Georges Sand : Les aile de courage partie 3
Cependant, au bout de deux heures, il fut réveillé par un bruit singulier.
La mer battait le rocher avec tant de force qu’il paraissait trembler, et même Clopinet ne vit plus de rocher ; il vit un gros ourlet d’écume tout autour de lui. La marée était haute, et l’enfant ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.
Il voulut se sauver du côté par où il était venu, mais il y avait autant d’eau d’un côté que de l’autre, et toutes les roches noires avaient absolument disparu. Le flot montait jusqu’au pied des roches blanches, et semblait vouloir monter encore plus haut. Clopinet essaya de mettre ses jambes dans l’eau pour voir si elle était profonde.
Il ne sentit pas le fond, mais il sentit que, s’il lâchait le rocher, la vague allait l’emporter. Alors il se jugea décidément perdu, pensa à sa mère et ferma les yeux pour ne pas se voir mourir.
Tout d’un coup il entendit au-dessus de lui les petites voix qui l’avaient appelé sur la dune, et le courage lui revint. Il avait déjà volé pour descendre de là-haut, il pouvait bien voler encore pour y retourner.
Il imita le cri de ces esprits invisibles, et il les entendit planer sur lui comme s’ils tournaient en rond pour l’appeler et l’attendre.
Il fit de nouveau un grand effort avec ses bras, qui le soutinrent comme des ailes, et il s’éleva dans les airs ; mais il sentit qu’il ne volait pas bien haut et qu’il planait sur la mer, allant, venant, effleurant les vagues, se reposant sur le rocher, se remettant à voltiger, à nager, et trouvant à cela un plaisir extrême.
L’eau de mer lui semblait tiède, il s’y soutenait sans effort comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie, et puis il eut envie de voir dedans.
Il ferma ses ailes et y plongea la tête.
L’eau était tout en feu blanc qui ne brûlait pas. Enfin il se sentit fatigué, et, revenant à son rocher, il s’y rendormit profondément, bercé par le beau bruit des vagues et par la douce voix des esprits, qui continuaient à faire de petits cris d’enfant dans les airs.
Quand il s’éveilla, le soleil se levait dans un brouillard argenté qui s’en allait par grandes bandes autour de l’horizon.
Un vent frais plissait la mer verte, et du côté du levant elle avait de grandes lames roses et lilas ; l’horizon se dégageait rapidement, et le rocher où Clopinet avait dormi était assez élevé pour qu’il vît combien la mer était grande.
Elle était moins tranquille que la veille, mais elle était beaucoup plus loin, et il voulut la voir de près en plein jour.
Il courut sur le sable, peu soucieux de mouiller ses jambes dans les grandes flaques qu’elle avait laissées, et il ne fut content que lorsqu’il en eut jusqu’aux genoux.
Il ramassa quantité de coquillages différents qui tous étaient bons et jolis ; puis il retourna au pied de la dune pour boire aux petites sources un peu saumâtres, mais moins âcres que l’eau de mer qu’il avait goûtée.
Il était si content de voir cette grande chose dont il avait tant rêvé, qu’il ne pensait plus à retourner chez lui.
Il avait presque oublié tout ce qui lui était arrivé la veille.
Il allait et venait sur le rivage, regardant tout, touchant à tout, essayant de se rendre compte de tout.
Il vit au loin passer des barques, et il comprit ce que c’était en distinguant les hommes qui les montaient et les voiles que le vent enflait.
Il vit même un navire à l’horizon et crut que c’était une église ; mais cela marchait comme les barques, et son cœur battit bien fort.
C’était donc là un vaisseau, une de ces maisons flottantes sur lesquelles son oncle avait voyagé !
Clopinet eût voulu être sur ce bâtiment et voir où finissait la mer, au-delà de la ligne grise qui la séparait du ciel.
Il ne pensait plus au tailleur, lorsque la peur lui revint à cause d’une personne qu’il aperçut au loin, marchant sur le rivage et se dirigeant de son côté ; mais il se rassura bien vite en voyant que c’était un homme fait comme les autres, et même il lui sembla reconnaître son frère aîné François, celui qui, la veille, avait montré le poing au tailleur, car François détestait le tailleur et chérissait son petit Clopinet.
C’était lui, c’était bien lui, et Clopinet courut à sa rencontre pour se jeter dans ses bras.
