Georges Sand : Les aile de courage partie 6
Il s’étonnait qu’on n’eût pas encore été chercher les bihoreaux où il les avait trouvés, et à ce sujet il entendit raconter une chose qui ne laissa pas de l’inquiéter un peu.
Autrefois, disait quelqu’un, on trouvait ces bêtes sur les arbres de la grande falaise ; mais depuis qu’il en est tombé un grand morceau dans la mer et qu’il n’y a plus d’arbres pour retenir les terres, on n’y va plus. On prétend que le poids d’une personne suffirait pour faire ébouler le reste.
Clopinet s’en alla un peu tourmenté, lui qui demeurait dans cette falaise et qui presque tous les matins montait au faîte !
La nuit, il eut peur. Il y eut de la houle, et le bruit de la mer arrivait à lui comme par rafales ; à chaque instant il s’éveillait, croyant que c’était la falaise qui s’écroulait.
Il avait trop bien examiné l’endroit pour n’être pas sûr que son ermitage était absolument de la même nature que les gros cailloux appelés les Vaches-Noires et les Vaches-Blanches, lesquels avaient été autrefois portés par les terres et s’étaient écroulés avec elles.
La mer continuait à ronger le pied des dunes, et chaque hiver, disait-on, elle en mangeait de bons morceaux. Ces gros cailloux qui paraissaient faire la sécurité du refuge de Clopinet pouvaient bien reposer sur un sol aussi fragile que les terres qui le couvraient ; puis, à supposer qu’elles ne dussent pas se dérober sous lui, celles d’au-dessus pouvaient s’effondrer, lui fermer le passage et l’ensevelir vivant dans sa grotte.
Il ne dormit guère, car, à mesure que la réflexion lui venait, il sentait bien que, si le raisonnement est une chose nécessaire, il est aussi une chose triste et une source de mille appréhensions.
Heureusement cet enfant-là avait dans la tête une passion qui était plus forte que la crainte du danger : c’était de vivre libre et maître de lui-même dans la nature.
Il ne connaissait pas ce mot-là, la nature, mais il se sentait épris de la vie sauvage et comme orgueilleux de résister à la tentation de retourner au repos des champs et aux douceurs de la famille.
Il resta donc dans son nid d’oiseau, s’imaginant que, puisque les oiseaux nichaient au-dessus de lui, c’est qu’ils en savaient plus long que les hommes et avaient l’instinct de connaître que la montagne était solide.
Il passa là tout l’été, s’approvisionnant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, ne se faisant connaître nulle part, s’habituant de plus en plus à ne vivre que des produits de la mer et de fruits sauvages, afin d’éviter d’être l’esclave de son ventre.
Il devint peu à peu si sobre que la gourmandise ne l’attira plus du côté de la campagne.
Il réussit à rencontrer les marchands plumassiers en tournée et à s’aboucher avec eux sans témoins.
Il eut assez de raisonnement pour ne pas montrer trop d’exigence, afin d’établir des rapports pour l’avenir.
Il se contenta d’un gros écu pour chaque plume, et, comme il en avait recueilli une cinquantaine, il lui fut compté en beaux louis d’or trois cents livres, somme énorme pour ce temps-là, et qu’un petit paysan de son âge n’avait certes jamais gagnée.
Quand il se vit à la tête d’une telle fortune, il résolut d’aller la porter à ses parents ; mais auparavant il souhaita revoir son oncle Laquille, et, aux approches de l’hiver, il se mit en route pour Trouville.
Comme il voulait se présenter convenablement à sa famille, et que ses habits, même les meilleurs, étaient très-avariés par l’escalade continuelle et le manque d’entretien, il se commanda à Dives, où il avait fait quelques apparitions, un habillement tout neuf, un peu de linge et de bonnes chaussures.
Il paya tout très-honnêtement, et, son bâton à la main, son argent en poche, il se dirigea sur Trouville, où il rencontra son oncle tout en larmes, revenant de l’église.
Il venait d’enterrer sa femme, et, bien qu’elle l’eût rendu aussi malheureux qu’il lui avait été possible, le pauvre homme la pleurait comme si c’eût été un ange. Il fut bien étonné de revoir Clopinet, qu’il croyait retourné chez ses parents, et qu’il hésitait à reconnaître, tant il était changé.
