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Georges Sand : Les aile de courage partie 7

La première personne qu’il vit fut sa mère, qui le reconnut bien de loin malgré son changement, et pensa mourir de joie en le serrant dans ses bras.

Clopinet en fut tout ému, car il s’était imaginé dans sa tristesse qu’elle ne l’aimait qu’un peu, et il vit bien qu’elle le chérissait d’autant plus qu’elle s’était fait violence pour le laisser partir. 

Le père Doucy, le frère François et les autres accoururent et lui firent grande fête, car de le voir si bien vêtu, si bien portant et si bien guéri de sa boiterie prouvait de reste qu’il n’avait pas souffert dans son voyage. 

On pensait qu’il arrivait de loin, et François lui-même le croyait, n’ayant pas été détrompé par l’oncle Laquille, qu’on n’avait point revu. Le père Doucy gronda pourtant un peu Clopinet d’avoir disposé de lui-même contre le gré de sa famille, et il ne manqua pas d’ajouter que, s’il n’arrivait point à bien gagner sa vie, il serait une charge pour les siens. 

Clopinet prit la chose modestement, et, sans faire d’embarras, il présenta sa bourse à son père en lui disant : 

— J’espère continuer à gagner bien honnêtement ma vie sans faire de tort aux hommes ni aux bêtes. Voilà ce qui m’a été payé pour six mois de ma peine, et si cet argent-là vous fait besoin ou seulement plaisir, je vous prie de l’accepter, mon cher père. Je compte que l’an prochain je vous en apporterai davantage.

Toute la famille ouvrit de grands yeux en voyant les louis d’or de Clopinet, mais le père Doucy hocha la tête. 

— Où as-tu pris cet argent-là, mon garçon ? Il faut t’expliquer là-dessus, car j’ai beau être un paysan et n’avoir couru ni la mer ni les villes, je sais fort bien qu’un apprenti mousse ou tout autre chose est assez payé quand, à ton âge, il gagne sa nourriture.

Clopinet, voyant que son père le soupçonnait d’avoir fait quelque chose de mal, lui dit la vérité sur la source de sa richesse et ne le trouva pas incrédule, car on savait dans le pays que certains plumages d’oiseau étaient fort recherchés par les plumassiers. 

Seulement le père Doucy observa que les roupeaux ne se voyaient plus au pays d’Auge, et que sans doute Clopinet avait dû les trouver au loin, car il s’obstinait à croire qu’il avait passé l’été en grands voyages. 

Clopinet avait refusé aux questions de son oncle Laquille, de révéler l’endroit précis du rivage où il avait passé l’été. 

Avec ses parents, il ne se départit point de cette réserve. 

Il savait que, s’il parlait des Vaches-Noires et de la grande falaise, personne chez lui ne lui permettrait de retourner vivre dans un endroit réputé si dangereux. 

Il laissa donc croire à ses parents qu’il arrivait de l’Écosse, son oncle ayant prononcé devant lui le nom de ce pays-là, et qu’il y avait fait bonne chasse.

Il se tira assez bien des nombreuses questions qu’on lui fit le premier jour. Comme on ne savait chez lui quoi que ce soit des pays étrangers, il n’eut point de longues histoires à inventer. 

Il répondit qu’en Écosse on mangeait du pain, des légumes et de la viande comme ailleurs, que les arbres ne poussaient pas la racine en l’air, enfin qu’il n’avait rien vu de merveilleux là ni ailleurs.

— C’est bien, c’est bien, lui dit le père à la fin du souper ; ce qui me plaît de toi, c’est que tu ne dis pas des mensonges et des folies comme ton oncle Laquille. Continue à être raisonnable, et tout ira bien, puisque tu as de l’invention pour rapporter des choses à vendre et pour faire le commerce. Je ne veux point te priver de ton argent, il est à toi, je vais le placer en bonne terre qui t’appartiendra ; ce sera le commencement de ta fortune.

— Si vous n’en voulez point pour vous, répondit Clopinet, j’aimerais mieux m’en servir pour reprendre mes voyages et faire d’autres trouvailles.

Ce que Laquille avait prévu arriva. Le père Doucy ne voulut pas comprendre ce que lui disait son fils. 

Il ne pouvait pas s’imaginer un autre placement que les carrés d’herbe et de pommiers avec des vaches dedans ; il ne jugeait pas bon pour un enfant d’avoir une somme comme celle-là à sa disposition. 