— Et d’où viens-tu, d’où sors-tu ? s’écria François en l’embrassant. Il n’est que sept heures du matin ; tu ne viens pas de Dives. Où donc as-tu passé la nuit ?
— Là, sur cette grosse pierre noire, dit Clopinet.
— Comment ! sur la Grosse-Vache ?
— Ce n’est pas une vache, mon François, c’est une pierre pour de vrai.
— Eh ! je le sais bien ! Toi, tu ne sais pas qu’on appelle ces pierres-là les Vaches-Noires ? Mais pendant la marée où étais-tu ?
— Je ne sais point ce que tu veux dire.
— La mer qui monte jusqu’ici, jusqu’à ces pierres qu’on appelle les Vaches-Blanches ?
— Ah ! oui, j’ai vu cela, mais les esprits de la mer m’ont empêché de me noyer.
— Il ne faut pas dire de folies, Clopinet ! il n’y a pas d’esprits sur la mer ; sur la terre, je ne dis pas…
— Qu’ils soient de la terre ou de la mer, reprit Clopinet vivement, je te dis qu’ils m’ont porté secours.
— Tu les as vus ? — Non, je les ai entendus. Enfin me voilà, et même j’ai bien dormi tout au beau milieu de l’eau.
— Alors tu peux dire que tu as eu une fière chance ! Je sais bien que cette Grosse-Vache-là, étant la plus haute, est la seule que la marée ne couvre pas tout à fait quand la mer est tranquille ; mais s’il était venu le moindre coup de vent, elle eût monté par-dessus, et c’était fini de toi, mon pauvre petit.
— Bah ! bah ! je sais très-bien nager, plonger, voler au-dessus des vagues, c’est très-amusant.
— Allons ! allons ! tu me dis des bêtises. Tes habits ne sont pas mouillés.
Tu as eu peur, tu as eu faim et froid ; pourtant tu n’as pas l’air malade.
Mange le pain que je t’apporte, et bois un bon coup de cidre que j’ai là dans ma gourde, et puis tu me raconteras raisonnablement comment tu as quitté ce chien de tailleur, car je vois bien que tu t’es sauvé de ses griffes.
Clopinet raconta tout ce qui s’était passé.
— Eh bien ! répondit François, j’aime autant qu’il n’ait pas eu le temps de te faire souffrir, car c’est un méchant homme, et je sais qu’il a fait mourir des apprentis à force de les maltraiter et de les priver de nourriture. Notre père ne veut pas croire ce que je lui dis, et il a persuadé à notre mère que j’en voulais à cet homme-là et ne disais point la vérité.
Tu sais qu’elle craint beaucoup le père et veut tout ce qu’il veut.
Elle a beaucoup pleuré hier et n’a pas soupé ; mais ce matin elle l’a écouté, et tous deux s’imaginent que ton chagrin est passé comme le leur, que tu es déjà habitué à ton patron.
Il n’y a pas moyen de leur faire penser le contraire, et, si tu reviens chez nous, tu es bien sûr que le père te corrigera et te reconduira lui-même ce soir à Dives, où le tailleur, qui ne demeure nulle part, doit, à ce qu’il a dit, passer deux jours.
La mère ne pourra pas te défendre, elle ne fera que pleurer.
Si tu m’en crois, tu iras trouver ton oncle Laquille, qui demeure à Trouville.
Tu lui diras de te faire entrer mousse dans la marine, et tu seras content, puisque c’est ton idée.
— Mais on ne voudra pas de moi pour marin, répondit Clopinet tout abattu. Papa l’a dit, un boiteux n’est pas un homme, on n’en peut faire qu’un tailleur.
— Tu n’es pas si boiteux que ça, puisque tu as couru toute la nuit sans sabots dans ce vilain endroit qu’on appelle le désert. Est-ce que tu as attrapé du mal ?
— Nenni, dit Clopinet, seulement je suis plus fatigué de ma jambe droite que de la gauche.
— Ce n’est rien, tu n’as pas besoin d’en parler. Çà, que veux-tu faire ? Si le père était là, il me commanderait de te reconduire bon gré mal gré au tailleur, et je ne le ferais point avec plaisir, car je sais ce qui t’attend chez lui ; mais il n’y est pas, et, si tu veux, je vais te conduire à Trouville. Ce n’est pas loin d’ici, et je serai encore revenu chez nous ce soir.
