Georges Sand : Les aile de courage partie 9
Il faillit y renoncer, mais il s’était fait une telle joie de retrouver son nid, qu’il s’y acharna, et qu’à force de chercher de nouveaux passages il réussit à en trouver un pas bien difficile et pas trop dangereux.
Il s’y risqua et arriva enfin à la partie rocheuse, où, avec une vive satisfaction, il retrouva son jardin, sa galerie, sa lucarne et sa grotte à peu près intacts. Aussitôt il s’occupa d’y refaire son installation : son lit d’herbes sèches fut vite coupé et dressé ; après un grand nettoyage, car divers oiseaux avaient laissé leur trace dans sa demeure, il coupa plusieurs brassées de joncs marins desséchés, et alluma du feu pour bien assainir la grotte.
Il y brûla même des baies de genévrier pour la parfumer.
Il y prit son frugal repas, puis, s’étendant sur l’herbe de son jardin sauvage, où les mêmes fleurs qu’il avait aimées fleurissaient plus belles que jamais, il fit un bon somme, car il s’était levé de grand matin et s’était beaucoup fatigué pour traverser les dunes bouleversées.
Dès qu’il fut reposé, il voulut essayer l’ascension de la grande falaise pour savoir si elle était encore habitée par les mêmes oiseaux.
Il y parvint avec mille peines et mille dangers ; mais il n’y trouva plus trace de nids, et il n’y put ramasser une seule plume.
Les roupeaux avaient abandonné la place ; c’était signe qu’elle menaçait ruine, leur instinct les en avait avertis.
Où s’étaient-ils réfugiés ? Clopinet ne tenait plus à reprendre son bon petit commerce d’aigrettes, il se trouvait assez riche ; mais il eût souhaité revoir ses anciens amis et savoir s’ils le reconnaîtraient après cette longue absence, ce qui n’était guère probable.
En cherchant des yeux, il vit qu’une grande fente s’était ouverte à la déclivité de la falaise, et il s’y engagea avec précaution.
C’était comme une rue nouvelle qui s’était creusée dans sa cité déserte ; elle le conduisit à des blocs inférieurs où il fut tout surpris de se retrouver auprès de son ermitage et de voir les roches toutes blanchies par le laisser des oiseaux.
Il ne lui en fallut pas davantage pour découvrir quantité de nids où les œufs, chauffés par le soleil, attendaient la nuit pour être couvés, et autour desquels mainte plume révélait le passage des mâles.
Ainsi les bihoreaux avaient déménagé, et le choix qu’ils avaient fait du voisinage de la grotte prouvait qu’elle était encore solidement assise dans les plis de la falaise.
Content de cette découverte, Clopinet rentra chez lui facilement en franchissant un petit pli de terrain, et il se réjouit d’avoir ses anciens amis pour ainsi dire sous la main.
Décidément Clopinet aimait la solitude, car cette journée dans le désert lui fit l’effet d’une récompense après un long exil courageusement supporté.
Il refit connaissance avec tout le prolongement des dunes et se mit bien au courant de leur nouvelle disposition.
Il revit avec joie ses bonnes Vaches-Noires, toujours couvertes de coquillages ; il se baigna dans la mer avec délices et refit toutes ses anciennes observations sur les oiseaux qui habitaient ce rivage ou qui y campaient en passant.
Il n’avait plus rien à apprendre sur leur compte, sinon que ce n’était plus les mêmes individus ou qu’ils n’avaient pas de mémoire, car ils ne parurent pas du tout le reconnaître et ne voulurent point approcher du pain qu’il leur montrait.
Pourtant c’était encore pour eux un régal, et sitôt qu’il s’éloignait un peu, ils se jetaient sur les miettes qu’il avait semées et se les disputaient avec de grands cris.
Il ne désespéra pas de les apprivoiser de nouveau pendant le peu de temps qu’il passerait dans la falaise, car il souhaitait d’y rester tout le temps de son congé, sans trop savoir pourquoi il s’y plaisait tant.
Il est certain que, quand on est jeune, on se laisse aller à son caractère, sans bien s’en rendre compte.
Clopinet n’était pourtant pas le même enfant qui avait mené six mois cette vie de sauvage ; il était maintenant relativement très-instruit, il savait le pourquoi des choses qui lui avaient plu autrefois.
Il avait aimé la mer, les rochers, les oiseaux, les fleurs et les nuages avant de savoir en quoi ces choses sont belles.
