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Georges Sand : Les aile de courage partie 5

Cela l’inquiéta, et il pensait à s’en retourner ; mais, comme il passait devant un boulanger, l’envie de manger du pain fut si grande qu’il s’arrêta sur la porte pour en demander.

— Combien en veux-tu, mon garçon ? lui demanda le boulanger, qui l’examinait d’un air de surprise enjouée.

— Pouvez-vous m’en donner un bien gros ? dit Clopinet, qui désirait en avoir pour plusieurs jours. — Certainement, répondit le boulanger, et même deux, et même trois, si tu as la force de les emporter.

— Eh bien ! donnez-m’en trois, reprit Clopinet, je les porterai bien.

— Il y a donc bien du monde à nourrir chez vous ?

— Apparemment, répondit l’enfant, qui ne voulait pas faire de mensonges.

— Oh ! oh ! tu es bien fier ! Tu n’aimes pas à causer ? Tu ne veux pas dire qui tu es et où tu demeures, car je ne te connais point, et tu n’es pas du pays ?

— Non, je ne suis point d’ici, répondit Clopinet ; mais je n’ai pas le temps de causer. Donnez-moi mes trois pains, s’il vous plaît, et dites-moi ce qu’il faut vous donner d’argent.

— Ah dame ! ça fait de l’argent, car le pain est très-cher ici ; mais, si tu veux me donner les trois plumes que tu as à ton bonnet, tu pourras revenir tous les dimanches pendant un mois chercher autant de pain qu’aujourd’hui sans que je te demande d’argent. Tu vois que je suis raisonnable, et tu dois être content.

Clopinet crut d’abord que le boulanger se moquait de lui ; mais, comme cet homme insistait, il lui vint tout à coup assez de jugement dans l’esprit pour se dire que ses trois plumes devaient être quelque chose de rare et que c’était cela que le monde regardait et non pas lui. 

Il les ôta vitement, et le boulanger tendait déjà la main pour les prendre quand Clopinet, qui ne tenait pas à l’argent, parce qu’avec ses deux gros écus il se croyait riche pour toute sa vie, refusa de donner ces plumes si belles et qu’il avait été chercher si haut, au péril de sa vie.

— Non, dit-il, voilà de l’argent ; payez-vous de vos trois pains, j’aime mieux garder mes trois plumes.

— Veux-tu du pain deux fois par semaine au lieu d’une seule fois ?

— Non, merci, j’aime mieux payer.

— Veux-tu quatre pains par semaine pendant deux mois ?

— Je vous dis que non, répondit Clopinet, j’aime mieux mes plumes.

Le boulanger lui donna les trois pains, Clopinet paya et s’éloigna ; mais, comme pour reprendre le chemin du désert il devait tourner la rue, il se retrouva derrière la maison du boulanger et il entendit que cet homme disait : 

— Non ! pour quarante-huit livres de pain, il n’a pas voulu me céder ses plumes !

Clopinet s’arrêta sous la fenêtre et entendit une voix de femme qui disait : — Était-ce bien des plumes de roupeau ?

— Oh ! des vraies, et des plus belles que j’aie jamais vues !

— Diantre ! reprit la femme, ça devient rare ; les roupeaux ne nichent plus sur la plage, et à présent il y a de ces aigrettes qu’on paie un louis la pièce.
 Ça t’aurait fait trois louis ! Eh bien il faut courir après ce petit et lui offrir un écu de trois livres pour chaque plume ; peut-être aimera-t-il mieux de l’argent blanc qu’un crédit de pain. 
 
 Clopinet, on l’a vu, ne tenait pas à l’argent blanc. Il doubla le pas, et pendant que le boulanger le cherchait d’un côté, il se sauva de l’autre et retourna vers son désert.

Cette aventure lui donnait bien à penser.

— Pourquoi donc, se disait-il, ces plumes de roupeau, puisque roupeau il y a, sont-elles si précieuses ? comment est-il possible que des plumes d’oiseau puissent valoir un louis d’or la pièce ? 
J’aurais cru que cela ne pouvait servir que d’amusette à se mettre sur la tête, et voilà que, si j’avais demandé au boulanger de me nourrir pendant un an, il aurait peut-être dit oui pour avoir mes trois plumes !

N’ayant pas encore connu la misère, Clopinet n’était pas intéressé. 

Il était bien plus sensible au plaisir de posséder une chose rare qui avait peut-être une vertu merveilleuse, inconnue. 