— Allons à Trouville, s’écria Clopinet. Ah ! mon François, tu me sauves la vie !
Puisque la mère n’est pas malade de chagrin, puisque le père n’a pas de chagrin du tout, je ne demande qu’à m’en aller sur la mer, qui me veut bien et qui n’a pas été méchante pour moi.
Ils arrivèrent à Trouville au bout de trois heures ; c’était dans ce temps-là un pauvre village de pêcheurs, où l’oncle Laquille, établi sur la grève, avait une petite maison, une barque, une femme et sept enfants.
Il reçut très-bien Clopinet, l’approuva de ne pas vouloir descendre à l’ignoble métier de tailleur, écouta avec admiration le récit de la nuit qu’il avait passée sur la Grosse-Vache, et jura par tous les jurons de terre et de mer qu’il était destiné aux plus belles aventures. Il promit de s’occuper dès le lendemain de son admission soit dans la marine marchande, soit dans celle de l’État.
— Tu peux, ajouta-t-il en s’adressant à François, retourner chez tes parents, et, comme je sais que le père Doucy a la tête dure, tu feras aussi bien de lui laisser croire que le petit est avec son patron.
Je le connais, ce crabe de tailleur, c’est un mauvais drôle, avare, cruel avec les faibles, poltron avec les forts.
J’avoue que je serais humilié d’avoir un neveu élevé si salement.
Va-t’en, François, et sois tranquille, je me charge de tout.
Voilà un garçon qui fera honneur à sa famille.
Laisse-leur croire qu’il est à Dives.
Il se passera peut-être deux ou trois mois avant que Tire-à-gauche retourne chez vous.
Quand ton père saura que le petit a filé, il sera temps de lui dire qu’il est sur la mer et qu’il n’y reçoit de coups que de mains nobles, des mains d’homme, des mains de marin ! La dernière des hontes, c’est d’être rossé par un bossu.
François trouva tout cela fort juste et Clopinet aussi. L’idée d’être corrigé sans être coupable n’entrait pas dans ses prévisions. Le tailleur seul était capable d’une cruauté gratuite.
François s’en retourna donc et fit comme il était convenu. En partant, il remit à son petit frère un paquet de hardes que la mère Doucette avait bien rapiécées, des chaussures neuves et un peu d’argent, auquel il ajouta de sa poche deux beaux grands écus de six livres et un petit sac de liards, afin que Clopinet n’eût à changer son argent que dans les grandes occasions.
Il l’embrassa sur les deux joues, et lui recommanda de se bien conduire.
L’oncle Laquille était un homme excellent, très-exalté, même un peu braque, doux comme quelqu’un qui a beaucoup souffert et beaucoup peiné avec patience. Il avait voyagé et savait pas mal de choses, mais il les voyait en beau, en grand, en laid ou en bizarre dans ses souvenirs, et surtout quand il avait bu beaucoup de cidre, il lui était impossible de les dire comme elles étaient.
Clopinet l’écoutait avec avidité et lui faisait mille questions. À l’heure, du souper, madame Laquille rentra et Clopinet lui fut présenté.
C’était une grande femme sèche, vêtue d’un vieux jupon sale et coiffée d’un bonnet de coton à la mode du pays ; elle avait plus de barbe au menton que son mari et ne paraissait point habituée à lui obéir.
Elle ne fit pas un très-bel accueil à Clopinet et Laquille fut obligé de lui dire bien vite que sa présence chez eux n’était pas pour durer ; elle lui servit à souper en rechignant et en remarquant avec humeur qu’il avait un appétit de marsouin.
Le lendemain, Laquille fit ce qu’il avait promis.
Il conduisit Clopinet chez divers patrons de barque, qui, le voyant boiter, le refusèrent.
Il en fut de même quand il le présenta aux hommes chargés de recruter pour la marine du roi.
Le pauvre Clopinet rentra bien humilié au logis de son oncle, et celui-ci fut forcé d’avouer à sa femme qu’ils n’avaient réussi à rien, parce que l’enfant avait, une jambe faible, et que, n’ayant pas été élevé au bord de la mer, il n’avait pas non plus la mine hardie et la tournure leste qui conviennent à un marin.