Il le complimenta d’avoir eu la sagesse de l’apporter à la maison, mais il ne le crut pas pour cela incapable de faire quelque folie, si on le lui rendait. Clopinet dut céder ; c’était le cas de dire qu’on lui coupait les ailes. 

Il s’en alla coucher tout triste, voyant ses futurs voyages retardés ; mais il rêva que les esprits lui parlaient et lui disaient : Espère, nous ne te quitterons pas ; puisque tu as fait notre volonté, nous saurons bien t’en récompenser.

Il se résigna donc, et ne fut point insensible, il faut en convenir, à la douceur de dormir sur une bonne couchette de plumes bien chaude. 

Depuis une quinzaine que la fraîcheur se faisait sentir, il n’avait pas été très-bien dans sa grotte, où il ne pouvait se défendre de l’humidité qui y suintait et du vent qui s’y engouffrait.

On vivait bien chez le père Doucy, on n’était ni pauvre ni avare ; on n’épargnait ni le bon pain ni le bon cidre, et la mère Doucette avait un grand talent pour faire la soupe au lard. 

Clopinet était l’objet de ses préférences ; elle le caressait et le choyait si tendrement qu’il ne sut point y résister et se laissa amollir par la vie de famille, au point de concevoir l’idée de passer chez lui la mauvaise saison. 

Il voyait toutes les bandes d’oiseaux voyageurs venir de la mer et se diriger vers l’intérieur des terres, soit pour hiverner dans les marécages, soit pour aller chercher des mers plus chaudes. 

Il se disait que ce n’était pas la saison de trouver des nids vers le nord ; il ne savait pas encore que certaines espèces s’envolent en sens contraire et vont chercher le froid.

Comme il n’avait pas voulu trop mentir, il avait dit à son père qu’aucun engagement ne le forçait de se remettre en mer. 

Il voulait amener ses parents à lui laisser sa liberté et à le voir repartir sans fâcherie ; mais, comme il ne pouvait pas rester sans rien faire, il lui fallut bien se remettre à garder et à soigner les vaches, ce qui l’ennuya beaucoup. 

Ces bêtes lourdes et lentes lui plaisaient de moins en moins ; ce pâturage plat et sans vue le rendait triste, son esprit voltigeait toujours sur la mer et sur les falaises. 

Un jour, son père l’envoya chercher à Dives un médicament chez l’apothicaire ; dans ce temps-là, on ne disait point pharmacien, mais c’était la même chose, ou plutôt c’était quelque chose de plus. 

La médication étant plus compliquée, ceux qui fabriquaient et vendaient des remèdes étaient obligés à savoir plus de détails et à fournir plus de drogues différentes.

Dives était une très-ancienne ville ; mais Clopinet, qui n’était pas antiquaire, trouva le pays fort laid, bien qu’il soit très-joli du côté de la campagne : lui qui ne regardait que du côté de la mer s’ennuya de voir cette côte plate et tout ensablée. 

Alors il vit dans l’étroit chenal qui remplace le grand port, d’où jadis la flotte de Guillaume le Conquérant partit pour l’Angleterre, de grosses barques qui faisaient encore un petit commerce avec Honfleur, et l’envie de s’en aller au moins jusque-là fut si forte qu’il pensa oublier sa commission. 

Pourtant il résista et se fit enseigner la maison de l’apothicaire. Là, pendant qu’on préparait la drogue, il faillit oublier qu’il devait la reporter à ses parents. 

L’objet qui absorbait son attention et qui le jetait dans un ravissement sans pareil, c’était un combattant, autrement dit paon de mer, perché sur un bâton et immobile dans la vitrine. 

L’apothicaire, s’amusant de sa surprise, prit l’oiseau, qui semblait bien vivant, car ses yeux brillaient et son bec était ouvert, et le lui fit toucher ; il était empaillé. 

Clopinet n’avait pas idée d’un pareil artifice et se le fit expliquer ; puis, avec une vivacité et un air de décision qui, de la part d’un garçon d’apparence si simple, étonna tout à coup l’apothicaire, il demanda si celui-ci voudrait bien lui apprendra à conserver et à empailler.

— Ma foi ! répondit l’apothicaire, si tu veux m’aider dans cette besogne, tu me feras plaisir, pour peu que tu aies autant d’adresse que de résolution. 

