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Georges Sand : Les aile de courage partie 2

Il faisait nuit quand Clopinet se sentit assez rassuré pour sortir de sa cachette. C’était une douce soirée de printemps, tranquille et voilée. Il écouta avant de bouger et fut très-effrayé d’un bruit singulier. 

Il s’imagina que c’était le terrible pas du tailleur qui faisait crier le sable au-dessous de lui ; et puis, comme cela ressemblait par moments à une étoffe qu’on déchire, il pensa encore au tailleur déchirant les étoffes avant d’y mettre ses terribles ciseaux. 

Mais cela recommençait toujours sans augmenter ni diminuer de force et de vitesse, sans se rapprocher et sans jamais s’arrêter. 

C’était la mer brisant au bas de la grève. Clopinet ne connaissait pas ce bruit-là ; il essaya de voir et s’assura, aussi bien que possible dans l’obscurité, que personne autre que lui n’était dans ce désert. C’était pour lui un lieu incompréhensible. 

D’où il était, en sortant la tête des buissons, il voyait un grand demi-cercle de dunes dont il ne pouvait distinguer les plis et les ressauts, et qui lui paraissait être une immense muraille ébréchée s’écroulant dans le vide. Ce vide, c’était la mer ; mais, comme il ne s’en faisait aucune idée et que la brume du soir lui cachait l’horizon, il ne la distinguait pas du ciel et s’étonnait seulement de voir des étoiles dans le haut et de singulières clartés dans le bas. 

Était-ce des éclairs de chaleur ? Mais comment se trouvaient-ils sous ses pieds ? 

Comment comprendre tout cela quand on n’a rien vu, pas même une grande rivière ou une petite montagne ? Clopinet marcha un peu dans les grosses herbes sans oser descendre plus bas, il avait peur et il avait faim. 

— Il faut, se dit-il, que je cherche un endroit pour dormir, car au petit jour je veux demander le chemin de chez nous et retourner voir si ma pauvre mère n’est pas morte.

Cette idée le fit pleurer, mais en se souvenant qu’il avait été comme mort lui-même sur le dos du tailleur, il espéra que sa mère en reviendrait aussi.

Il n’osait pas dormir au premier endroit venu, de peur d’être surpris par l’horrible patron qu’il supposait toujours lancé à sa recherche, et il ne se trouvait pas assez loin du chemin par où il eût pu revenir vers lui. 

Il descendit donc avec précaution, et vit que cela était plus difficile qu’il ne l’avait pensé. Le rebord de la dune n’était pas un mur où il pût se laisser glisser. 

C’était un terrain tout coupé, tout crevassé et tout hérissé, comme une châtaigne, de pointes mal solides qui cédaient sous la main quand on voulait s’y accrocher ; puis il rencontrait de grandes fentes cachées par l’herbe et les épines, et il craignait d’y tomber. 

Il ne put en éviter quelques-unes qui avaient de l’eau au fond, et qui par bonheur n’étaient pas profondes ; mais la nuit, la solitude et le danger de ce terrain perfide, si nouveau pour un habitant des plaines et si difficile pour un boiteux, lui causèrent une grande tristesse et peu à peu un grand effroi. 

Il renonça à descendre et voulut remonter. 

Ce fut pire. Si le dessus du terrain était séché par le soleil et un peu consolidé par l’herbe épaisse, le flanc de cette fausse roche était humide et glissant, le pied n’y pouvait trouver d’appui, de gros morceaux de marne épaisse se détachaient et laissaient crouler de gros cailloux qui étaient comme tombés du ciel de place en place. 

Épuisé de fatigue, l’enfant se crut perdu ; il ne savait pas si les loups ne viendraient pas le manger.

Il se jeta tout découragé sur une mousse épaisse qu’il rencontra et essaya de s’endormir pour tromper la faim ; mais il rêva qu’il glissait, et quelque chose qui passa sur lui en courant, peut-être un renard, peut-être un lièvre, lui fit une telle peur qu’il s’enfuit, sans savoir où, au risque de tomber dans une fente et de s’y noyer. 

Il n’avait plus sa raison et ne reconnaissait plus les choses qu’il avait vues au jour. 