— j’en étais bien sûre, répondit madame Laquille.
Il n’est bon à rien, pas même à faire un lourdaud de paysan.
Tu as eu grand tort de t’en charger, tu ne fais que des sottises quand je ne suis pas là.
Il faut le conduire au tailleur ou à ses parents. J’ai assez d’enfants comme ça et ne me soucie point d’un inutile de plus à la maison.
— Patience, ma femme ! répondit Laquille. Il est possible que quelqu’un veuille de lui pour aller à la pêche de la morue.
Madame Laquille haussa les épaules. Le village regorgeait d’enfants déjà dressés à la pêche, et personne ne voudrait de celui-ci qui ne savait rien et n’intéressait personne. Laquille s’obstina à essayer dès le lendemain, mais il échoua. Tout le monde avait plus d’enfants que d’ouvrage à leur donner.
Madame Laquille s’écria que, pour son compte, elle en avait trop et n’entendait pas en nourrir un de plus. Laquille lui demanda de prendre patience encore quelques jours et mena Clopinet à la pêche.
Ce fut un grand plaisir pour l’enfant, qui oublia tous ses chagrins en se sentant enfin ballotté sur cette grande eau qu’il aimait tant.
— C’est pourtant un gars solide, disait Laquille en rentrant ; il n’a peur de rien, il n’est pas malade en mer, et même il a le pied marin. Si je pouvais le garder, j’en ferais quelque chose.
Madame Laquille ne répondit rien ; mais, quand la nuit fut venue et que tous les enfants furent couchés, Clopinet, qui ne dormait pas, car l’inquiétude le tenait éveillé, entendit la femme au bonnet de coton dire à son mari :
— En voilà assez ! Le tailleur doit passer ici demain matin pour aller chercher des marchandises à Honfleur ; j’entends que tu lui rendes son apprenti ; il saura bien le mettre à la raison. Il n’y a rien de tel pour rendre les enfants gentils que de les fouailler jusqu’au sang.
Laquille baissa la tête, soupira et ne répondit point. Clopinet vit que son sort était décidé, et que, pas plus que sa mère, son oncle ne le préserverait du tailleur.
Alors, résolu à se sauver, il attendit que tout le monde fût endormi et se leva tout doucement.
Il mit ses habits, prit son paquet qui lui servait d’oreiller et s’assura que son argent était dans sa poche, se disposant à quitter son lit.
C’était un drôle de lit, je dois vous le dire. Comme tous les enfants de Laquille étaient couchés bien serrés avec le père et la mère dans les deux seules couchettes qu’il y eût dans la maison, on avait mis une botte d’algues pour Clopinet dans une petite soupente qui donnait contre une lucarne et où il fallait monter avec une échelle.
Il allongea donc un pied dans l’obscurité pour trouver le barreau de cette échelle ; mais il ne sentit rien, et se souvint que madame Laquiile l’avait retirée pour grimper à son grenier, qui était en face, à l’autre bout de la chambre.
Clopinet souleva une petite loque qui servait de rideau à sa lucarne et vit qu’il faisait une nuit claire. Il put s’assurer ainsi que l’échelle était hors de portée et qu’il n’était pas possible de sauter de si haut dans la chambre sans se casser le cou.
Chose singulière, il ne pensa point à ses ailes.
Son frère s’étant moqué de lui à ce sujet, il n’avait osé en reparler à personne et il se disait qu’il les avait peut-être rêvées.
Pourtant il fallait partir et ne pas attendre le jour.
Il ouvrit la lucarne et s’assura que son corps pouvait y passer ; mais, en mettant la tête dehors, il vit que c’était beaucoup trop haut pour sauter.
La mer était encore loin. Il avait remarqué, la veille au soir, que la marée venait battre les pieux qui soutenaient la maison ; mais quand reviendrait-elle ? On lui avait dit : une fois toutes les vingt-trois heures ; Clopinet ne savait pas assez compter pour faire son calcul.
— Pourtant si la mer venait me chercher, se disait-il, je sauterais bien dedans ; je n’ai pas peur d’elle, elle est bonne pour moi.
Il y avait longtemps qu’il songeait ainsi, toujours tenant son paquet, tantôt dormant malgré lui, tantôt rêvant qu’il était sur la barque de son oncle, quand un coup de vent ouvrit la lucarne qu’il avait mal refermée.
