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Georges Sand : Les aile de courage partie 10

La nuit fut très-mauvaise et la marne gagna beaucoup. Clopinet dut se lever avant le jour ; il rassembla toutes ses bestioles, les fit déjeuner, les mit avec soin dans le panier garni d’herbe, les chargea sur le bât de l’âne, qu’il fit bien déjeuner aussi, et, le soutenant de son mieux, il lui fit descendre la falaise jusqu’au bord de la mer. 

Il avait calculé son temps de manière à se trouver là au moment où la marée, commençant à descendre, lui permettrait de suivre la plage pour gagner Dives ; mais quand l’âne entendit la mer de si près, car il faisait encore trop sombre pour qu’il pût bien la voir, il fut pris d’une si belle peur qu’il resta tout tremblant, les oreilles couchées en arrière, sans vouloir avancer ni reculer. 

Clopinet était fort patient, et au lieu de le battre il le caressa, afin de lui donner le temps de s’habituer au bruit des vagues.

En ce moment, il lui sembla voir sur la grande Vache-Noire, qui montrait toujours son dos au-dessus des vagues, quelque chose de fort extraordinaire. 

Il ne faisait pas encore assez clair pour qu’il pût distinguer ce que c’était. Cela avait comme un petit corps avec de longues pattes qui remuaient. 

Clopinet pensa que c’était un poulpe gigantesque, et la curiosité de voir un animal si extraordinaire lui fit abandonner l’âne et avancer de ce côté.

Cela remuait toujours, tantôt une patte, tantôt l’autre, mais le corps semblait collé au rocher. 

Clopinet craignait pourtant que cet animal incompréhensible ne s’en détachât avant qu’il eût pu l’observer et le définir. 

Il se déshabilla vite, jeta ses vêtements sur l’âne, qui ne bougeait point, et se mit à la mer ; mais la houle était très-forte et l’empêchait d’avancer autrement qu’en s’accrochant aux roches éparses et submergées qu’il connaissait parfaitement. 

Enfin il put aller assez près pour voir que ce poulpe était un homme cramponné au sommet de la Grosse-Vache et donnant des signes non équivoques de détresse ; mais quel homme singulier ! 

Il était si effroyablement bâti que, malgré l’émotion qu’il éprouvait, Clopinet songea au tailleur grotesque qui avait été la terreur de son enfance. Lui seul pouvait être aussi laid que l’être difforme dont il apercevait la grosse tête et les longs membres étiques à travers ses habits mouillés et collants. Il nagea vers lui, et crut entendre une voix qui lui criait : À moi, à moi ! 

Clopinet atteignit la dernière roche qui s’élève avant la Grosse-Vache et qui se montrait à son tour au-dessus de l’eau. 

Il n’était plus qu’à une très-courte distance du naufragé, et il put s’assurer, grâce au jour qui augmentait rapidement, que c’était bien le misérable bossu dont il avait conservé un souvenir plein de dégoût et d’aversion, quoiqu’il ne l’eût pas revu depuis trois ans. 

Il lui cria : 
— Ne bougez pas, attendez-moi ! 

Ce fut inutile ; soit que Tire-à-gauche n’entendit pas, soit que la marée en se retirant remportât malgré lui, il fit un suprême effort pour tendre ses longs bras à Clopinet, et lâcha prise ; en un clin d’œil, il fut entraîné par la vague qui tourbillonnait autour du rocher et disparut. 

Clopinet, debout sur celui où il s’était arrêté pour reprendre haleine, resta un moment indécis et comme glacé par l’effroi de la mort. 

On pense vite dans ces moments-là ; il comprit que le tailleur éperdu allait, s’il lui portait secours, se cramponner, s’enlacer à lui comme une véritable pieuvre et l’entraîner au fond en l’empêchant de nager. 

Mourir comme cela tout d’un coup, d’une mort affreuse, lui si jeune et si curieux de la vie, pour avoir voulu porter un secours inutile à un être aussi sournois, aussi méchant et aussi laid que ce tailleur, c’était de la folie. 

Clopinet hésita un instant, — un instant bien court, car il se fit dans ses oreilles un bruit mélodieux qu’il reconnut aussitôt ; c’était le chant énergique et tendre de ses petits amis les esprits ailés de la mer, et ces voix caressantes lui disaient : 

— Tes ailes, ouvre tes ailes I nous sommes là !

Clopinet sentit ses ailes de courage s’ouvrir toutes grandes, grandes comme celles d’un aigle de mer, et il sauta dans la vague furieuse. 

Il ne sut jamais comment il avait pu ressaisir le tailleur au milieu de l’écume qui l’aveuglait, lutter avec lui, vaincre avec une force surnaturelle la lame énorme qui l’emmenait au large, enfin revenir à la Grosse-Vache et y tomber épuisé sur le corps du naufragé évanoui. 