Comme il était absorbé par ces réflexions et suivait, sans plus se méfier de rien, le chemin du milieu des dunes, il entendit derrière lui une voix aigre et criarde qui disait : 

— Vous dites qu’il a pris par là ; soyez tranquille, je le rattraperai bien, et s’il ne veut pas vendre ses plumes, je les lui arracherai ; comme ça nous les aurons pour rien et c’est la meilleure manière de faire les affaires.

Cette voix était encore loin, mais elle était si perçante qu’elle portait à bonne distance, et comme elle était de celles qu’on n’oublie pas, Clopinet reconnut que le tailleur en personne était à sa poursuite. 

Tout aussitôt ses ailes de peur l’emportèrent bien loin du chemin dans les buissons ; mais, quand il fut là, il se sentit très-honteux d’être si lâche devant un bossu, lui qui était monté à la grande dune et qui avait nagé dans la mer, deux choses que Tire-à-gauche n’eût jamais osé tenter.

— Il faut, pensa-t-il, que je devienne un homme et que je cesse de craindre un autre homme ; sans cela, je serai toujours malheureux et ne pourrai aller où bon me semble. Je suis aussi grand et aussi fort que cet avorton de tailleur, et mon oncle Laquille assure qu’il n’est brave qu’avec ceux qui ne le sont pas. Finissons-en, allons ! et que les bons esprits de la mer me protégent !

Il remit fièrement ses trois plumes à son bonnet, posa ses trois pains sur l’herbe, et, ramassant son bâton qui était solide et ferré au bout, il s’en alla tout droit au-devant du tailleur, résolu à taper dessus et à le dégoûter de courir après lui. 

Quand il le vit en face, le cœur lui manqua et il faillit s’enfuir encore ; mais tout aussitôt il agita ses bras en se disant que c’était des ailes de courage, et il fit faire à son bâton un moulinet rapide très-bien exécuté. 

Le tailleur s’arrêta net, et, faisant deux pas en arrière : 

— Tiens ! dit-il en ricanant comme pour faire le gracieux ; c’est mon petit apprenti ! Holà ! Clopinet, mon mignon, reconnais-moi, je suis ton ami et ne te veux point de mal.

— Si fait, répondit Clopinet, vous voulez me voler mes trois plumes. Je le sais.

— Oui-da ! reprit le tailleur tout étonné, qui a pu te dire pareille chose ?

— Les esprits apparemment, répondit Clopinet qui se tenait sur une grosse pierre au bord du chemin, toujours en position pour défendre son trésor et sa liberté. 

Aussitôt qu’il eut dit ces mots, il vit Tire-à-gauche pâlir et trembler, car ce bossu croyait aux esprits plus que personne : 

— Voyons, petit, reprit-il, tu es bien méchant ! Dis-moi où nichent les roupeaux qui te donnent de pareilles aigrettes, je ne te demande pas autre chose.

— Ils nichent, répondit Clopinet, dans un endroit où les oiseaux et les esprits peuvent seuls monter. C’est vous dire que je ne vous crains pas et que, si vous tentez encore quelque chose contre moi, je vous y porterai comme un roupeau y porte un crabe et vous ferai rouler au fond de la mer.

Clopinet parlait ainsi, poussé par je ne sais quel vertige de colère et de fierté. 

Le tailleur crut tout de bon qu’il s’était donné aux lutins, et, tournant les talons, marmottant je ne sais quelles paroles, il reprit le chemin de Villers à toutes jambes. 

Clopinet, émerveillé de sa victoire, rentra dans le travers de la dune, ramassa ses pains et les porta lestement dans sa grotte.

Là, il se parla tout haut à lui-même, car il avait absolument besoin de parler : 

— C’est fini, dit-il ; je n’aurai plus peur de rien et personne ne m’emmènera jamais où je ne voudrai pas aller. 
Me voilà délivré, et si c’est l’esprit de la mer qui m’a donné du courage, je ne veux plus jamais perdre ce qu’il m’a donné. 
À présent, se dit-il encore, je chercherai d’autres plumes de cet oiseau merveilleux dont l’aigrette, je ne sais pourquoi, fait tant d’envie au monde ; quand j’en aurai beaucoup, je les vendrai, et j’irai dire à mon père : Je n’ai pas besoin d’être tailleur, et, tout boiteux que je suis, me voilà capable de gagner plus d’argent en un jour que mes frères en un an. Comme cela, le père sera content et me laissera vivre à mon idée.

Il se retrouva donc dans sa solitude avec plaisir. 

Il était si content d’avoir du pain, et celui qu’il avait acheté était si bon, qu’il ne se régala pas d’autre chose ce jour-là. La crainte de trop jeûner ou d’être trop absorbé par le souci de pêcher chaque repas l’avait un peu inquiété les jours précédens.