Il s’éveilla tout à fait et entendit passer les voix enfantines des petits esprits de la nuit.
Il comprenait cette fois leur chanson.
— Viens, viens, disaient-elles, à la mer, à la mer ! Allons, ne te rendors pas, ouvre tes ailes et viens avec nous, à la mer, à la mer !
Clopinet sentit son cœur battre et ses ailes s’ouvrir.
Il sauta de la lucarne, et de là sur un vieux mât qui était attaché à la maison et qui servait de perchoir aux pigeons ; puis il se laissa glisser ou s’envola comme c’était son idée, et se trouva dans la mer sur la barque de son oncle.
Elle était bien amarrée avec une chaîne et un cadenas.
Il n’y avait pas moyen de s’en servir ; mais l’eau ne faisait que lécher le rivage, elle n’était pas profonde, et Clopinet, soit qu’il nageât à la manière des oiseaux, soit qu’il fût porté par le vent, arriva sans mouiller son corps dans une grande plaine de sables et de joncs marins très-sèche où il n’était point aisé de marcher vite.
D’ailleurs c’était l’heure de dormir, et Clopinet avait veillé au-delà de ses forces.
Il se coucha dans ce sable fin et chaud et ne s’éveilla qu’au lever du soleil, bien reposé et bien content de se sentir libre. Sa joie fut vite troublée par une découverte fâcheuse : il avait cru voler et marcher du côté de Honfleur, dont il avait vu le phare, et il s’était trompé.
Il se reconnaissait, il avait passé là l’avant-veille avec son frère François. Il était revenu par là de Villers et des Vaches-Noires.
Il y retournait ! C’est par là que le tailleur devait revenir de Dives, il risquait de le rencontrer.
Retourner à Trouville n’était pas plus rassurant. On l’y verrait, on ne manquerait pas de livrer sa piste à l’ennemi.
Il prit le parti de continuer du côté des dunes en se tenant loin du chemin plus élevé qui traverse les sables, et en rasant la grève.
Son oncle lui avait appris que le tailleur avait la mer en aversion ; il en avait une peur bleue, il disait n’avoir jamais pu mettre le pied sur une barque sans être malade à en mourir.
La vue seule des vagues suffisait pour lui tourner le cœur, et quand il cheminait sur la côte, il se gardait bien de suivre les plages, il allait toujours par le plus haut et par le plus loin.
Clopinet arriva ainsi à Villers, où, après avoir bien regardé autour de lui, il acheta vite un grand pain, et tout aussitôt il reprit sa route le long des dunes jusqu’aux Vaches-Noires, où il se retrouva seul, dans son désert, avec un plaisir comme s’il eût revu sa maison et son jardin.
Cependant il ne souhaitait plus retourner chez ses parents. Ce que son frère lui avait dit lui ôtait toute espérance d’attendrir son père et de trouver protection auprès de la mère Doucette.
Il mangea en regardant la côte ; le peu de jours qu’il avait passés avec son oncle lui avait donné quelques notions du pays.
La journée était claire, il vit comme l’embouchure de la Seine était loin, et que pour gagner Honfleur il fallait traverser des pays plats et découverts. Les dunes où il se trouvait étaient les seules du voisinage où il pût se cacher, s’abriter et vivre seul. Le pauvre enfant avait peur de tout le monde, madame Laquille ne l’avait pas réconcilié avec le genre humain.
D’ailleurs il était très habitué à la solitude, lui qui n’avait encore fait que de garder les vaches dans un pays où il ne passait jamais personne.
Enfin, depuis qu’il avait commerce avec les esprits, il n’avait plus aucune peur de la vie sauvage.
Toutes ces réflexions faîtes, il résolut de parcourir ce revers de la dune et de s’y établir pour toujours.
— Pour toujours ! Vous allez me dire que ce n’était pas possible, que l’hiver viendrait, que les deux ou trois écus de Clopinet s’épuiseraient vite.
Puis, eût-il eu beaucoup d’argent, comment faire pour manger et s’habiller dans un désert où il ne pousse que des herbes dont les troupeaux mêmes ne veulent pas ?