Il apprit alors à Clopinet que le curé de l’endroit et le seigneur du château voisin étaient grands amateurs d’ornithologie, c’est ainsi que l’apothicaire appelait la connaissance des oiseaux, de leur classement en familles, en genres et en espèces. 

Ces deux personnages s’en procuraient tant qu’ils pouvaient, le seigneur à tout prix, le curé au prix de tout l’argent qu’il pouvait y mettre. 

Le pays était très-riche en oiseaux de mer et de rivage, à cause des grands ensablements de la côte et des marécages formés par la Dive. 

Tous les chasseurs y guettaient ce gibier pour le porter au château, où le seigneur en faisait une collection empaillée. 

C’était lui, l’apothicaire, que l’on chargeait de la préparation, et il s’y entendait assez bien : mais il n’avait personne pour l’aider, et le temps lui manquait. 

S’il venait à trouver un élève soigneux et intelligent, il le paierait volontiers aussitôt qu’il saurait son affaire.

— Prenez-moi, monsieur, dit Clopinet, je suis sûr d’apprendre vite et bien ; même, si cela ne vous offense pas, je vous dirai que je connais les oiseaux mieux que vous. Voilà cette bête que vous appelez paon de mer et dont je ne savais pas le nom ; mais je l’ai vue cent fois en liberté, et je sais comment elle est faite et comment elle se tient. Vous avez voulu lui donner l’air qu’elle a quand elle se bat : ce n’est pas ça, et si c’était une chose qu’on puisse pétrir, je vous montrerais comment elle se pose pour de vrai.

L’apothicaire était homme d’esprit, ce qui fait qu’il comprenait vite l’esprit des autres. 

Il ne se fâcha point des critiques de Clopinet et lui dit : 

— Ma foi, essaie ; cela peut se pétrir, comme tu dis, c’est-à-dire qu’on peut changer le mouvement de l’oiseau en appuyant sur les fils de fer qui remplacent les os et les muscles. 
Essaie, te dis-je ; si tu le gâtes, tant pis ! Un paon de mer n’est pas une chose bien rare. 

Clopinet hésita un moment, devint pâle, trembla un peu, réfléchit pour se bien rappeler ; puis tout à coup, saisissant l’oiseau avec beaucoup de délicatesse, mais avec une grande résolution, il lui donna une attitude si vraie et une tournure si fière sans lui gâter une seule plume, que l’apothicaire en fut tout surpris. 

— J’avoue, dit-il, que ton mouvement a l’air plus naturel que le mien. Pourtant le mien était plus énergique.

— Plaît-il, monsieur ? dit Clopinet.

— Je veux dire que le mien avait l’air plus méchant. Ce sont des bêtes féroces que ces oiseaux-là !

— Et c’est en quoi vous vous trompez, monsieur, reprit Clopinet avec conviction. 
Les oiseaux ne sont pas méchants quand la faim ne les force pas à la bataille. 
Ceux-ci ne se battent pas pour se faire du mal, et ils ne s’en font presque jamais ; c’est un jeu qu’ils font par fierté quand on les regarde, et je vais vous dire : ils s’en vont, tous les mâles d’un côté et toutes les femelles de l’autre avec les petits. 
Ils choisissent des tas de sable où ils se mettent en rang, les femelles sur un autre tas les regardent. 
Alors les vieux disent aux jeunes : Allons, mes enfants, faites-nous voir comment vous savez vous battre. 
Et il en vient deux jeunes qui se gourment jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue, et puis il en vient deux autres ; quelquefois il y a deux paires qui se battent en même temps, mais toujours un contre un et jamais une bande contre une autre, ni à propos des femelles, ni pour la nourriture. Quand l’heure de cet amusement-là est finie, on va se promener ou manger ensemble, et on est bons amis.

— C’est possible, dit en riant l’apothicaire ; si tu as si bien regardé les oiseaux, tu en sais plus long que moi, et je reconnais que ce combattant me plaît mieux, tourné et dressé comme le voilà. Je pense que tu es un observateur et peut-être un artiste de naissance.

Clopinet ne comprit pas, mais son cœur battit de joie quand l’apothicaire lui dit : 

— Reviens demain, je t’apprendrai le métier, qui est très-facile, et, puisque tu as le sentiment, qui est un don de nature, je te ferai entrer chez le seigneur du château en qualité de préparateur. 
Tu apprendras l’histoire naturelle des oiseaux, et tu deviendras un jour conservateur de collections chez lui ou chez quelque autre. Qui sait si tu n’es pas né pour être savant ?