Sûr désormais de circuler sans crainte et d’acheter ce qu’il voudrait, il ne borna plus son ambition à prendre des petits oiseaux et des petits poissons pour ses repas. 

Il voulut avoir des choses de luxe, des aigrettes à rendre jaloux tous les habitans du pays et à faire crever de rage le sordide tailleur.

Le lendemain, il fit une chose périlleuse et difficile. 

Il n’attendit pas le jour pour monter tout au beau milieu des grands pics déchiquetés de la falaise, et il y monta si adroitement et si légèrement qu’il ne réveilla pas un seul oiseau. Alors il se coucha doucement sur le côté, de manière à bien voir sans avoir à faire aucun mouvement. 

Il ne s’était pas aventuré jusque-là la première fois ; il fut surpris d’y trouver une ruine qu’on ne voyait qu’en y touchant et dont il put s’expliquer la destination. 

L’endroit était fort bien choisi pour servir de refuge à des oiseaux qui aiment à percher. On avait établi là autrefois une vigie, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un sémaphore ; vous en avez vu un dans une autre partie de ces mêmes dunes. Cela sert à noter tout ce qui se passe sur la mer et à transmettre des avis. 

Jadis c’était une simple baraque d’observation pour empêcher le vol du sel, qui était une contrebande très-répandue sous le nom de faux saulnage.

La baraque en question s’était écroulée avec un pan de la grande falaise. 

Ses ais disjoints et sa charpente étaient restés en partie debout, engagés dans une fente, et les roupeaux, qui aiment les arbres, mais qui avaient été très-pourchassés dans les bois et les étangs du pays à cause de leur précieux plumage, avaient établi leur colonie sur cette ruine invisible du dehors et depuis longtemps oubliée. 

Un petit marécage s’était formé à une certaine distance de l’éboulement, et beaucoup d’autres oiseaux aquatiques avaient transporté de ce côté leur domicile.

Cette vigie expliquait l’ermitage et la lucarne d’observation situés au-dessous et de même abandonnés. Sans doute, c’était un refuge que les guetteurs, condamnés à vivre dans ce poste dangereux, s’étaient creusé et construit en secret pour se mieux abriter des tempêtes sans être réprimandés par leurs chefs.

Clopinet, qui avait rapporté de son court séjour à Trouville des notions un peu plus nettes qu’auparavant, fut content de voir qu’il était seul en possession du secret de sa demeure et de celle des roupeaux. Il observa leurs nids, grossièrement construits avec des branches et tous placés dans les bifurcations des bois de charpente. 

Il n’y vit que des femelles qui couvaient sans se déranger, mais peu à peu les mâles arrivèrent pour se reposer de leur chasse nocturne ; c’est à cause de leurs habitudes et aussi à cause de leur cri que les anciens naturalistes les ont appelés nycticorax, corbeaux de nuit. 

Ils appartiennent à la même famille que les hérons ; leur vrai nom est bihoreaux. Leur plumage est épais, et leur vol est sans bruit comme celui des oiseaux nocturnes. 

Cependant, lorsqu’ils ont des petits, ils chassent aussi le jour ; mais il n’y en avait pas encore de nés dans la colonie, et ces messieurs y venaient dormir après avoir fait manger ces dames. 

Clopinet, qui, les voyant d’abord en dessous, les avait crus tout blancs, reconnut qu’ils n’avaient de blanc que le cou et le ventre. 

Leurs ailes étaient gris de perle ; un joli manteau vert sombre leur couvrait le dos, et de leur bonnet, vert aussi, tombait sur le dos, cette longue et fine aigrette invariablement composée de trois plumes. 

Les mâles seuls paraissaient avoir cette riche coiffure ; cependant Clopinet vit que plusieurs ne l’avaient pas encore ou ne l’avaient plus. 

C’était le moment de la mue, et beaucoup de ces plumes précieuses, éparses sur les rochers, étaient le jouet du vent. 

Clopinet ne bougea pourtant pas pour les ramasser, voulant voir les habitudes de ces rôdeurs de nuit, qui, sans faire attention à lui, apportaient aux couveuses les poissons, coquillages et insectes qu’ils avaient pris. 

Le repas terminé, ils s’aperçurent de la présence de l’étranger, et tous en même temps, avertis par le cri de l’un deux, tournèrent la tête de son côté. 

D’abord Clopinet fut un peu ému de voir tous ces grands yeux rouges qui le regardaient. 

