Le Jeu des petites gens en 64 contes sots par Louis Delattre : L'oiseau Roc
Le locataire du second, M. Bonnet, est un célibataire aux cheveux gris, à la large figure glabre, carrée, d’un rose vif et bien uni.
Il descend, le matin, en pantoufles de feutre et gilet à manches de soie, boire le café de son premier déjeuner à la cuisine, et lire «la feuille».
Il se sert lui-même, et quand il a fini, remet le pain dans l’armoire et le beurrier dans le coin frais.
Il n’a rien à faire ; ni métier, ni emploi ; et toute sa journée est à lui. La ménagère peut en confiance le charger de veiller au feu quand elle est en ville ; il ne le laissera pas éteindre.
Les jours où il se rend à la Caisse des Dépôts toucher ses rentes, il demande un coup de brosse avant de partir, et c’est tout.
M. Bonnet est comme une sorte de parent gentil et discret qui paierait trente francs par mois pour rendre ses menus services au ménage de son hôte.
Or, un enfant est né dans la maison, et sa venue a extrêmement ému le locataire.
A la façon de ces chiens familiers qui se couchent sous le berceau des petits maîtres et montrent les dents aux intrus, M. Bonnet voudrait ne plus quitter le bébé.
Il abandonne les canaris saxons dont l’élève, jusqu’aujourd’hui, avait été sa joie, et la réussite, son orgueil ; il oublie la chasse aux mouches le long des papiers de tentures, durant ses après-midi recluses et solitaires ; il délaisse les parties de piquet au cabaret du coin de la rue.
M. Bonnet, sur le carreau de la cuisine, marche à quatre pattes pour être à hauteur de Pilou ; et l’enfant, pour assurer ses premiers pas, s’appuie aux larges oreilles de son ami.
M. Bonnet a appris la préparation exacte des biberons et des panades.
Il ne recule pas devant la besogne d’un changement de langes. Mieux que la mère, il sait endormir Pilou en chantant une berceuse qui n’est rien moins qu’une chanson de rameurs congolais, apprise dans ses voyages.
Et le plus satisfait, on ne peut dire si c’est la ménagère, de son aide ; le bébé, de son gardien ; ou le M. Bonnet, de sa tâche nouvelle.
Pilou, qui grandit, aime les images. Le spectacle de ces choses, bêtes et gens collés en noir sur du papier, le transporte.
Sans savoir parler, il dit : « bébébé » pour les décrire, les jouer, les vivre ; il y frotte son nez pour les flairer, et sa bouche pour en manger.
M. Bonnet, de ses ciseaux minutieux en découpe dans les gazettes. Mais son imagination va plus vite que le désir de Pilou.
C’est le vieux bonhomme qui est le plus gourmand et qui, sans cesse, en souhaite d’encore plus belles et plus amusantes.
Et il rêve d’une image qui ravirait l’âme du petit enfant de ce bonheur que lui-même ressent déjà.
Il y travaille, dans sa chambre au second étage, le soir, quand Pilou dort.
Il recule sa lampe sur la table ; et sur une vaste feuille de carton, avec un crayon rouge et un crayon bleu, il dessine, gratte, retouche une bestiole extraordinaire qu’il a baptisée : l’oiseau Roc.
Roc a le bec du canard, la crête du coq, le jabot du dindon, le mantelet du coq de bruyère, les serres de l’aigle, la queue ocellée de l’argus du Japon.
Roc résume, en son individu, les splendeurs éparses de tout ce qui vola jamais sous le ciel. Et Roc n’est pas trop beau, étant destiné à Pilou !
Au dernier moment, M. Bonnet colle une allonge au carton pour étaler plus au large, une queue plus mirifique encore.
Son oeuvre finie, il prend du recul pour la contempler, bat des mains, et regrette qu’il soit nuit, Pilou endormi, et qu’il ne puisse aller lui montrer Roc à l’instant.
Enfin, vient le matin. M. Bonnet descend le carton à la cuisine où Pilou, sur un coin de tapis, joue aux pieds de sa mère.
Sur le seuil, avant d’ouvrir la porte, ayant toussé pour éclaircir sa voix, le bonhomme s’annonce par des roucoulements qui lui emplissent la gorge jusqu’au ventre, des cou-cou pointus, de larges quaq-quaq, de tonitruants cocorico, tous les cris d’une volière, et qui ne sont pourtant que le menu ramage de l’oiseau Roc avant de paraître en scène.
Il entre. M. Bonnet s’avance radieux sous le regard de Pilou intrigué par ce babil, et qui braque des yeux semblables à des rondelles de miroir.
S’agenouillant, abaissant sa grosse tête rose et blanche au niveau de la petite tête rose et blanche, M. Bonnet lâche Roc en liberté, dans le concert de ses cris inouïs.
Pilou voit le monstre multicolore ; ses traits se contractent et se chiffonnent ; il se renverse, il hurle, il trépigne.
M. Bonnet redouble, étonné un petit, d’une satisfaction si folle pour son oeuvre.
De toutes ses forces, il canarde, piaille, trompette, cacarde, siffle, en agitant dans l’air, la peinture bariolée. Mais Pilou, à qui l’oiseau Roc est apparu de nouveau un instant, piaule plus haut et se démène dans des convulsions.
- Monsieur Bonnet !... Monsieur Bonnet, s’écrie la mère d’une voix craintive. Je crois qu’il a peur de l’oiseau. Monsieur Bonnet !
- Du bel oiseau ?... Pilou, peur du joli fifi ?... Pilou, Pilou ! Voyez l’oiseau Roc... Voyez ses ailes rouges, son manteau bleu, sa queue verte jusqu’au bout et son joli bonnet... Pilou, Pilou, voyez Pilou !... Quiquiriqui !... Cott-cott-cott !
- Monsieur Bonnet, je vous dis que Pilou est effrayé, s’écrie la mère perdant ses scrupules devant la face bleue de l’enfant qui asphyxie dans les contractions de la terreur. Monsieur Bonnet, je vous en supplie, cachez l’oiseau ! Moi, je le trouve beau, vous savez. Mais Pilou en a peur, je vous jure. Cachez-le, s’il vous plaît !
M. Bonnet décontenancé, toussotant, haussant les épaules, est remonté dans sa chambre, en remportant l’oiseau Roc.
Il est piqué. Il est fâché.
Il attache le carton dans la ruelle de son lit. Un si bel oiseau ! Il en jouira seul. Pilou est un petit idiot.
Que sa mère l’amuse désormais !
Le bonhomme est retourné à ses canaris, à sa chasse aux mouches, à ses parties de piquet.
Pilou, ni sa mère, plus personne du rez-de-chaussée ne l’intéresse beaucoup. Du corridor, à l’entrée de la cuisine, il crie - bonjour et passe.
Mais, à présent encore, d’une pointe de couleur, il arrive souvent à M. Bonnet d’ajouter ci une plume, là une aigrette à son dessin ; et l’oiseau Roc est demeuré son jouet.
De chiens, d’oiseaux, d’armes, d’amours, Villon le dit à la volée : - Pour un plaisir, mille douleurs.