Tout cela se passa comme dans un rêve ; mais dans ce moment-là, malgré toute l’instruction qu’il avait acquise, personne n’eût pu persuader à Clopinet que les bons génies qui l’avaient assisté autrefois ne s’en étaient point mêlés encore cette fois-ci. 

Il se releva vite en leur criant : — Merci, merci, mes bien-aimés ! 

Il retourna le tailleur sur le ventre et le tint couché, la tête en bas, pour lui faire rendre l’eau qu’il avait bue ; il le frotta de toute sa force jusqu’à ce qu’il vit qu’il retrouvait la respiration. 

Au bout de cinq minutes, Tire-à-gauche revint tout à fait à lui, et, voulant parler, fit de grands cris par suite du dernier étouffement qu’il avait à combattre. Il voulait se rejeter à l’eau pour gagner plus vite la terre ; il était comme fou. Clopinet réussit à le maintenir en le battant ferme du plat de la main, ce qui acheva de le ranimer.

— Ayez confiance, lui dit Clopinet quand il put lui faire comprendre quelque chose ; dans un instant, cette roche sera toute découverte, et nous retournerons à pied sec à la côte. J’ai réussi à vous réchauffer un peu ; si vous vous refroidissez à présent, vous mourrez.

Tire-à-gauche se soumit, et au bout d’un quart d’heure il était sur le rivage et se séchait à fond, tout en mangeant le pain de Clopinet devant un bon feu d’herbes sèches que ce brave enfant avait allumé sur un ressaut de la dune où la marée ne montait pas.

C’est alors que le tailleur put raconter à Clopinet comment, malgré son horreur pour la mer, il s’était laissé surprendre et emporter par elle. 

— Il faut, lui dit-il, que je t’avoue une chose. 
Je vivais mal de mon état, et depuis le jour où je t’avais vu paré de trois belles plumes de roupeau, je n’avais plus d’autre ambition que celle de découvrir la cachette de ces oiseaux précieux. 
J’en voyais bien voler au-dessus et autour de cette maudite falaise, mais je n’osais point m’y risquer ; quoique je marche et grimpe très-joliment, Dieu ne m’a point donné le courage, et je n’osais ni me risquer tout seul, ni me donner comme toi au diable.

— Monsieur le tailleur, dit Clopinet en lui passant sa gourde, buvez un coup ; vous avez besoin d’éclaircir vos idées, car vous êtes un imbécile de croire au diable, et, quand vous prétendez que je me suis donné à lui, je vous déclare, sans vouloir vous offenser, que vous mentez comme un chien.

Le tailleur, qui était querelleur et vigoureux au combat, baissa la tête et fit des excuses, car il avait trouvé son maître.

— Mon cher monsieur Clopinet, dit-il, je vous dois de faire encore l’ornement de ce monde, je vous en suis reconnaissant, et les femmes vous béniront.

— Puisque vous avez de l’esprit et que vous vous moquez agréablement de vous-même, je vous pardonne, reprit Clopinet.

Mais le tailleur ne se moquait point. Il se croyait très-bien de sa personne, et il assura très-sérieusement que les belles le trouvaient aimable et se disputaient son cœur. Clopinet fut alors pris d’un si bon rire qu’il en tomba sur le dos en se tenant les flancs et tapant des pieds. Le tailleur se fût bien fâché s’il l’eût osé, mais il n’osa pas et continua son récit.

— Ce sont les aventures qui m’ont perdu, dit-il ; vous pouvez en rire, mais il n’est que trop vrai que j’ai quitté le pays pour obéir à une veuve qui voulait m’épouser. 
Elle m’avait fait accroire qu’elle était riche, et j’allais consentir, quoiqu’elle ne fût pas de la première jeunesse, quand je découvris qu’elle n’avait pas le sou, pas même de quoi me payer une misérable dette de cabaret ! 
Je l’ai donc plantée là, et je revenais par ici, la mort dans l’âme, le gousset vide et le ventre creux, forcé de demander un morceau de pain au boulanger de Villers, lorsque hier soir l’idée me vint de chercher les plumes de roupeau auxquelles j’avais toujours songé. 
Ce boulanger m’apprit que vous en aviez vendu pour trois mille écus au seigneur de Platecôte, lequel vous avait adopté pour son domestique et son héritier. 
Voilà du moins ce qu’on raconte dans le pays. 
Alors je me mis en tête, dussé-je me tuer, de trouver les roupeaux que l’on voyait voler par ici et qu’il fallait surprendre avant le jour lorsqu’ils quittent le bord de la mer. 
Je partis de Villers à minuit, pensant arriver aux Vaches-Noires avant la marée ; mais il faut croire que le coucou du boulanger retarde, ou qu’il m’avait fait un peu boire, car c’est un homme d’esprit qui aime les gens instruits et qui n’a pas été fâché de me faire goûter son cidre, tout en causant le soir avec moi. 
Enfin, que le cidre ou le coucou, ou le diable s’en soit mêlé, j’ai été surpris par la marée avant que le jour ne parût, et emporté sur cette roche où sans vous je serais mort.