Les mâles étaient bien là une cinquantaine, gros comme de jeunes dindons, armés de longs becs et de griffes pointues. 

Si tous se fussent mis après l’enfant curieux, ils eussent pu lui faire un mauvais parti ; mais ils le contemplèrent d’un air de stupéfaction, et, ne le voyant pas remuer, ils ne s’occupèrent plus que de se quereller entre eux à coups d’aile et sans se blesser, puis ils se mirent à se gratter, à s’étendre, même à bâiller comme des personnes fatiguées ; enfin, chacun cherchant un endroit commode, tous s’endormirent sur une patte au lever du soleil. 

Alors Clopinet se leva doucement et fit sa récolte de plumes sans les déranger, après quoi il redescendit, sagement résolu à ne pas les dégoûter de leur campement et à ne plus prendre les œufs des femelles.

Il y retourna la nuit suivante avant que les mâles fussent revenus de leur chasse nocturne. 

Il n’éveilla pas les couveuses et mit du pain devant leurs nids, pensant qu’elles le trouveraient bon et lui en sauraient gré. 

Il ne se trompait pas, bien que ce fût une idée d’enfant. 

Presque tous les oiseaux aiment le pain, quelque différente que soit leur nourriture, et le matin suivant il vit que le sien avait été mangé. 

Il continua ainsi, et bientôt tous les bihoreaux, mâles et femelles, furent habitués à le voir, se sauvèrent peu loin à son approche, enfin ne se sauvèrent plus du tout. 

Il en était né de jeunes qui, le connaissant avant de connaître la peur de l’homme, se trouvèrent si bien apprivoisés qu’ils venaient à lui, se couchaient sur ses genoux, mangeaient dans sa main, et le suivaient jusqu’au bord de la dune quand il les quittait.

Il prit tant de plaisir à cette occupation qu’il ne s’ennuyait plus du tout. 

Il commençait à aimer ces oiseaux sauvages comme il n’avait jamais aimé ses pigeons et ses poules ; il méprisait ces amitiés banales et se sentait fier d’avoir apprivoisé des animaux méfians, dont les gens du pays cherchaient en vain la retraite et ne pouvaient approcher. 

Il se prit aussi d’affection pour tous les autres oiseaux, car il s’aperçut que, semant du pain partout dans ses promenades, marchant posément et sans bruit, n’attaquant et n’effrayant aucun d’eux, il arrivait à ne plus les mettre en fuite et à les voir se poser, voltiger et s’ébattre tout près de lui. 

Il se reprocha le meurtre de la perdrix de mer, et s’en alla acheter du fromage et de la viande, afin de ne plus être tenté de tuer les compagnons de sa solitude.

Il n’alla pas faire ses provisions à Villers, où il craignait d’être reconnu, tourmenté, et peut-être suivi par le boulanger. 

Il avait remarqué un hameau plus proche, puisqu’il est situé sur la dune même, du côté où elle s’abaisse vers la terre ferme. Je crois que ce hameau s’appelle Auberville. 

Il y trouva tout ce qu’il souhaitait et même des pommes bien conservées qu’il paya cher. Il n’était pas assez raisonnable pour ne pas faire quelques folies. Il y but un pichet de cidre ; il l’aimait tant ! 

Il eut bien soin de ne pas arborer son aigrette et de ne point causer inutilement. 

Il avait désormais deux secrets à garder, son nom et son pays, afin de n’être pas reconduit de force chez ses parens, son domicile dans la falaise, afin de n’y pas attirer les enfants curieux ou les chasseurs amateurs d’aigrettes ; mais en écoutant causer il apprit plusieurs choses sur le pays, et il vit que les jeunes habitants de ce village connaissaient assez bien les mœurs des oiseaux de la côte. 

Ils n’en citaient que deux espèces précieuses : les roupeaux ou bihoreaux, qu’on ne pouvait plus atteindre, ils se cachaient trop bien ou ne nichaient plus dans le pays ; et les petits grèbes, qui ne faisaient que passer et auxquels on avait tant fait la chasse qu’ils étaient devenus rares et méfiants. 

Clopinet fit des questions sur ces grèbes et apprit encore que le plumage épais et brillant de leur ventre se vendait comme fourrure d’ornement aux marchands plumassiers, qui passaient deux fois l’an. Comme il avait déjà une douzaine d’aigrettes, 

Clopinet souhaitait beaucoup de savoir le jour et l’heure où passeraient ces brocanteurs, afin de faire affaire avec eux ; mais il craignait d’adresser trop de questions et il se promit de mieux s’informer un autre jour.