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Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : La perle

Madame Gène a trouvé une nouvelle servante. Le certificat des anciens maîtres lui témoigne en deux lignes autant de qualités que toute l’Histoire en montra jamais réunies en aucune matrone célèbre : amour du travail, propreté, honnêteté, fidélité, fermeté de caractère.

Elle les a toutes, et pour quarante francs par mois.

- C’est la perle ! s’écrie Madame Gène à son mari.

Et sous la couronne de ses bigoudis tordus, son front s’éclaire ; sous la mousse des fanfreluches de son peignoir, sa puissante poitrine bondit, et rebondit, à l’idée d’être, dès tantôt, sauve du cauchemar des ménagères « sans servante»

Or, elle est venue ! Madame Gène a laissé tressaillir ses lèvres, comme si elle allait ouvrir la bouche, et peut-être renseigner, à la nouvelle bonne, la place, dans la cuisine, du sel, du beurre, du pain, et de tout le reste ; ceci pour Monsieur, à telle heure ; et ceci pour Madame, un petit quart d’heure après. Madame Gène allait ouvrir la bouche.

- C’est bon ! a crié la Marie-Perle. Je sais tout ça !... Est-ce que vous vous figurez votre maison autrement montée que les autres ?

- Oh ! a fait Madame en elle-même. Oh !... cette fois-ci, il n’y a plus de doute. C’est la perle ! Tout va marcher ici, comme sur des roulettes.

Dès le lendemain, à l’aube, quand le lit est le plus chaud, Marie-Perle frappe à tour de bras, à la porte des maîtres.

- Holà ! Allez-vous vous lever ? Je dois ranger la chambre, moi  Elle veut dire : Moi, Marie-Perle !

- Ah ! c’est Marie !... Ce n’est pas Marie qui détraquera le réveil pour descendre à dix heures du matin !
   C’est une perle !
   Gène ! Allons, Gène, lève-toi !
   N’entrave pas le service de Marie
   Quoi ? Quoi ? Tu veux encore dormir ?
   Je le voudrais voir ! Marie est là, houst !
   Et surtout pas de récrimination devant la servante !

Et M. Gène, les yeux gros, les cheveux raides, les traits bouffis, va, en robe de chambre, achever son somme dans un fauteuil de la chambre voisine.

- Encore ici ? s’écrie Marie avisant ses maîtres. Le café est servi en bas, depuis longtemps. Descendez que je puisse rafraîchir cette pièce aussi. Il faut de l’air, dans les maisons !

Dans la salle à manger, Monsieur et Madame ensommeillés mâchent lentement leur pain beurré ; et ils sont étonnés d’entendre, dans la rue, des bruits matinaux, nouveaux pour leurs oreilles, d’ordinaire plus tard ouvertes.

Mais Marie est là. Elle a fini à l’étage.

Elle tire, une à une, les vaisselles du déjeuner. Il lui tarde de ranger ici, où tout serait bien, n’était cette nappe chargée, et les maîtres assis devant !

Madame Gène a compris. Elle se lève, entraînant M. Gène, la bouche pleine encore.
- N’entravons pas le service, mon ami !

- Madame voudra bien remarquer, lui insinue la Perle, que j’ai nettoyé le corridor à fond. M’en a-t-il fallu de l’eau et du savon !

Nettoyage à fond ! Et Madame Gène, à la douce musique de ces mots, marche sur les bordures où le marbre est noir afin de ne pas ternir la blancheur des dalles ! Et sur la pointe des pieds, tant l’allège le bonheur de contempler son vestibule luisant !

- Ah ! se dit-elle, je vais donc savourer la propreté chez moi, tous les jours ! Ah ! quelle perle !... Surtout, Gène, surtout, attention à la cendre de tes cigares ! Ne va pas de tes manies, ennuyer une fille si propre !

Et si économe !... Aujourd’hui, lundi, elle a annoncé à Madame Gène qu’on mangerait telle et telle choses, parce que c’est ce que les bouchers ont de plus avantageux ce jour-ci. Avec les restes, on soupera.

Madame a fait semblant de s’apprêter à objecter que Monsieur supporte mal les repas du soir froids. Et elle dit :

- Certainement, Marie. Essayons !

Et Marie est d’un caractère fort.

- Je ne dis pas à Madame, dit-elle à Madame, que Madame n’est pas indisposée ; mais je dis que moi, je sais travailler. C’est le jour de lessive, aujourd’hui. Et si Madame ne s’aide pas elle-même ; s’il me faut, à tous ses coups de sonnette, abandonner ma cuvelle, ça nous fera un joli potage !... Le linge sera gâté ! Et moi, il me faut du linge blanc, moi ! - Moi, Marie-la-Perle, veut-elle dire.

Mais à ces mots de linge blanc, Madame Gène consent à tout. Elle n’est plus malade. Au contraire, radieuse, les ailes de la satisfaction aux épaules, elle vole dans son paradis des ménagères, luisant, ciré, savonné, orné de piles de serviettes et de douzaines de chemises fleurant le pré et le grand air.

- C’est la perle, Gène !... C’est la perle !

Hé, après tout, que Monsieur enfonce sa calotte sur sa tête, s’il trouve des courants d’air dans la maison !

Marie a dit que le linge doit sécher au grenier !

Que Monsieur remette ses courses en ville à demain !

Les charbonniers déchargent la houille, et pour rien au monde, Marie n’ouvrira la porte de la rue à ces flots pressés de poussière qui ne demandent qu’à entrer et se coller à tout le ménage.

Que Monsieur, quelque envie d’eau fraîche qu’il ait, boive de la bière ou du vin, car pour plusieurs heures encore, le robinet de la ville est garni du tuyau de caoutchouc, et Marie lave la devanture, mais «à fond», vous savez, et comme il y a, diantre ! longtemps que cette besogne n’a plus été faite ici.

Que Monsieur... que Monsieur... Surtout que M. Gène se taise et obéisse à Madame Gène, qui obéit à Marie. Ballotté, secoué, ahuri, qu’il apprécie le plaisir d’habiter une maison propre comme l’oeil, de la cave au grenier ; et d’être servi par un parangon d’économie, d’activité, de probité, de fidélité, d’agilité, de fermeté, d’honnêteté, d’habileté, de célérité! Par Marie, la Perle !

- Ça vaut bien de se gêner un peu, dit Madame Gène, avec orgueil. Et puis si on laissait les hommes maîtres, quand pourrait-on se mettre au grand nettoyage !

De plusieurs choses, Dieu nous garde de serviteur qui se regarde, et de porc salé sans moutarde !