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Georges Sand : Les aile de courage partie 8

Dès le jour même, Clopinet fut installé au manoir de Platecôte, dans une petite chambre située tout en haut des combles. La première chose qu’il fit avant de regarder la chambre, qui était fort gentille, fut de mettre la tête à la fenêtre et de prendre connaissance du pays. 

Il était des plus beaux, car le château était bâti sur une haute colline, d’où l’on découvrait d’un côté la vallée d’Auge, le cours de la Dive et celui de l’Orne, avec leurs bois et leurs prairies ondulées, de l’autre la mer et les côtes à une grande distance. 

Clopinet reconnut tout de suite les pointes dentelées de la grande falaise ; il les vit encore mieux en regardant dans une lunette d’approche, installée sur le belvédère du château, qui était encore plus haut perché que sa chambre. 

Il distingua avec ravissement les Vaches-Noires montrant leur dos au-dessus des vagues, et, du côté de la campagne, la maison de ses parents, dont le chaume perçait à travers les pommiers aux feuilles jaunies. 

Il se sentit comme ivre de joie de demeurer ainsi dans les airs et de pouvoir ajouter à sa bonne vue le merveilleux pouvoir de cette lunette, qui lui donnait une faculté de vision aussi puissante que celle des oiseaux. 

Il vit et reconnut toutes les anfractuosités, tous les hameaux et villages de la côte. Il retrouva Trouville et découvrit le cap derrière lequel Honfleur se cache.

Une autre joie fut d’être installé dès le lendemain dans la pièce qui lui fut donnée pour laboratoire, et où l’on avait déjà déposé les fioles, les matériaux et les outils que l’apothicaire avait envoyés et fournis pour son usage ; de cette pièce, on entrait de plain-pied dans le musée de M. le baron, et Clopinet vit là, dans de grandes armoires garnies de vitres, une quantité d’oiseaux étrangers et indigènes plus ou moins précieux, mais tous très-intéressans pour qui voulait apprendre leurs noms et leur classement.

Le baron étant venu le trouver là pour lui expliquer de quelle besogne il comptait le charger, Clopinet, qui avait la confiance que donne la simplicité du cœur, lui dit : 

— Monsieur le seigneur, votre provision d’oiseaux est mal rangée. En voilà un petit qu’on a mis avec les autres parce qu’il est petit ; mais ça ne va pas du tout. Il doit être à côté de ces gros-là parce qu’il est de leur famille, je vous en réponds. Il a leur bec, leurs pattes, et il se nourrit comme eux, je le sais, je le reconnais, ou si ce n’est pas absolument celui-là, c’en est un qui lui ressemble et qui doit être son cousin ou son neveu.

Le baron fit babiller Clopinet, qui n’était pas du tout causeur, mais qui, sur le chapitre des oiseaux, avait toujours beaucoup à dire ; il admira son bon raisonnement et la sûreté de ses observations, celle non moins remarquable de sa mémoire, car en une matinée il connut tous les noms que le baron voulut bien lui dire, et il les repassa sans faire aucune erreur ; mais tout à coup, voyant que le baron bâillait, prenait force prises de tabac et s’ennuyait de faire le professeur avec un ignorant : 

— Mon bon seigneur, lui dit-il, c’est encore trop tôt pour que j’entre à votre service, vous n’aurez point de plaisir à m’instruire. Il faut que je sois en état de m’instruire tout seul, et pour cela il me faut savoir lire. Laissez-moi aller chez M. le curé, c’est son métier d’avoir de la patience ; quand je saurai, je reviendrai chez vous.

— Non pas, non pas ! dit le baron, tu n’iras pas chez le curé. Mon valet de chambre est assez instruit, il t’instruira.

Le valet de chambre lisait couramment, il avait une bonne écriture et savait assez de français pour écrire une lettre passable sous la dictée de M. le baron, qui était savant et bel esprit, mais qui était de trop bonne maison pour connaître l’orthographe ; ce n’était pas la mode en ce temps-là pour les gens du grand monde. M. de La Fleur, c’était le nom du valet de chambre, fit donc le maître d’école avec le petit paysan, tout en rechignant un peu et en y mettant fort peu de patience. 

