Georges Sand : Les aile de courage partie 11
Le lendemain, le baron le trouvait à son poste au laboratoire. Il avait bonne mine et paraissait guéri ; mais deux jours plus tard le pauvre enfant était aussi pâle et aussi accablé qu’auparavant.
Pressé de questions, il répondit enfin à son protecteur :
— Monsieur le baron, il faut me laisser partir, je ne peux plus vivre ici. J’ai cru qu’un peu d’air et de promenade suffirait à ma guérison, je me suis trompé. Il me faut plus de temps que cela.
Il me faut un an, peut-être davantage, je ne sais pas. Retirez-moi vos bienfaits, je n’en suis plus digne ; mais ne me haïssez pas, j’en mourrais de chagrin et ne pourrais profiter de la liberté que vous m’auriez laissée.
Le baron, voyant Clopinet si affecté, se montra tout à fait brave homme, et, le consolant de son mieux, lui jura qu’il ne cesserait jamais de s’intéresser à lui ; mais, avant de se rendre à la nécessité de le voir partir pour longtemps, peut-être pour toujours, car la vie de voyages est pleine de dangers, il exigea que l’enfant lui ouvrit tout à fait son cœur. Il lui supposait quelque arrière-pensée et ne comprenait pas du tout son amour pour la solitude.
— Eh bien ! répondit Clopinet, je vais tout vous dire, au risque de vous paraître idiot ou fou.
J’aime les oiseaux, entendons-nous, les oiseaux vivants, et il me faut vivre avec eux ; j’aime bien à les voir en peinture, car la peinture donne une idée de la vie, et il me semble qu’un jour je pourrais devenir capable de représenter par le dessin et la couleur les êtres que j’aurai eu le temps de bien voir et de bien comprendre ; mais l’empaillage m’est devenu odieux.
Vivre au milieu de ces cadavres, disséquer ces tristes chairs mortes, faire le métier d’embaumeur, je ne peux plus, il me semble que je bois la mort et que je me momifie moi-même.
Vous admirez la belle tournure et le lustre que je sais donner à ces oiseaux.
Pour moi, ce sont des spectres qui me poursuivent dans mes rêves et me redemandent la vie que je ne puis leur donner et quand je passe le soir dans la galerie vitrée, il me semble les entendre frapper le verre de leurs becs pour me réclamer la liberté de leurs ailes, que j’ai liées avec mes fils de fer et de laiton.
Enfin ces fantômes me font horreur, et je me fais horreur à moi-même de les créer.
Je n’ai pourtant pas à me reprocher leur mort, car je n’ai jamais tué qu’un oiseau, un seul, pour le manger, pressé que j’étais par la faim.
Je ne me le suis jamais pardonné, et j’ai juré de n’en pas tuer un second ; mais il n’en est pas moins vrai que je vis de la mort de tous ceux que je prépare, et cette idée me trouble et me poursuit comme un remords.
Et puis,… et puis… il y a encore autre chose que je n’ose pas, que je ne saurais peut-être pas vous dire.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda le baron ; il faut me dire tout comme à ton meilleur ami.
— Eh bien ! repartit Clopinet, il y a sur la mer et sur ses rivages des voix qui me parlent et que personne autre que moi ne sait entendre.
On croit et on dit que les oiseaux font entendre des cris d’amour ou de peur, de colère ou d’inquiétude, qui ne s’adressent jamais aux êtres d’une autre espèce, et que les hommes n’ont pas besoin de comprendre.
C’est possible ; mais comme il y en a que je comprends et qui me disent ce que je dois faire quand j’hésite devant mon devoir, je pense qu’il y a autour de nous de bons génies qui prennent à nos yeux certaines formes et empruntent certaines voix pour nous montrer leur amitié et nous bien conduire.
Je ne prétends pas qu’ils fassent des miracles, mais ils nous en font faire en changeant, par leurs bonnes inspirations, nos instincts d’égoïsme et de lâcheté en élans de courage et de dévoûment.
Cela vous étonne, mon cher patron, et pourtant je vous ai quelquefois entendu dire en beau langage que, dans l’étude de la science, la nature nous parlait par toutes ses voix, qu’elle nous détachait ainsi de l’ambition et de la vanité, enfin qu’elle nous conservait purs et nous rendait meilleurs.
J’ai bu vos paroles, et ces voix de la nature, je les ai entendues. Je me suis enivré de leur magie, je ne puis vivre sans les écouter.
Elles ne me parlent point ici ; laissez-moi partir.
Elle me commanderont certainement de revenir vous apporter le résultat de mes découvertes, comme déjà elles m’ont commandé d’aller faire soumission à mes parents, et je reviendrai ; mais laissez-moi les suivre, car en ce moment elles m’appellent et veulent que je devienne un vrai savant, c’est-à-dire un véritable élève, de la nature.
Le baron jugea que Clopinet était jusqu’à un certain point dans le vrai, mais qu’il avait l’imagination malade et qu’il fallait le laisser se distraire par le mouvement des voyages.
Il s’occupa avec lui de tout ce qui pouvait lui faciliter une traversée, et, l’ayant bien muni d’argent, d’effets et d’instruments, il l’embarqua sur un de ces gros bateaux qui, deux ou trois fois par an, font encore le voyage de Dives à Honfleur.