L’étude et la comparaison lui avaient appris ce que c’est que le beau, le terrible et le gracieux. Il en jouissait donc doublement, et il eût pu se savoir quelque gré d’avoir aimé la nature avant de la comprendre ; mais il était modeste comme tous ceux qui vivent de contemplation et d’admiration : c’est la nature qu’il remerciait d’avoir bien voulu se révéler à lui sans le secours de personne.
Comme si cette puissante dame nature eût voulu lui faire fête en lui donnant le spectacle dont elle l’avait régalé trois ans auparavant, le premier soir de son installation dans la falaise, il y eut au coucher du soleil un grand entassement de nuages noirs bordés de feu rouge, et la mer fut toute phosphorescente.
Quand il fut retiré dans la grotte, le vent s’éleva et la fête devint un peu brutale. Des torrents de pluie ruisselèrent autour de l’ermitage ; mais la lune aimable et coquette quand même mit encore des diamants verts dans le feuillage qui en festonnait l’entrée.
Clopinet dormit au milieu du vacarme, et il prenait plaisir à se trouver réveillé de temps en temps par le fracas du tonnerre. Un de ces éclats de foudre fut pourtant si violent qu’il en ressentit la commotion et se trouva sans savoir comment debout à côté de son lit.
Mille cris plaintifs remplissaient l’air au-dessus de lui, et un instant après il se sentit littéralement fouetté par une quantité de grandes ailes qui s’agitaient sans bruit autour de lui dans sa grotte.
C’était le campement de ses voisins qui avait été frappé par la foudre. Les femelles éperdues avaient quitté leurs œufs brisés, et, poussées par le vent, elles venaient s’abattre dans le jardin de Clopinet et se réfugier, avec des clameurs d’épouvante et de désolation, presque dans sa demeure. Il en eut une grande pitié, et, se gardant bien de les repousser, il se recoucha et se rendormit au milieu de ces pauvres oiseaux dont quelques-uns à demi morts gisaient sur son lit.
Dès que le jour parut, tout ce qui avait encore des ailes s’envola, mais plusieurs étaient démontés, quelques-uns éborgnés, d’autres morts ou mourans. Clopinet soigna de son mieux ses tristes hôtes et alla ensuite voir le désastre de la colonie.
Il fut témoin des cris et des lamentations des couveuses cherchant en vain leurs œufs, et il essaya de réparer quelques nids ; mais le fluide électrique avait cuit ce qui n’était pas brisé, et la colonie, voyant qu’il n’y avait plus d’espérance, s’appela avec de certains cris de détresse, se rassembla sur une roche où elle parut tenir conseil, puis avec des sanglots d’adieu, prit son vol sur la mer et disparut dans les brumes, sans qu’il fût possible de voir ce qu’elle était devenue.
Clopinet, ne les voyant pas revenir le lendemain ni les jours suivants, pensa qu’ils avaient dit adieu, pour toujours peut-être, à cette côte inhospitalière.
Il retourna à ses malades, et en peu de temps ils se trouvèrent apprivoisés, mangèrent dans sa main, se laissèrent toucher, gratter et réchauffer, puis se mirent à marcher autour de lui, et à s’installer, les uns dans la grotte pour dormir, les autres dans le jardin pour se ranimer au soleil.
Chose étrange, ils parurent avoir oublié le désastre de leur progéniture, n’essayèrent pas d’aller voir ce qu’elle était devenue, répondirent par de petites notes tristes et enrouées à l’appel bruyant de ceux qui partaient, et se résignèrent à la domesticité comme à une existence nouvelle contre laquelle il était inutile de protester.
Clopinet se trouvait à même d’étudier une chose qui l’avait toujours passionné, le degré d’intelligence qui se développe chez les animaux quand l’instinct ne peut plus suffire à leur conservation.
Il passa la journée tantôt à observer ces convalescents plus ou moins estropiés qui se donnaient à lui, tantôt à recueillir des hôtes emplumés d’autres espèces qu’il trouva gisants de tous côtés en parcourant la falaise.
La tempête en avait amené qu’il n’avait pas encore vus de près, des spatules, des cormorans et des blongios. Le soir, sa grotte en était remplie, il dut leur donner tout le reste de son pain et se coucher à jeun.
Le lendemain au matin, il courut déjeuner à Auberville, le village où il s’était approvisionné autrefois, et il en rapporta de quoi pourvoir aux besoins de son infirmerie. Il y eut dans la journée des décès et des guérisons.