Sans s’en apercevoir, Clopinet avait grandi, il avait le teint hâlé que donne l’air de la mer ; à force de grimper et d’agir, il avait pris de la force, sa jambe faible était devenue aussi bonne que l’autre, il ne boitait plus du tout. Sa figure aussi avait pris un autre air, un regard vif, pénétrant, une expression assurée et sérieuse.
Ses habits, mieux faits que ceux que Tire-à-gauche fabriquait de routine aux paysans, lui donnaient aussi meilleure tournure et meilleure mine que par le passé. Laquille en fut frappé tout de suite.
— D’où sors-tu, s’écria-t-il, tu ne viens pas de chez tes parents ?
— Non, dit Clopinet, mais donnez-moi vitement de leurs nouvelles ; nous parlerons de moi après.
— Je ne puis t’en donner, répliqua l’oncle ; quand tu t’es sauvé de chez nous pendant la nuit, il y a bientôt… six mois… je pense…
— Oui, mon oncle, j’ai compté les lunes.
— Eh bien ! j’ai été inquiet de toi et je t’ai cherché autant que j’ai pu ; mais, une douzaine de jours après, le tailleur a repassé par ici, disant qu’il t’avait vu en bonne santé auprès de Villers et qu’il n’avait pas voulu te contraindre à le suivre, pensant que ta famille t’avait repris et t’envoyait là en commission.
Alors je ne me suis plus tourmenté à ton sujet, et, ma pauvre femme étant tombée malade, je n’ai plus quitté le pays que pour aller à la mer quand il le fallait, de sorte que je n’ai rien su de ta famille.
Bien sûr, elle te croit embarqué, puisqu’il était convenu avec ton frère François que tu le serais et qu’il aura dit comme cela, le croyant aussi pour son compte.
À présent je pense que tu peux aller chez toi sans crainte d’être recédé au tailleur.
Je ne sais pas ce que tu lui auras dit quand tu l’as rencontré ; il a juré qu’il aimerait mieux prendre le diable en apprentissage qu’un gars aussi bizarre et aussi revêche que toi.
J’ai pensé que tu lui avais montré les dents, et je ne t’en ai pas blâmé.
— Je lui ai montré mon bâton, reprit Clopinet ; vous l’aviez prédit, mon oncle, il m’a poussé des ailes de courage. — Et là-dessus il raconta toute son histoire et fit voir ses cent écus au marin émerveillé.
— Eh bien ! s’écria l’oncle Laquille, voilà que tu es riche, et tu peux faire de ta vie ce que tu voudras. Du moment que tu peux te rendre utile, personne ne refusera de t’embarquer, et tu peux t’en aller dans les pays lointains où il y a des oiseaux bien autrement rares et superbes que tes roupeaux : des paille-en-queue, des aigrettes blanches d’Amérique, des oiseaux de paradis, des phénix qui renaissent de leurs cendres, des condors qui enlèvent des bœufs, et cent autres dont tu n’as pas seulement l’idée.
— C’est vrai que c’est là ce qui me manque, reprit l’enfant. Je ne sais rien, et il faudrait savoir.
— On apprend tout en voyageant.
Cette belle parole de l’oncle ne persuada pas beaucoup le neveu. Laquille avait fait le tour du monde sans avoir appris à lire, et Clopinet commençait à voir, en causant avec lui, qu’il avait les notions les plus fausses sur les choses les plus simples, comme de croire que certains oiseaux ne mangeaient pas et vivaient de l’air du temps, que d’autres ne se reproduisaient pas et naissaient des anatifes, mollusques à tubercules qui s’attachent à la carène des navires.
Clopinet avait l’esprit très-romanesque, il croyait volontiers aux oiseaux fées, c’est-à-dire aux génies prenant des formes et des voix d’oiseau ; mais il avait déjà trop observé les lois de la vie pour partager les erreurs et préjugés de son oncle.
