Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : La carotte
Quand le jeune Monsieur Sylvain Fluyde, docteur en droit, reçut du capitaine du quartier, en son domicile, chez ses parents, l’ordre de pourvoir à son équipement de la Garde civique, il tomba dans un extrême abattement.
Et sur le coup de cette convocation de la milice citoyenne, son imagination d’ordinaire plutôt paresseuse, dépassant brusquement l’éclat d’un phare électrique, lui étala, en une immensité minutieuse et effroyable, tout le malheur de son avenir dévasté !
M. Sylvain Fluyde voit les dépenses de son fourniment ; les avant-midi des dimanches de la bonne saison perdus pendant vingt ans de sa vie ; les agacements et les vexations de la discipline militaire où il se trouve soumis, pieds et poings liés, de par la loi.
Puis, ah ! le spectacle du garde civique Fluyde vêtu d’une vareuse à liserés écarlates où ses épaules prennent la maladive mièvrerie d’une poitrine de maigre fillette.
Il s’aperçoit colleté de reps noir, sans plus de linge flatteur ni d’avantageuse cravate, et il rougit de sa pomme d’Adam en saillie dans son long cou. Il se reconnaît coiffé du képi de 1830, à fond étroit, rendant impossible à jamais ces jolies oreilles de chien à la Zélandaise où il eut tant de peine d’assouplir ses cheveux.
Enfin, M. Fluyde suit M. Fluyde marchant au pas militaire, entre le droguiste et le tailleur voisins, sous les ordres d’un lieutenant liquoriste, en de saugrenues évolutions, par les rues et les places couvertes d’une foule accourue spécialement pour jouir de la confusion de M. Fluyde.
L’amour-propre si adroit d’ordinaire à flatter le jeune homme, l’écrase aujourd’hui et le bafoue. La vie lui semble insupportable sous la menace d’avoir, deux heures par semaine, à asservir son intelligence à des besognes indignes de ses diplômes universitaires !
M. Fluyde père, docile mais goguenard ; Mme Fluyde mère, diserte et fertile en minutieuses malices, ont été dépêchés en solliciteurs auprès des autorités.
Et voyez ! aucun de ces messieurs décorés n’a paru, quelle impudence ! scandalisé à l’idée que M. Sylvain Fluyde fût invité à apprendre le maniement du fusil en compagnie des hommes valides de sa rue.
Aussi M. Sylvain pense à s’expatrier. Il rêve de se mutiler, comme jadis les miliciens, au temps de grandes guerres, pour s’affranchir de l’impôt du sang. Il se souhaite quelque maladie, sinon grave et mortelle en vérité, du moins qu’on voie, qu’on touche, et qu’il puisse étaler.
- Que les bossus sont heureux ! dit-il. Que le sort des manchots est enviable ! Un sourd, un pied-bot, on les laisse en paix, le dimanche au matin !
Que n’a-t-il le moyen de forger son corps à son rêve ?...
Devant sa glace, il tâche d’arrondir encore la voûte déjà marquée de ses épaules.
Il marche autour de sa table en s’efforçant d’ajouter le peu qu’il manque à ses genoux pour être cagneux tout à fait.
Il augmente les lentilles de son lorgnon pour corser sa myopie.
Petit à petit, il arrive à exprimer, jusque durant la nuit et dans la solitude, l’amertume d’une cachexie incurable.
Il la tousse pour répéter son rôle ; il la crache devant tout le monde ; il en blêmit son visage, en creuse ses orbites, en décolle ses oreilles !
Au rebours de la grenouille qui s’enflait devant le boeuf, M. Sylvain s’étrique, se vide, s’apetisse, se gauchit, se met en
loques !...
De peur d’être garde civique, il veut bien cesser d’être un homme. Pour ne pas s’ennuyer quelques minutes tous les sept jours, il consent à ressembler à quelque foetus ambulant, mais « exempté » !
Enfin, il se croit mûr ! Pour le soir où il est invité à se présenter au conseil de révision, il se donne le coup de fion par le moyen d’une demi-lieue de rampe gravie au pas de course, une demi-douzaine de cigares maduro, et trois absinthes
soignées.
Et macéré, perclus, rendu, il s’affale sur la chaise où les médecins le prient de s’asseoir et d’ôter sa jaquette.
Ah ! ah ! mais c’est qu’ils ont l’air tous de couper dans le pont ! Devant son thorax de vieillot petit garçon, c’est même à peine s’ils ont caché leur moue appitoyée à M. Fluyde !...
Du bout de leurs doigts indiscrets, ils pincent sa peau jaunie et tapotent ses côtes en cercles de futaille. Ils le font tousser, respirer, et ne plus respirer.