Il allait d’un creux à l’autre, s’imaginant qu’au lieu de courir il volait au-dessus de la terre. Il rencontrait ces grandes crêtes de la dune qui l’avaient étonné, et il les prenait pour des géants qui le regardaient en branlant la tête. 

Chaque buisson noir lui paraissait une bête accroupie, prête à s’élancer sur lui. 

Il lui venait aussi des idées folles et des souvenirs de choses qu’il avait oubliées. 

Une fois son oncle le marin avait dit devant lui : 

—  Quand on s’est donné aux esprits de la mer, les esprits de la terre ne veulent plus de vous. 

Et cette parole symbolique lui revenait comme une menace. 

— J’ai trop pensé à la mer, se disait-il, et voilà que la terre me renvoie et me déteste ; elle se déchire et se fend de tous les côtés sous mes pieds, elle se dresse en pointes qui ne tiennent à rien et qui veulent m’écraser. 
Je suis perdu, je ne sais pas où est la mer, qui peut-être serait meilleure pour moi ; je ne sais pas de quel côté est mon pays et si je retrouverai jamais ma maison. 
Peut-être que la terre s’est aussi fâchée contre mes parents et qu’ils n’existent plus ! 

Comme il pensait cela, il entendit passer au-dessus de sa tête quelque chose de très-surprenant. 

C’était une quantité de petites voix plaintives qui semblaient appeler du secours ; ce n’était pas des cris d’oiseau, c’était des voix de petits enfants, si douces et si tristes, que le chagrin et la détresse de Clopinet en augmentèrent et qu’il cria : 

— Par ici, par ici, petits esprits, venez pleurer avec moi ou emmenez-moi pleurer avec vous, car au moins vous êtes tous ensemble pour vous plaindre, et moi je suis tout seul.

Les petites voix continuaient à passer, et il y en avait tant que cela passa pendant un quart d’heure sans faire attention à Clopinet, bien que peu à peu sa voix, à lui, se fût mise à l’unisson de cette douce plainte. 

Enfin elles devinrent plus rares, la grande troupe s’éloignait ; il ne passa plus que des voix isolées qui étaient en retard et appelaient d’un accent plein d’angoisse pour qu’on les attendît. 

Quand Clopinet, qui courait toujours sans pouvoir les suivre, entendit passer celle qu’il jugea devoir être la dernière, il fut désespéré, car ces compagnons invisibles de son malheur avaient adouci son chagrin, et il se retrouvait dans l’horreur de la solitude. 

Alors il s’écria : 

— Esprits de la nuit, esprits de la mer peut-être, ayez pitié, emportez-moi !

En même temps il fit en courant un grand effort, comme pour ouvrir ses ailes, et, soit que le désir qu’il en avait lui en eût fait pousser, soit que tout ceci fût un rêve de la fièvre et de la faim, il sentit qu’il quittait la terre et qu’il s’envolait dans la direction que suivaient les esprits voyageurs. 

Emporté dans l’air grisâtre, il crut voir distinctement des petites flèches noires qui volaient devant lui ; mais bientôt il ne vit plus rien que du brouillard et il appela en vain pour qu’on l’attendît. 

Les voix avançaient toujours, pleurant toutes ensemble, mais allant plus vite que lui et se perdant à travers la nue. 

Alors Clopinet sentit ses ailes se fatiguer, son vol s’appesantir, et il descendit, descendit, sans tomber, mais sans pouvoir s’arrêter, jusqu’au pied de la dune. 

Dès qu’il toucha la terre, il agita ses bras, et s’imagina que c’était toujours des ailes qui pourraient repartir quand il ne serait plus fatigué. 

Au reste, il n’eut pas le loisir de s’en tourmenter, car ce qu’il voyait l’occupait tellement qu’il ne songeait presque plus à lui-même.

La nuit était toujours voilée, mais pas assez sombre pour l’empêcher de distinguer les objets qui n’étaient pas très-éloignés. 

Il était assis sur un sable très-fin et très-doux, parmi de grosses boules rondes et blanchâtres qu’il prit d’abord pour des pommiers en fleurs. 

En regardant mieux et en touchant celles qui étaient près de lui, il reconnut que c’était de grosses roches pareilles à celles qu’il avait vues sur le haut des dunes, et qui avaient glissé, il y avait peut-être longtemps, jusque sur la plage.