Il y avait bien la mer et ses inépuisables coquillages, mais on s’en lasse, surtout quand on n’a à boire que de l’eau qui n’est pas bien bonne.
— Je vous répondrai que Clopinet n’était pas un enfant pareil à ceux qui à douze ans savent lire et écrire.
Il ne savait rien du tout, il ne prévoyait rien, il n’avait jamais réfléchi, peut-être n’avait-il même pas l’habitude de penser.
Sa mère avait toujours songé à tout pour lui, et malgré lui il s’imaginait qu’elle était toujours là, à deux pas, prête à lui apporter sa soupe et à le border dans son lit.
Ce n’est que par moments qu’il se souvenait d’être seul pour toujours ; mais, à force de se répéter ce mot-là, il s’aperçut qu’il n’y comprenait rien et que l’avenir ne signifiait pour lui qu’une chose : échapper au tailleur.
Il s’enfonça dans les déchirures de la dune.
Auprès des Vaches-Noires, elle était haute de plus de cent mètres et toute coupée à pic, très-belle, très-sombre, avec des parois bigarrées de rouge, de gris et de brun-olive, qui lui donnaient l’air d’une roche bien solide.
C’est par là qu’il aurait voulu se nicher, mais il ne paraissait point possible d’y aller. Qui sait pourtant s’il n’y avait pas quelque passage ?
Son frère lui avait tant dit qu’il ne fallait pas dormir sur les Vaches-Noires qu’il avait promis de ne plus s’y risquer. Et puis le jour il redevenait un peu craintif et ne croyait plus beaucoup à ce qu’il avait vu la nuit.
Il grimpa donc les endroits praticables de la dune et les trouva moins effrayants et moins difficiles qu’il ne l’avait pensé. Bientôt il en connut tous les endroits solides et comment on pouvait traverser sans danger les éboulements en suivant les parties où poussaient certaines plantes.
Il connut aussi celles qui étaient trompeuses. Enfin il pénétra dans la grande dune et vit qu’elle était toute gazonnée dans certaines fentes et qu’il y pouvait marcher sans trop glisser et sans enfoncer beaucoup.
Après avoir erré longtemps, très-longtemps, au hasard, dans ces éboulements plus ou moins solidifiés, il arriva sur une partie rocheuse et vit devant lui un enfoncement en forme de grotte, maçonnée en partie.
Il y entra et trouva que c’était comme une petite maison qu’on aurait creusée là pour y demeurer.
Il y avait un banc de pierre et un endroit noirci comme si on y eût allumé du feu ; mais il y avait bien longtemps qu’on n’y demeurait plus, car le beau gazon fin qui entourait l’entrée ne portait aucune trace de foulure ; même il y avait de grandes broussailles qui pendaient devant l’ouverture et que personne ne se donnait plus la peine de couper.
Clopinet s’empara de cet ermitage abandonné depuis bien des années à cause des éboulements du terrain environnant.
Il y plaça son paquet et coupa des herbes sèches pour se faire un lit sur le banc de pierre.
— À présent, se dit-il, le tailleur ni ma tante Laquille ne me trouveront jamais. Je suis très-bien, et si j’avais seulement une de nos vaches pour me tenir compagnie, je ne m’ennuierais point.
Il regrettait ses vaches, que pourtant il n’avait jamais beaucoup aimées, et la tristesse le gagnait.
Il prit le parti de dormir, car il avait assez de pain pour deux jours, et il s’était promis de ne pas se montrer tant que le tailleur pourrait être dans les environs.
Il dormit longtemps, et, le soir étant venu, il était rassasié de sommeil. Encouragé par l’obscurité, il parcourut ce qu’il lui plut d’appeler son jardin, car il y avait beaucoup de fleurs.
C’était tout de même un drôle de jardin ; cela était fait comme un fossé de verdure entre des talus tout droits qui ne laissaient voir qu’un peu de ciel.
On y était dans un trou, mais ce trou, placé très-haut sur la dune, n’avait pas de chemin pour monter ni descendre, et Clopinet, ne se souvenant pas bien comment il y était arrivé, se demanda s’il retrouverait le moyen d’en sortir.
Comme il avait l’esprit assez tranquille, ne souffrant plus ni de faim ni de fatigue, il s’essaya pour la première fois à raisonner et à prévoir.