Il faut de la patience avec la plupart des enfants ; mais pour ceux qui ont comme Clopinet une grande ardeur au travail et qui craignent de voir l’occasion s’échapper, un professeur indolent ou irritable convient assez ; Clopinet fit des efforts de grande volonté pour ne point lasser la médiocre volonté de M. de La Fleur, et au bout d’un an il sut lire, écrire et compter aussi bien que lui. Cela ne lui suffisait point. 

Les noms scientifiques des oiseaux sont latins et beaucoup des ouvrages qui traitent des sciences naturelles sont écrits en latin. 

Clopinet, dont le dimanche était libre, alla empailler des oiseaux chez le curé, à la condition que pendant son travail celui-ci lui enseignerait le latin. En une autre année, il sut tout le latin vulgaire dont il avait besoin pour son état.

Tout en s’instruisant ainsi, il empaillait toutes les bêtes que lui envoyaient ou lui apportaient, tant du pays que de l’étranger, les fournisseurs et correspondants du baron ; il réparait ou renouvelait celles de la collection qui étaient mal préparées ou détériorées ; il procédait aussi à un meilleur rangement après des discussions, quelquefois très-animées, avec son patron, car celui-ci croyait en savoir bien long et n’admettait pas aisément qu’il pût s’être trompé ; mais Clopinet, avec la résolution entêtée de son caractère et la droiture de son esprit naturel, arrivait toujours à le persuader ; alors le baron, qui n’était point sot, haussait les épaules, et, feignant d’y mettre de la lassitude ou de la complaisance, disait ;

 — Fais donc comme tu voudras ! Pour si peu de chose, je ne veux ni te fâcher, ni me fâcher moi-même. 
 
 Ce n’était pourtant pas peu de chose. Le curé, qui, pour être moins riche en échantillons, ne laissait pas que d’être plus instruit et plus intelligent que le baron, tenait Clopinet en grande estime, et déclarait que, si M. de Buffon venait à le connaître, il lui ferait faire son chemin.

Clopinet n’en était pas plus fier. 

Il savait bien le respect qu’on doit à M. de Buffon, dont il lisait avec ardeur le magnifique ouvrage ; mais il avait l’esprit fait de telle sorte que rien ne le tentait dans le monde, hormis les choses de la nature. Il ne se souciait ni d’argent, ni de renommée ; il continuait à ne rêver que voyages, découvertes et observations faites par lui-même et tout seul.

Aussi pensait-il sans cesse à son ermitage de la grande falaise, et plus il faisait connaissance avec le bien-être de la vie de château, plus il regrettait son lit de rochers, ses fleurs sauvages, le chant des libres oiseaux et surtout l’amitié qu’il avait su leur inspirer. Le souvenir de cette intimité bizarre lui serrait parfois le cœur. 

— Où sont à présent, se disait-il, tous ces pauvres petits compagnons de ma solitude ? où sont mes barges, qui contrefaisaient si bien le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens ? Où est le grand butor solitaire qui mugissait comme un taureau ? 
Où sont les jolis vanneaux espiègles qui me criaient aux oreilles, en empruntant la voix du tailleur, dix-huit, dix-huit ? Où sont les courlis dont les douces voix d’enfant m’appelaient dans les nuits sombres, et me faisaient pousser des ailes enchantées, des ailes de courage ?

On voit que Clopinet ne croyait plus aux esprits de la nuit. Il n’en était pas plus content pour cela ; il regrettait le temps où il avait cru distinguer les paroles de ses petits amis du ciel noir et du vent d’orage. Le milieu où il se trouvait transplanté ne le portait point au merveilleux. 

À ce moment-là, tout le monde se piquait d’être philosophe, même le curé, et surtout M. de La Fleur, qui parlait beaucoup de M. de Voltaire sans l’avoir jamais lu, et qui affectait un grand mépris pour les superstitions rustiques.

Quand Clopinet eut atteint au service du baron l’âge de quinze à seize ans, il se trouva avoir épuisé, en fait d’ornithologie, toute l’instruction qu’il pouvait recevoir dans le château et dans le voisinage, et il fut pris du désir invincible d’aller demander à la nature les secrets qu’on ne trouve pas toujours dans les livres. 

Il se sentait malade, et tout le monde remarquait sa pâleur. 