— C’est-à-dire, répondit Clopinet, qu’avec un peu de sang-froid et de raisonnement vous fussiez resté sans danger jusqu’au départ de la marée. Enfin vous voilà sain et sauf, prenez ces deux écus et allez en paix, j’ai assez de votre compagnie.

Le tailleur se confondit en remercîments ; il eût baisé les mains de Clopinet, si Clopinet l’eût laissé faire. La mer était loin, l’âne se trouvait tout rassuré et tout disposé pour transporter à Dives la ménagerie destinée à M. le curé ; Clopinet avait aussi ramassé beaucoup de plantes que son ami le pharmacien lui avait désignées en le priant de les lui rapporter ; il y en avait une grosse botte attachée sur le derrière du baudet. 

Le tailleur, bien que congédié, ne s’en allait pas, et regardait la cage et la gerbe de plantes avec une curiosité pleine de convoitise.

— Vous pouvez, lui dit Clopinet, vous rendre utile et gagner quelque chose en ramassant des herbes comme celles-ci ; quant aux oiseaux de la dune, quels qu’ils soient, je vous défends de leur tendre des piéges et de troubler leurs couvées.

— Pourtant, dit avec une timidité sournoise le tailleur attentif, les oiseaux du rivage sont à tout le monde. Il y a là, dans cette cage, des roupeaux magnifiques. Vous les avez pris, ils sont à vous ; mais il en reste, et si vous aviez pitié d’un pauvre homme, vous lui diriez où ces oiseaux se cachent pendant le jour, et par quel moyen on peut y arriver sans périr, car enfin vous voilà, et vous venez de faire cette riche capture.

— Monsieur Tire-à-gauche, répondit Clopinet, vous voulez faire ce que je vous défends et vous ne craignez pas de me déplaire après ce que j’ai fait pour vous. Eh bien ! écoutez ce qui vous attend, si vous voulez escalader la falaise !

— Quoi donc ? dit le tailleur incrédule.

— Vous n’entendez rien ?

— J’entends qu’il tonne du côté de Honfleur.

— Il ne tonne pas, c’est la falaise qui croule, marchons !

Clopinet fit doubler le pas à son âne, et le tailleur prit sa course en avant. Quand il se vit loin du danger, il s’arrêta terrifié par un bruit formidable, et, se retournant, il vit crouler tout un pan de cette montagne avec un banc de roches énormes qui furent lancées au loin dans la mer, ou elles mêlèrent un effrayant troupeau de vaches blanches au sombre troupeau des vaches noires, leurs devancières. 

Clopinet s’était arrêté et retourné aussi. Il avait vu rouler, avec ce banc de roches, les débris de maçonnerie de son ermitage et de son observatoire.

— Monsieur Tire-à-gauche, dit-il au tailleur quand il l’eût rejoint, j’avais là une maison de campagne, un jardin, et les roupeaux à discrétion tout près de moi ; allez en prendre possession, si vous voulez !

Le tailleur confus secoua la tête. Il était à jamais guéri de la fantaisie de surprendre les oiseaux de mer et d’escalader les falaises.

Clopinet fut triste en continuant sa route. 

Il avait aimé cet ermitage comme on aime une personne. 

Les privations qu’il y avait subies, les dangers qu’il y avait bravés, les rêves agréables ou effrayants qu’il y avait eus se représentaient à lui comme des liens de cœur qu’un désastre inévitable et longtemps prévu venait de rompre sans retour. 

Dame nature, pensa-t-il, n’est pas toujours une hôtesse bien commode, elle a des lois très-rudes qu’on prendrait pour des caprices, si on ne les comprenait pas. Il faut l’aimer quand même, car ce qu’elle vous ôte quelque part, elle vous le rend ailleurs, et je retrouverai bien quelque jour un trou où je pourrai vivre encore tête à tête avec elle.

Clopinet fit l’école buissonnière le long de la plage. C’était son dernier jour de congé, et il n’arriva à Dives que le soir, afin qu’on ne vît pas son chargement d’oiseaux. 

Il le porta mystérieusement au presbytère en priant le curé de ne pas dire au baron d’où lui venait cette richesse. 

— Je m’en garderai bien ! s’écria le curé enchanté. Il n’aurait pas de repos qu’il ne m’eût arraché toutes ces charmantes bêtes vivantes pour en faire des momies. Il ne les verra pas, sois tranquille !

Clopinet laissa le curé et sa servante se démener bien avant dans la soirée pour bien loger leurs nouveaux hôtes, et il alla porter les plantes à l’apothicaire ; enfin il s’en retourna coucher, le cœur gros, au manoir de Platecôte.