Il n’y a rien de tel pour cela que d’y être forcé. Il se dit que quelqu’un ayant demeuré là, il devait toujours être possible de s’y reconnaître.
Il se dit aussi qu’il devait être proche de la mer, puisqu’il s’était tenu dans l’épaisseur de la dune loin du petit chemin qui en occupait à peu près le milieu, ce même chemin où il avait échappé au tailleur ; mais pourquoi ne voyait-il pas la mer ?
La ravine où il se trouvait tournait un peu à sa droite, et à sa gauche c’était comme un chemin naturel.
Il le suivit, et arriva bientôt à une sorte de petit mur évidemment construit de main d’homme et percé d’un trou par où il regarda.
Alors il vit la mer à cent pieds au-dessous de lui et la lune qui se levait dans de gros nuages noirs.
Il fut content d’avoir à son gré la vue de cette mer qu’il aimait tant, dont il entendit la voix qui montait et qui promettait de le bercer plus doucement qu’autour de la Grosse-Vache.
Il examina bien la paroi extérieure de la falaise, car en cet endroit la dune était assez solide pour être une vraie falaise, toute droite et tout à fait inaccessible.
Celui qui avait demeuré là avant lui avait donc eu aussi des raisons de se bien cacher, puisqu’il s’était fait un guettoir dans un lieu si escarpé et si sauvage.
Alors Clopinet voulut voir l’autre bout de cette ravine tournante où il se trouvait comme enfermé, et, revenant sur ses pas, il y alla ; mais il fut vite arrêté par une fente profonde et une muraille naturelle toute droite. Enfin il chercha au clair de la lune, qui n’était pas bien brillant, à reconnaître l’endroit par où il avait pénétré dans cette cachette.
Il s’engagea en tâtonnant dans plusieurs fentes fermées par des éboulements si dangereux qu’il n’osa plus essayer, et se promit de vérifier cela au jour. La lune se voilait de plus en plus, mais le peu de ciel qu’il voyait au-dessus de sa tête était encore clair ; il en profita pour rentrer dans sa grotte, car son jardin sauvage n’était pas uni et facile à parcourir.
Il n’avait pas sommeil, il s’ennuya de ne rien voir et devint triste ; il espéra que les petits esprits viendraient lui tenir compagnie : il n’entendit que le mugissement de l’orage qui montait et couvrait celui de la mer.
Alors il s’endormit, mais d’un sommeil léger et interrompu souvent.
Il n’avait jamais rêvé, tant il avait l’habitude de bien dormir, ou, s’il avait rêvé, il ne s’en était jamais rendu compte en s’éveillant. Cette nuit-là, il rêva beaucoup ; il se voyait encore une fois perdu dans les dunes sans pouvoir en sortir, et puis il se trouvait tout-à-coup transporté dans son pays, dans sa maison, et il entendait son père qui comptait de l’argent en répétant sans cesse le même nombre, dix-huit, dix-huit, dix-huit.
— C’était dix-huit livres qui avaient été promises au tailleur pour la première année d’apprentissage, et le tailleur en voulait vingt. Le père Doucy s’était obstiné, et il avait répété « dix-huit » jusqu’à ce que la chose fût acceptée.
Clopinet crut alors sentir la terrible main crochue du tailleur, qui s’abattait sur lui. Il fit un grand cri et s’éveilla.
Où était-il ? Il faisait noir dans sa grotte comme dans un four.
Il se souvint et se rassura ; mais tout aussitôt il ne sut que penser, car il entendit bien distinctement, et cette fois bien éveillé, une voix qui parlait à deux pas de lui et qui répétait dix-huit, dix-huit, dix-huit.
Clopinet en eut une sueur froide sur tout le corps ; ce n’était pas la voix forte et franche de son père, c’était une voix grêle et cassée, toute pareille à celle du tailleur au moment où il avait dit : dix-huit, dix-huit,… va pour dix-huit !
Il était donc là ! il avait découvert la retraite de son apprenti, il allait l’emporter ? Clopinet éperdu sauta de son lit de rocher.
Quelque chose tourbillonna bruyamment autour de lui et sortit de la grotte en répétant d’une voix aigre qui se perdit dans l’éloignement : dix-huit,… dix-huit !…
Le tailleur était donc venu là, peut-être pour s’y réfugier contre l’orage ? il n’avait pas vu Clopinet endormi, et à son réveil il en avait eu peur, puisqu’il se sauvait !