Là, Clopinet s’embarqua lui-même pour l’Angleterre, d’où il passa en Écosse, en Irlande et dans les autres îles environnantes.
Libre et heureux dans les sites les plus sauvages, étudiant tout et se rendant compte de toutes choses par lui-même, il songea au retour et revint au bout d’un an, rapportant au baron un trésor d’observations nouvelles qui contredisaient souvent les affirmations des naturalistes, mais n’en étaient pas moins aussi vraies qu’ingénieuses.
L’année suivante, après avoir passé quelques semaines dans sa famille et chez ses amis, Clopinet s’en alla en Suisse, en Allemagne et jusque dans les provinces polonaises, russes et turques.
Plus tard, il visita le nord de la Russie et une partie de l’Asie, achetant partout les oiseaux que les gens du pays tuaient à la chasse, et les momifiant pour les envoyer au baron, dont la collection devint une des plus belles de France ; mais Clopinet se tint à lui-même la parole qu’il s’était donnée de ne rien tuer et de ne rien faire tuer pour son service.
C’était sa manie, et la science y perdit peut-être quelques échantillons précieux qu’avec moins de scrupule il eût pu se procurer.
En revanche, il l’enrichit de tant de documents justes et nouveaux qui redressaient des erreurs longtemps consacrées, que le baron n’eut point à se plaindre.
Il se fit longtemps honneur de toutes les découvertes de son élève, et publia ses notes sous forme d’ouvrages scientifiques où il oublia de le nommer.
Clopinet n’y trouva point à redire, n’ayant aucune ambition personnelle et se trouvant parfaitement heureux de satisfaire sa passion pour la nature.
Le baron, parvenu à une certaine réputation, ce qui avait été le but de toutes ses dépenses et de toutes ses commandes, ne fut pourtant pas ingrat envers Clopinet : il mourut en l’instituant son légataire universel.
Ses neveux intentèrent un grand procès à ce misérable petit cuistre, qui avait capté, selon eux, la faveur du défunt : le testament était en bonne forme, et Clopinet eût peut-être emporté gain de cause ; mais il n’aimait pas les querelles, et il accepta la première transaction qui lui fut offerte. On lui laissa le manoir et le musée, avec assez de terre pour y vivre modestement et pouvoir voyager avec économie.
Il se tint pour privilégié de la fortune et de la destinée.
Il put faire le tour du monde pendant que sa famille et celle de son oncle Laquille habitaient son château, où il revint de temps en temps pour entretenir avec un soin pieux la collection de son bienfaiteur.
Il vieillit dans ce mouvement perpétuel, disparaissant des années entières sans donner de ses nouvelles, car il faisait de longues stations dans des endroits si sauvages, qu’il lui était impossible de correspondre avec personne.
Il revenait toujours doux, tranquille, facile à vivre, obligeant et généreux au-delà de ses moyens. Des naturalistes qui l’avaient rencontré dans ses lointaines excursions, entre autres M. Levaillant, racontèrent de lui des traits d’une grande bonté et d’un courage extraordinaire ; cependant, comme il n’en parla jamais lui-même, on ne sut pas bien si cela était arrivé.
Il vécut longtemps sans infirmités, mais une fatigue excessive et le froid qu’il éprouva en étudiant les mœurs de l’eider en Laponie le rendirent boiteux comme il l’avait été dans son enfance. Habitué à un grand exercice et ne pouvant plus s’y livrer, il songea qu’il n’avait plus beaucoup d’années à vivre, et s’occupa d’envoyer à divers musées les oiseaux de sa collection et une foule de notes anonymes que les savants estimèrent beaucoup sans savoir d’où elles leur venaient.
Autant la plupart des autres aiment à se produire et à faire parler d’eux, autant Clopinet aimait à se cacher.
Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher à être aimé et respecté par les gens du pays, qui l’appelaient M. le baron, et se seraient jetés à la mer seulement pour lui faire plaisir.
Il fut donc très-heureux, occupa ses derniers loisirs à faire d’excellents dessins qui furent vendus cher et fort admirés après sa mort.
Quand il se sentit près de sa fin, affaibli et comme averti, il voulut revoir la grande falaise.
Il n’était pas très-vieux, et sa famille n’avait pas d’inquiétude réelle sur son compte.
Ses fidèles amis, le pharmacien et le curé, étaient beaucoup plus âgés que lui, mais ils étaient encore verts, et ils lui offrirent de l’accompagner.
Il les remercia en priant qu’on le laissât seul. Il promettait de ne pas aller loin sur la plage, on connaissait son goût pour la solitude, on ne voulut pas le gêner.
Le soir venu, comme il ne rentrait pas, ses frères, ses neveux et ses amis s’inquiétèrent.
Ils partirent avec des torches, le curé et le pharmacien suivirent François du mieux qu’ils purent.
On chercha toute la nuit, on explora la côte tout le lendemain et on s’informa tous les jours suivants.
Les dunes furent muettes, la mer ne rejeta aucun cadavre.
Une vieille femme, qui pêchait des crevettes sur la grève au lever du jour, assura qu’elle avait vu passer un grand oiseau de mer dont elle n’avait jamais vu le pareil auparavant, et qu’en rasant presque sa coiffure, cet oiseau étrange lui avait crié avec la voix de M. le baron :
— Adieu, bonnes gens ! ne soyez point en peine de moi, j’ai retrouvé mes ailes.