Pourtant l’idée de voyager le tentait bien. Pour se désennuyer dans sa solitude, il avait tant rêvé de voyages au long cours ! Laquille lui conseillait d’aller à Honfleur et de prendre passage sur quelque bâtiment partant pour l’Angleterre, il y en avait toujours. Les grèbes nichaient par là, et Clopinet en prendrait à discrétion ; mais quand l’enfant sut qu’il fallait les tuer et les écorcher pour avoir leur plumage, il secoua la tête, cela lui faisait horreur.
Comme après souper il se promenait avec son oncle sur la grève, ils revinrent sur ce sujet, et Clopinet se sentit troublé et affolé par la vue des grosses barques qui se préparaient à partir dès le lendemain matin pour Honfleur.
Il était presque décidé à s’arranger avec le patron d’une de ces embarcations, lorsqu’il entendit passer dans la nuit sombre les petites voix d’enfants qu’il connaissait si bien.
— Les voilà ! s’écria-t-il, les voilà qui viennent me chercher !
L’oncle, ne sachant ce qu’il voulait dire, restait bouche béante, attendant qu’il s’expliquât. Clopinet ne s’expliquait pas ; il courait, les bras étendus, suivant le vol des esprits invisibles qui l’appelaient toujours. D’abord ils suivirent la grève, semblant se diriger vers le lieu d’embarquement ; mais tout à coup ils firent un crochet, quittèrent le rivage et prirent à travers champs.
Clopinet les suivit tant qu’il put, mais sans réussir à s’envoler, et il revint essoufflé vers son oncle, qui le croyait fou.
— Voyons, mon petit, lui dit le brave homme, est-ce que tout de bon tu prends les courlis pour des esprits ?
— Les courlis ? Que voulez-vous dire, mon oncle ?
— Tu ne connais pas ces oiseaux-là ? Il est vrai qu’ils ne voyagent que dans les nuits bien noires et qu’on ne les voit jamais. On ne les connaîtrait pas, si on n’en tuait point quelquefois en tirant au hasard dans le tas, ce qui est bien rare, car on dit qu’ils volent plus vite que les grains de plomb du fusil. Je conviens que ce sont des oiseaux extraordinaires, ils pondent dans les nuages, et c’est le vent qui les couve.
— Non, mon oncle, reprit vivement Clopinet ; si ce sont des oiseaux, des courlis, comme vous les appelez, ils ne pondent pas dans les nuages, et si ce ne sont pas des oiseaux, si ces voix sont celles des esprits, comme j’en suis sûr, ils ne pondent pas du tout.
Que leur chant ressemble à celui des courlis, c’est possible ; moi aussi, la première fois que je les ai entendus, j’ai dit : Voilà des oiseaux de nuit qui passent ; mais, en les écoutant bien, j’ai compris leurs paroles.
Ils m’ont appelé, ils m’ont fait pousser des ailes, ils m’ont appris à courir sans me mouiller, sur la mer, la nuit que j’ai passée sur la Grosse-Vache-Noire ; ils m’ont aidé à m’envoler de chez vous par la lucarne de votre maison, enfin ils m’ont secouru et consolé. Je crois en eux, je les aime, et partout où ils me diront d’aller, je les suivrai.
— Et pourtant, reprit l’oncle, tu ne les as pas suivis tout à l’heure ?
— Ils n’ont pas voulu ; mais ils m’ont bien montré, en quittant le bord de la mer, que je ne devais pas m’embarquer cette nuit. Ils ont volé de ce côté-ci, du côté du midi. Dites-moi si c’est par là que mon pays se trouve ?
— C’est par là certainement, à trois lieues de la mer en droite ligne.
— Eh bien ! c’est par là qu’il me fout aller dès demain matin. Je dois aller embrasser mes parens et leur donner l’argent que j’ai gagné.
— Très-bien, mais ils te le garderont, et tu ne pourras plus voyager.
— Je pourrai toujours retourner à mon trou de la falaise et faire une nouvelle provision de plumes ; d’ici là, j’aurai leur permission pour me faire marin.
Clopinet suivit son idée. Il se fit enseigner son chemin, et dès le lendemain, vers midi, il se trouvait à la porte de son enclos.