Cette idée que le tailleur était poltron, peut-être plus poltron que lui, enhardit singulièrement Clopinet.
Il se recoucha avec son bâton à côté de lui, résolu à taper ferme, si l’ennemi revenait.
Quand il eut sommeillé un bout de temps, il s’éveilla encore ; l’orage avait passé, la lune brillait sur le gazon, à l’entrée de la grotte. Il avait plu, et les feuillages qui pendaient devant l’ouverture reluisaient comme des diamants verts.
Alors Clopinet fut très-étonné d’entendre, dans le calme de la nuit, le mugissement du taureau, le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens à très-peu de distance.
Il écouta, et cela se répéta si souvent qu’en fermant les yeux il aurait juré qu’il était dans sa maison et qu’il entendait ses bêtes. Pourtant il était bien dans sa grotte et dans le désert ; comment une habitation et des troupeaux pouvaient-ils se trouver si près de lui ?
D’abord ces bruits lui furent agréables, ils adoucissaient l’effroi de la solitude ; mais le dix-huit se fit encore entendre, répété à satiété par plusieurs voix qui partaient de différents côtés ; on aurait dit une bande de tailleurs éparpillés sur les pointes de la dune, qui le menaçaient en se moquant de lui.
Clopinet ne put se rendormir ; il attendit le jour sans bouger et n’entendit plus rien. Il sortit de la grotte, regarda partout et ne vit personne.
Seulement il y avait beaucoup d’oiseaux de mer et de rivage qui avaient dormi sur le haut des dunes et qui passaient au-dessus de lui.
Il vit des vanneaux, au plumage d’émeraude, qui voltigeaient en faisant dans l’air mille cabrioles gracieuses, des barges de diverses espèces et un grand butor qui passait tristement, le cou replié sur son dos et les pattes étendues.
Il ne connaissait pas ces oiseaux-là par leurs noms, il n’en avait jamais vu de près, parce qu’il n’y avait ni étang ni rivière dans son endroit et que les oiseaux de passage ne s’y abattaient pas.
Il prit plaisir à les regarder, mais tout cela ne lui expliquait pas les bruits qui l’avaient étonné, et il résolut de savoir s’il y avait un endroit habité dans son voisinage.
Il s’agissait de sortir de son trou.
Au grand jour, rien n’était plus facile, quoique le passage fût étroit et embrouillé de buissons épineux.
Il le remarqua bien, et, sûr de ne plus se tromper, même la nuit, il monta sur un endroit plus élevé d’où il vit tout le pays environnant.
Aussi loin que sa vue pût s’étendre, il ne trouva que le désert et pas la moindre trace de culture et d’habitation.
Il s’imagina alors que les diables de la nuit avaient voulu l’effrayer. Son frère François lui avait dit ;
« Il n’y a pas d’esprits sur la mer, sur la terre je ne dis pas ! » et ses parents croyaient à toute sorte de lutins, bons ou mauvais, qui donnaient la maladie ou la santé à leurs bêtes. Clopinet ne se piquait pas d’en savoir plus long qu’eux.
Il n’avait jamais eu affaire à des esprits quelconques avant d’avoir passé la nuit dehors ; mais depuis ce moment là il croyait aux esprits de la mer ; il pouvait donc bien croire à ceux de la terre, et il s’en inquiéta, car il avait lieu de les croire mal disposés pour lui.
Peut-être voulaient-ils l’empêcher de demeurer dans la falaise, peut-être le tailleur était-il sorcier et avait-il le pouvoir de venir en esprit le tourmenter pendant la nuit.
Tout cela était bien confus dans sa tête ; mais après tout, le fantôme qui disait dix-huit s’était enfui devant lui, et les autres n’avaient pas osé paraître.
Ils s’étaient contentés d’imiter des cris d’animaux, peut-être pour le faire sortir de son refuge et l’égarer pendant la nuit.
Une autre fois, pensa-t-il, ils diront tout ce qu’ils voudront, je ne bougerai mie, je ne me perdrai plus dans la dune, je la connais à présent, et, si les lutins entrent dans ma grotte, je les battrai ; mon oncle l’a dit, il me poussera des ailes de courage.