s’enfuit au plus vite, courant comme s’il avait volé un cent de moutons.
La mort se jetant en travers, de nous prend souvent les plus verts.