Il songea donc sérieusement à se rendre libre, et, bien qu’il fût très-content de son patron et qu’il lui fût attaché, il lui déclara sa résolution de faire un voyage, promettant de lui rapporter tout ce qu’il pourrait recueillir d’intéressant pour son musée. Le baron lui reprocha d’abandonner son service, l’instruction qu’il prétendait lui avoir donnée et le manque de reconnaissance pour ses bontés. 

Il lui offrit, pour le retenir, de porter ses appointements au même chiffre que ceux de La Fleur et même de ne plus le faire manger à l’office. 

Clopinet se trouvait bien assez payé et ne se sentait pas humilié de manger à l’office ; il remercia et refusa. 

— Peut-être, dit le baron, es-tu fâché de porter la livrée ? Je t’autorise à te faire faire un petit habillement noir comme celui de l’apothicaire. 

Clopinet refusa encore, il ne se trouvait que trop richement habillé. 

Alors le baron se fâcha, le traita d’ingrat et de maniaque, le menaça de l’abandonner et lui déclara qu’il rayerait de son testament la petite rente qu’il y avait inscrite en sa faveur. 

Rien n’y fit. Clopinet lui baisa les mains en lui disant que, déshérité ou non, il l’aimerait toujours autant et lui resterait dévoué, mais qu’il mourrait s’il demeurait enfermé comme il l’était depuis trois ans, qu’il était de la nature des oiseaux et qu’il lui fallait l’espace et la liberté, fût-ce au prix de toutes les misères.

Le baron, voyant qu’il n’y pouvait rien, se résigna et le congédia avec bonté en lui payant ses gages et en y ajoutant un joli cadeau. Clopinet refusa le cadeau en argent et demanda au baron de lui donner une longue-vue portative et quelques outils. 

Le baron les lui donna et l’obligea de garder aussi l’argent.

Alors Clopinet, le voyant si bon, se jugea véritablement ingrat, et, se jetant à ses pieds, il renonça à tous ses rêves ; il demanda seulement huit jours de congé, jurant de revenir et de faire tout son possible pour s’habituer à la vie de château, que son protecteur lui faisait si douce.

Le baron attendri l’embrassa, et le munit de tout ce qui lui était nécessaire pour une tournée de huit jours.

Par une belle matinée de printemps, Clopinet, après avoir donné une journée à ses parents, partit seul pour la grande falaise. 

Il avait été si assidu au travail que lui confiait le baron et si acharné à s’instruire avec le curé, qu’il ne s’était jamais permis de perdre une heure en promenade pour son plaisir. 

Il n’avait donc pas revu les Vaches-Noires, et il était impatient de s’assurer de près des ravages que la mer avait dû faire en son absence. On avait parlé chez le baron et chez l’apothicaire d’éboulements considérables ; mais, comme du belvédère, Clopinet avait constaté que les sommets dentelés de la grande falaise existaient toujours, il ne croyait qu’à demi à ce que l’on rapportait.

Vêtu d’un fort sarrau de villageois, chaussé de gros souliers et de bonnes guêtres de toile, coiffé d’un bonnet de laine qui ne craignait pas les coups de vent, portant sur son dos un solide sac de voyage qui contenait ses outils, un ou deux volumes de catalogues, sa longue-vue et quelques aliments, il fut vite rendu aux dunes, mais sans pouvoir suivre la plage, qui se trouva obstruée en divers endroits par le glissage des marnes. 

À mesure qu’il avançait en se tenant à mi-côte, il s’apercevait d’un changement notable dans ces masses crevassées. 

Là où il y avait eu des plantes, il n’y avait plus que de la boue très-difficile à traverser sans s’y perdre ; là où il y avait eu des parties molles, le terrain s’était durci et couvert de végétation. 

Clopinet ne se reconnaissait plus. Ses anciens sentiers, tracés par lui et connus de lui seul, avaient disparu. 

Il lui fallait faire un nouvel apprentissage pour se diriger et de nouveaux calculs pour éviter les fentes et les précipices. 

Enfin il gagna la grande falaise, qui était bien toujours debout, mais dont les flancs dénudés et coupés à pic ne lui permettaient plus de monter à son ermitage.