Il alla encore recueillir des estropiés sur les hauteurs et il put voir les individus libres et bien portants guetter son passage pour recueillir les miettes qu’il laissait derrière lui.
Quelque jours suffirent pour les rendre familiers comme autrefois. Clopinet crut reconnaître dans ceux qui s’apprivoisèrent le plus vite les mêmes qui avaient été déjà apprivoisés par lui.
Mais il remarqua toujours une grande différence de caractère entre les oiseaux qui, tout en s’habituant à l’approcher, restèrent indépendants et ceux que des blessures ou l’évanouissement produit par la foudre avaient mis sous sa dépendance.
Ces derniers devinrent confiants avec lui jusqu’à l’importunité.
La privation du vol ou de la marche rapide développa en eux un sentiment d’égoïsme et de gourmandise insatiable, tandis que les premiers restaient actifs et fiers. Clopinet se prit de préférence pour ceux-ci, et, bien qu’il soignât davantage ceux qui avaient plus besoin de lui, il ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu leur abnégation facile.
Pourtant la pitié le retenait auprès d’eux, il espérait les remettre tous en état de se reprendre à la vie sauvage.
Il était trop exercé à reconstruire leur charpente osseuse pour ne pas connaître très-bien leur anatomie, et il réussissait avec une merveilleuse adresse à remettre les pattes et les ailes cassées ; mais ceux qui furent ainsi raccommodés, et qui, au bout de bien peu de jours, furent capables d’aller chercher leur vie, furent si mal accueillis par les libres, qu’ils revinrent tout penauds se réfugier dans les jambes de Clopinet, et qu’il eut à repousser et à réprimander vertement les insulteurs qui voulaient les plumer ou les mettre en pièces.
Dans ces combats étranges où il dut prendre part, je vous laisse à penser s’il observa avec intérêt toutes les allures et manières de ces personnages emplumés.
Enfin Clopinet songea, au bout de la semaine, à quitter la falaise et à retourner chez son patron.
Il était dans tous les cas bien temps de songer à la retraite, la falaise avait été fort endommagée par le dernier orage.
Près du nid foudroyé des roupeaux, une nouvelle fissure s’était faite, et les marnes délayées par la pluie commençaient à couler jusque dans le jardin de Clopinet.
Ce fut un chagrin pour lui, car ce petit creux était rempli de bonne terre végétale où jadis il s’était amusé à cultiver les plus jolies plantes des terrains environnants, des genêts, des vipérines superbes, des érythrées maritimes d’un jaune éclatant, de délicieux statices d’un lilas pur et d’une taille élégante, et ces jolis liserons-soldanelle, à corolle rose vif rayée de blanc, à feuilles épaisses et lustrées, qui étalent leurs festons gracieux jusque dans les sables mouillés par la marée.
En l’absence de Clopinet, tout cela avait prospéré et s’était répandu jusqu’au seuil de la grotte, et tout cela allait pour jamais disparaître sous l’envahissement implacable de la marne lourde et compacte, stérile par elle-même et stérilisante quand elle n’est pas mêlée et bien incorporée à des terres d’autre nature.
Et puis, avec un peu de temps, ou peut-être très-vite, sous l’action des agents extérieurs comme la pluie et la foudre, elle devait combler tout le jardin et toute la grotte.
Clopinet était trop attentif et trop habitué à surveiller l’état des glissements de cette marne pour craindre d’être trop brusquement surpris par elle.
Pourtant il ne dormait plus, comme on dit, que d’un œil ; et il comptait les jours en se disant :
— Voici encore une belle journée qui sèche toute cette boue ; mais, s’il pleut demain, il me faudra peut-être déloger vite et regarder la fin de mon petit monde.
Dans cette attente, pour sauver ses oiseaux du désastre, il résolut de les porter au curé de Dives, sachant qu’il aimait à conserver des bêtes vivantes, tandis que le baron de Platecôte les aimait mieux mortes et empaillées.
Le curé était plus naturaliste, le baron plus collectionneur.
Clopinet, certain que le curé donnerait des soins à ces volatiles, s’en alla couper des bûchettes dans la campagne et se mit à confectionner un panier assez grand pour emporter tout son monde sans l’étouffer ; mais il songea que ce serait trop lourd pour lui seul, car il y avait de très-grands oiseaux, et il s’en alla louer un âne qu’il fit grimper jusqu’à l’entrée de son jardin, prêt à se mettre en route avec lui le lendemain matin.