Ils lui collent, au dos, leurs larges oreilles froides ; hochent la tête, se font des signes, et ont l’air d’être tôt du même avis, comme à la vue d’une chose qui crève les yeux.
Et M. Sylvain pâlit doucement. Il voudrait parler haut, de la voix qu’il avait, il y a un instant dans la rue ; il ne peut pas.
Il a peur. M. Sylvain a peur parce qu’il a trouvé, ici, trois médecins si complètement d’accord sur son cas, et si vite à lui donner ce qu’il demande, sans marchander. M. Sylvain tremble devant ce marché si facilement enlevé...
Que cache ce manège ?... Serait-il berné ? Se serait-il volé lui-même ? Il s’affale.
Il remet sa chemise à l’envers. Il ne parvient plus à croiser ses bretelles dans le bon sens, parce que le docteur lui dit :
- Il n’y a pas de doute, Monsieur, que votre requête ne soit prise en considération !... Tranquillisez-vous !
- Heu !... Heu !... commence M. Fluyde qui s’était promis d’être si éloquent, en l’occurrence.
- Ne craignez rien, mon ami ! La loi ne peut exiger de vous l’impossible !
- Heu !... Heu !... M. Sylvain manque de salive pour remuer sa langue, en sorte que les paroles lui happent au fond de la bouche comme un caramel mou...
Et il exprime de bien obscure et baragouinante façon, la joie qu’il ressent, M. Sylvain, à voir sa demande accueillie !
Poussé dans la chambre voisine, son col et sa cravate à la main, livide, titubant sans rien voir au travers du cristal embué de son lorgnon, il tombe dans les bras d’un huissier qui le dépose, plus mort que vif, sur un siège.
- Excusez-nous, Monsieur, lui dit un vieux monsieur couvert de galons et à l’air paternel, excusez-nous de vous avoir appelé ici, en l’état où vous vous trouvez. Malgré l’avis unanime des médecins, il ne nous est pas permis malheureusement de vous réformer à vie. Un congé de la garde, vous est accordé pour un an. Mais ne vous inquiétez pas, nous nous ferons un cas de conscience de vous procurer, l’an prochain, la dispense définitive.
M. Sylvain voudrait secouer le cauchemar de terreur qui l’étreint.
Devant les mines graves et dolentes de ceux qui l’entourent, et qui signifient : - Ah ! oui, l’an prochain !
il éprouve un besoin sauvage de crier la vérité : qu’il n’est pas malade ; qu’il ne va pas mourir ; qu’il tire la carotte ; et même, et même qu’il veut être garde civique !
- Heu !... Heu !....
- Pardon, reprend le bon colonel, je le regrette. C’est tout ce que je suis autorisé à faire pour vous... Huissier, aidez à Monsieur !
Et M. Sylvain, ayant obtenu ce qu’il désire depuis des mois, s’en va comme à la guillotine, le chef pendant, les jambes molles, appuyé au bras de l’officieux.
Il ne pense que trois mots, mais très vite : « Oh ! la la ! Oh ! la la ! »
A chaque palier, toutes les dix marches de l’interminable escalier qu’il descend, il demande à s’asseoir.
- Allons ! Allons ! dit l’huissier bonhomme. J’en ai vu revenir de plus vilainement pris que vous, mon garçon !
- Oui ? demande M. Fluyde.
- Mais bien sûr !
- Oui ? demande encore M. Fluyde.
Et il est aussi reconnaissant d’apprendre, de cet homme, qu’il en reviendra peut-être, que si c’était une consultation de professeurs qui le lui assurât.
On a hissé M. Sylvain dans une voiture. Le cocher va au pas et se retourne souvent pour voir, par le vitrage, si le client est toujours vivant.
M. Fluyde arrive chez lui.
- Ils m’ont refusé ! hurle-t-il, dans le corridor. Je suis mortellement atteint ! Oh ! mon Dieu,ils ne veulent pas de moi !... C’est fini ! C’est au coeur ! Je suis fichu ! »
Et pendant que M. Fluyde père court chercher un médecin ; et que Madame, à genoux, crie pathétiquement :
- Sylvain !... mon enfant !... mon enfant !
M. Sylvain Fluyde, exempté de la garde civique, couché sur le canapé, cherche déjà, dans la chambre, l’endroit où sera exposé son cercueil, le jour prochain de son enterrement.
Oubliant qu’il joue un rôle, il se sent mourir.
Et il voit, dans le lointain d’un rêve inaccessible désormais, des pelotons de petits hommes gais, dont il ne sera jamais, en vareuse et képi comiques, qui défilent riant et marchant mal, par les rues ensoleillées, au son de musiques violentes !
Tel se croit bien sensé, qui se croque le nez.