Clopinet ne comprit bien qu’une chose, c’est qu’il allait voir des oiseaux nouveaux pour lui, et qu’il apprendrait les noms et les pays de ceux dont il connaissait les airs, les chants, le plumage et les habitudes. Il vola plutôt qu’il ne courut chez son père et obtint facilement la permission d’aller travailler dans les oiseaux. 

— Puisque c’est son idée, dit le père Doucy avec un sourire en regardant sa femme, et que M. l’apothicaire est un grand brave homme, je pense, mère Doucette, que vous ne serez point fâchée de savoir cet enfant occupé dans un pays qui n’est pas loin, et où nous pourrons le voir souvent ?

La mère Doucette eût préféré que l’enfant ne la quittât point du tout ; mais, quand son mari avait parlé en l’honorant d’un sourire, elle ne savait qu’approuver en riant de toute sa bouche, ce qui n’était pas peu de chose. 

D’ailleurs elle tremblait toujours en songeant que Clopinet pouvait retourner dans ce pays d’Écosse, qu’elle croyait situé au bout du monde et où Clopinet n’avait jamais été. 

Au bout d’un mois, Clopinet sut très-bien composer la préparation arsenicale avec laquelle on préserve les oiseaux de la pourriture et des mites. 

Il sut écorcher avec une propreté parfaite, en retournant la peau de l’oiseau comme on retourne un gant, sans salir ni froisser une seule plume. 

Il sut les petits os qu’il faut conserver pour assujettir les fils de fer, ceux qu’il faut couper, la manière de remplacer la charpente de l’animal par des fils de métal plus ou moins gros. 

Il sut distinguer dans la provision d’œils de verre ceux qui convenaient précisément à tel ou tel volatile. 

Il sut le rembourrer d’étoupes en lui conservant sa forme exacte, lui recoudre le ventre avec tant d’adresse qu’on ne pût soupçonner la couture, le dresser sur ses pieds, lui fermer ou lui ouvrir les ailes à son gré, et quant à lui donner la grâce ou la singularité de sa pose naturelle, il y fut passé maître dès le premier jour.

L’apothicaire, qui ne demandait qu’à vendre ses préparation et à débarrasser son laboratoire des travaux de l’empaillage, songea vitement à faire entrer Clopinet chez M. le baron de Platecôte, le seigneur épris d’ornithologie, pour qui l’enfant travaillait sans que ses talents fussent encore révélés au curé, car le curé, tout en faisant des recherches et des échanges avec le baron, était un peu jaloux de lui et eût essayé d’accaparer Clopinet pour son compte.

L’apothicaire était brave homme autant qu’homme d’esprit et il s’intéressait à Clopinet, dont la douceur et la raison n’étaient pas ordinaires. Il l’emmena donc au château du baron, et le présenta lui-même comme un garçon capable, entendu et laborieux.

— Je n’en doute pas, répondit poliment le baron, mais c’est un enfant. Il est très-propre et très-gentil, mais c’est un petit paysan qui ne sait rien.

— Monsieur le baron, qui sait tout, répliqua gracieusement l’apothicaire, lui apprendra ce qu’il voudra. Monsieur le baron n’a point d’enfant et pourrait s’occuper de celui-ci, qui lui deviendra un bon et fidèle serviteur ; j’engage fort monsieur le baron à mettre la main sur lui tout de suite, car M. le curé ne le laissera pas échapper, dès qu’il verra les préparations qu’il sait faire.

Là-dessus l’apothicaire ouvrit la boîte qu’il avait apportée, et plaça sur la table trois sujets différents, à chacun desquels Clopinet avait su si bien donner la physionomie qui lui était propre, que le baron, qui s’y connaissait, jeta des cris de surprise et d’admiration. — Je vois bien, dit-il, que ce n’est point vous, monsieur l’apothicaire, qui avez fait ce travail excellent. Pouvez-vous me jurer que c’est tout de bon l’enfant que voici ?

— Je le jure, monsieur le baron.

— Lui tout seul ?

— Lui tout seul.

— Eh bien ! je le prends ; laissez-le-moi, il n’aura point à regretter d’être à mon service.