Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : La frotteuse
La petite dame, au matin, presse ses frisettes, assise sur le petit crapaud de peluche puce de sa chambre à coucher.
Par la fenêtre, par quelques mouvements de son cou fin, elle suit dans la rue animée tout le va et vient fiévreux des gens et des attelages, et sans se crotter.
Elle voit aussi les passants s’arrêter, se parler, hocher la tête, se serrer la main, se quitter ; et sans que ses oreilles entendent leurs bêtises.
A deux mains, doucement, pensivement, elle serre son petit fer chaud sur les papillottes de plomb tordu qui sentent la peau de gant.
Elle rêve, elle s’éveille encore.
Tout le matin est à elle dans les dentelles légères. Elle est comme un ballon d’enfant, oublié et qui flotte.
Cependant la bonne a frappé à la porte.
Quoi ? Y a-t-il, pour une petite dame qui se coiffe en digérant son chocolat, une maison dont elle doive s’occuper ?
- Madame, c’est une dame qui demande madame.
- Marie, dites que Monsieur reçoit dans l’après-midi.
- Madame, c’est pour Madame.
- Une dame pour moi, à cette heure? C’est impossible. Qui est-ce? Pourquoi? Sa carte ?
- Elle a simplement dit que c’était pour quelque chose d’important.
- Ça m’est égal ! Je n’attends rien d’important, moi. Dites-lui qu’elle repasse tantôt si elle veut.
La bonne va à ses ordres. Mais voilà toute gâtée l’avant-dîner de la petite dame.
C’est comme un grain de sable qui serait tombé dans le fin mouvement de la menue pendule qui bat son pouls sur la cheminée.
On a troublé sa paix.
La bonne remonte.
« Encore ?
- Madame, elle insiste.
- Moi aussi, flut !
- Faut-il aller lui dire.
- Certainement, sotte, courez !
Ou dites-lui de cirer les meubles du salon en attendant, puisque vous voulez tant la garder ici.
Et haussant les épaules, elle jette à la Marie un linge à épousseter, la pousse dehors et ferme la porte à clef en trépignant d’une petite colère d’oiseau.
- Que tous ces gens m’agacent !
Docile et naïve, la bonne descend.
Il y a, dans l’anti-chambre, une haute femme aux traits expressifs, aux yeux pénétrants, aux souliers crottés et fatigués.
Quelque solliciteuse, hardie patronnesse du grand’air, de l’antialcoolisme ou de l’école sans école ?
Elle porte au poignet un cabas de cuir attaché comme aux paysans le gourdin de néflier.
- Madame a répondu, lui annonce la bonne, que vous pouviez frotter les meubles en l’attendant. Voilà le torchon.
Marie s’en va à son office et la visiteuse ne sourcille même pas. D’un pas délibéré elle entre dans le salon entr’ouvert.
Un quart d’heure se passe.
La dame à sa toilette, malgré elle, a tendu l’oreille aux bruits de la maison.
Elle n’a point entendu le fracas de la porte se refermant sur la visiteuse éconduite, comme un coup de poing dans le dos.
Alors ? Elle s’inquiète peu à peu.
Marie l’aurait-elle fait attendre, la bêtasse !
Et dans son peignoir, après un dernier coup du démêloir et un sourire à la glace en pied, elle se décide à descendre y voir.
Dans l’antichambre, personne. La maîtresse de la maison avance sans bruit.
Dans le salon, accroupie sur le tapis sous un guéridon, qui voit-elle ? L’inconnue, le chapeau de guingois sur la tête, un flacon débouché dans une main, et de l’autre frottant, du torchon, le pied d’acajou avec une énergie qui fait trembler jusqu’aux cristaux du lustre.
- Oh ! dit la petite dame ! La bonne lui a répété.
Les jambes coupées, elle s’écroule sur le premier siège.
- Que vais-je lui dire ! Que faire ?
Et les pensées filent devant elle, informes et pressées comme des pigeons effrayés s’enfuyent tous ensemble.
Mais l’autre s’est relevée sur ses pieds en apercevant la maîtresse du logis.
- Madame », s’écrie-t-elle, tout en frottant, frictionnant, écrasant, tamponnant, je suis la seule dépositaire de la célèbre mixture pour polissure de meubles Haka-Chou de Chicago.
Je garantis ce produit inimitable, pur de tout ingrédient chimique, malsain ou désagréable.
Il est le seul ne détériorant ni les meubles vernis, ni les meubles cirés ou laqués.
Si madame veut se donner la peine d’approcher et de jeter les yeux sur la partie que je viens de polir, madame se rendra facilement compte de la beauté de l’ouvrage.
Pas d’odeur. Pas d’empoisonnement.
On peut dormir dans son lit le soir même.
Voici le mode d’opérer. Rien de plus simple.
Un enfant réussirait sans apprentissage.
Une bonne, en un jour, rafraîchit un ameublement complet. Si madame veut essayer.
Elle frotte toujours. Ses deux bras s’agitent de toute leur longueur.
Elle tourne à genoux autour du guéridon comme pour y grimper.
Sa langue ne s’arrête pas. Mais sa voix se fait plus douce et insinuante.
« Si madame, après cela, avait besoin de quelques autres articles intimes ou d’agrément, je suis à sa disposition pour tout ce que madame désire.
Elle trouvera chez moi, 146, Galerie du Commerce, second étage, porte à droite, tout ce dont elle peut avoir besoin dans quelque position difficile que ce soit.
Si madame n’était pas heureuse en ménage ; si madame avait des dettes secrètes, j’ai toujours pour les dames du monde un grand nombre de solutions des plus avantageuses.
Sur simple carte postale, si madame craint d’aller en ville, je me rends à domicile au premier appel.
Secret garanti.
- Ouf ! s’écrie la petite dame soulagée de son angoisse et comme on remonte d’un plongeon.
- Ce n’est que ça ! Elle m’en a donné une peur !
Et avec une mine de chatte dégoûtée, du bout du doigt avançant quarante sous à la visiteuse :
- Tenez, pour votre flacon. Sortez de suite.
- Merci, Madame. L’aide et l’amitié en toute sécurité est la devise de notre maison. Si madame.
- Filez, ou je fais détacher le chien.
- 146, Galerie du Commerce, au second, porte de droite, Madame. J’ai bien l’honneur.
Entre promettre et donner, il faut sa fille marier.