C’était une belle plage, car en cet endroit-là la mer venait chaque jour jusqu’au pied de la dune balayer la boue qui tombait de cette montagne marneuse. Le sable était d’ailleurs lavé en mille endroits par de petits filets d’eau douce qui filtrait le long de la hauteur et se perdaient sans bruit et sans bouillonnement dans l’eau salée ; mais, comme la marée n’était pas encore tout à fait montée, tout en entendant le bruit de la vague qui approchait, Clopinet ne voyait encore que cette longue et pâle bande de sable humide que perçait une multitude de masses noires plus ou moins grosses et toutes plus ou moins arrondies. 

Clopinet n’avait plus peur ; il regardait ces masses immobiles avec étonnement. 

C’était comme un troupeau de bêtes énormes qui dormait devant lui. 

Il voulut les voir de près et avança sur le sable jusqu’à ce qu’il put en toucher une. 

C’était une roche pareille à celle qu’il venait de quitter ; mais pourquoi était-elle noire, tandis que celles du rivage étaient blanches ? Il toucha encore et amena à lui quelque chose comme une énorme grappe de raisins noirs. 

Il avait faim, il y mordit, et ne trouva sous sa dent que des coquilles assez dures ; mais ses dents étaient bonnes et entamaient de petites moules excellentes. 

Aussitôt il les ouvrit avec son couteau et apaisa sa faim, car il y avait de ces moules à l’infini et c’était ce revêtement épais de coquillages qui rendait noirs les cailloux blancs tombés comme les autres du sommet et des flancs de la dune.

Quand il eut bien mangé, il se sentit tout ranimé et redevint raisonnable. 

Il ne se souvint plus d’avoir eu des ailes et pensa qu’il avait roulé doucement le long des marnes en croyant voler dans les nuages.

Alors il monta sur une des plus grosses roches noires et regarda ce qu’il y avait au delà. 

Il revit passer ces longs éclairs pâles qu’il avait déjà vus d’en haut et qui paraissaient raser le sol. 

Qu’est-ce que ce pouvait être ?

Il se rappela que son oncle avait dit devant lui que l’eau de mer brillait souvent comme un feu blanc pendant la nuit, et il se dit enfin que ce qu’il voyait devait être la mer. 

Elle était tout près et avançait vers les roches, mais si lentement et avec un mouvement si régulier et un bruit si uniforme que l’enfant ne se rendit pas compte du terrain qu’elle gagnait et resta bien tranquille sur son rocher, à la regarder aller et venir, avancer, reculer, se plisser en grosses lames, s’élever pour s’abattre aussitôt et recommencer jusqu’à ce qu’elle vînt s’aplatir sur la grève avec ce bruit sec et frais qui n’est pas sans charme dans les nuits tranquilles et appelle le sommeil, pour peu qu’on y soit disposé.

Clopinet n’y put résister ; il était peut-être dix heures du soir, et jamais il n’avait veillé si tard. 

Son lit de roches et de coquillages n’était pas précisément mollet ; mais quand on est bien las, où ne dormirait-on point ? Pendant quelques instants, il fixa ses yeux appesantis sur cette mince nappe argentée qui s’étend mollement sur le sable, qui avance encore au moment où la vague recule déjà, qui est reprise et poussée plus avant quand elle revient. 

Rien n’est moins effrayant que cette douce et perfide invasion de la marée montante.

Clopinet vit bien que la bande de sable se rétrécissait devant lui et que de petits flots commençaient à laver le pied de son rocher. Ils étaient si jolis avec leur fine écume blanche qu’il n’en prit aucun souci. 

C’était la mer, il la voyait, il la touchait enfin ! Elle n’était pas bien grande, car au-delà de cinq ou six lames il ne voyait plus rien qu’une bande noire perdue dans la brume. 

Elle n’avait rien de méchant, elle devait bien savoir qu’il avait toujours souhaité de vivre avec elle. 

Sans doute elle était raisonnable, car l’oncle marin parlait souvent d’elle comme d’une personne majestueuse et respectable. Cela fit songer à Clopinet qu’il ne l’avait pas encore saluée, et que ce n’était point honnête. 

Tout appesanti par le sommeil qui le gagnait, il souleva poliment son bonnet de laine, et, laissant retomber sa tête sur son bras gauche étendu, il s’endormit en tenant toujours son bonnet dans la main droite.