Georges Sand : Les aile de courage partie 1
A Aurore et Gabrielle Sand
Cette fois-ci, mesdemoiselles chéries, l’histoire sera longue : vous l’avez demandée comme cela.
Si vous vous endormez en l’écoutant, on la finira un autre jour, à la condition que vous vous rappellerez le commencement.
Aurore a demandé que la scène se passât dans un lieu remarqué par vous durant vos voyages.
Je n’ai pas beaucoup de choix, et je suis forcée de vous ramener en Normandie, où déjà vous avez fait connaissance avec le marécage fleuri de la Reine Coax ; mais nous sortirons de ces eaux tranquilles, et nous irons voir, non loin de là, cette mer rose et bleue que vous aimiez encore plus.
Prenez votre tricot ou vos découpures, soyez sages, mais interrompez quand vous ne comprendrez pas.
Je m’expliquerai en mots parlés, qui sont toujours plus clairs que les mots écrits.
Vous voulez qu’il y ait du merveilleux dans mon récit. Il y en aura un peu, mais c’est à la condition qu’il y aura aussi des choses vraies que tout le monde ne sait pas, et que vous ne serez pas fâchées d’apprendre, non plus que vos grands cousins qui sont là.
La nature est une mine de merveilles, mes chers enfants, et toutes les fois qu’on y met tant soit peu le nez, on est étonné de ce qu’elle vous révèle.
Nohant, octobre 1872.
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Il y avait dans les terres du pays d’Auge, du côté de Saint-Pierre-d’Azif, à trois lieues de la mer, un bon paysan et sa femme qui, à force de travail, étaient devenus assez riches.
Dans ce temps-là, c’est-à-dire il y a environ cent ans, le pays n’était pas très-bien cultivé.
C’étaient des herbages et puis des herbages, avec des pommiers et encore des pommiers ; un grand pays tout plat, à perte de vue, et de temps en temps un petit bois de noisetiers, avec un jardinet et une maison de bois et de torchis, la pierre étant rare.
On élevait par là de bonnes vaches, on faisait d’excellent beurre et des fromages renommés ; mais, comme il n’y avait alors ni grandes routes, ni chemins de fer, ni toutes ces maisons de campagne qu’on voit aujourd’hui sur la côte, le paysan n’avait pas beaucoup d’idées et n’inventait rien pour augmenter ou varier les produits de la terre.
Celui dont je vous parle s’appelait Doucy et on appelait sa femme la mère Doucette.
Ils avaient plusieurs enfants qui tous travaillaient comme eux, n’inventaient pas davantage et ne se plaignaient de rien, tous très-bons, très-doux, très-indifférents, ne faisant rien vite, mais faisant toujours quelque chose et pouvant arriver à la longue à mettre de côté un peu d’argent pour acheter de la terre.
Il y en avait un seul, qu’on appelait Clopinet, qui ne travaillait pas ou presque pas.
Ce n’est point qu’il fût faible ou malade ; il était frais et fort, quoiqu’un peu boiteux, très-joli de visage et rose comme une pomme.
Ce n’est pas non plus qu’il fût désobéissant ou paresseux ; il n’avait aucune malice et ne craignait pas de se donner de la peine ; mais il avait une idée à lui, et cette idée, c’était d’être marin.
Si on lui eût demandé ce que c’était que d’être marin, il eût été bien embarrassé de le dire, car il n’avait guère que dix ans quand cette idée entra dans sa tête, et voici comment elle y entra.
Il avait un oncle, frère de sa mère, qui était parti tout jeune sur un navire marchand et qui avait vu beaucoup de pays.
Cet oncle, établi sur la côte de Trouville, venait de loin en loin voir les Doucy, et il racontait beaucoup de choses extraordinaires qui n’étaient peut-être pas toutes vraies, mais dont Clopinet ne doutait point, tant elles lui paraissaient belles.
C’est ainsi qu’il prit l’idée de voyager et une très-grande envie d’aller sur la mer, encore qu’il ne l’eût jamais vue et qu’il ne sût pas au juste ce que c’était.
Elle n’était pas loin pourtant, et il eût bien pu marcher jusque-là, sa boiterie ne le gênant guère ; mais son père ne se souciait pas de lui voir prendre le goût des voyages, et ce n’était pas la coutume des paysans de ce temps-là de s’éloigner sans nécessité de leur endroit.
Les frères aînés allaient aux foires et marchés quand besoin était.
Pendant ce temps-là, les plus jeunes gardaient ou soignaient les vaches et ce n’était jamais le tour de Clopinet d’aller se promener.
Il en prit de l’ennui et en devint tout rêveur. Quand il menait paître ses bêtes, au lieu d’inventer quelque amusement, comme de faire des paniers de jonc ou de bâtir des petites maisons avec de la terre et des brins de bois, il regardait les nuages, et surtout les oiseaux voyageurs qui passaient pour aller à la mer ou pour en revenir.
— Sont-ils heureux, ceux-là ! se disait-il ; ils ont des ailes et vont où il leur plaît. Ils voient comment le monde est fait, et jamais ils ne s’ennuient.
À force de regarder les oiseaux, il les connaissait à leur vol, si haut qu’ils fussent dans le ciel.
Il savait leurs habitudes de voyage, comment les grues se mettent en flèche pour fendre les courants d’air, comment les étourneaux volent en troupe serrée, comment planent les oiseaux de proie et comment les oies sauvages se suivent en ligne à distance bien égale.
Il était toujours content de voir arriver les oiseaux de passage et il essayait souvent de courir aussi vite qu’ils volaient ; mais c’était peine inutile : il n’avait pas fait dix pas qu’ils avaient fait une lieue et qu’il les perdait de vue.
Soit à cause de sa boiterie, soit parce qu’il n’était pas naturellement brave, Clopinet ne s’éloignait guère de la maison et ne faisait rien pour accorder son courage avec sa curiosité.
Un jour que l’oncle marin était venu voir la famille et que Clopinet parlait d’aller voir la mer avec lui, si son papa voulait bien le permettre :
— Toi ? dit le père Doucy en riant : tais-toi donc ! tu ne sais pas marcher et tu as peur de tout.
Ne vous embarrassez jamais de ce gamin-là, beau-frère ! c’est un malingre et un poltron.
L’an dernier, il s’est caché tout un jour dans les fagots, parce qu’il a passé un ramoneur un peu barbouillé qu’il a pris pour le diable.
Il ne peut pas voir sans crier le tailleur qui vient faire nos habits, parce qu’il est bossu.
Un chien qui grogne, une vache qui le regarde, une pomme qui tombe, le voilà qui s’envole.
On peut bien dire que c’en est un qui est venu au monde avec des ailes de la peur attachées aux épaules.
— Ça passera, ça passera, répondit l’oncle Laquille,
— c’était le nom du marin ; quand on est enfant, on a des ailes de peur ; plus tard, il vous en pousse d’autres.
Ces paroles étonnèrent beaucoup le petit Clopinet.
— Je n’ai point d’ailes, dit-il, mon papa se moque ! mais peut-être qu’il m’en pousserait, si j’allais sur la mer !
— Alors, reprit le père Doucy, ton oncle devrait en avoir ? Dis-lui donc de te les montrer !
— J’en ai quand il en faut, reprit le marin d’un air modeste ; mais ce sont des ailes de courage pour voler au danger.
Clopinet trouva ces paroles très-belles, et ne les oublia jamais ; mais le père Doucy rabattit l’orgueil de son beau-frère en lui disant :
— Je ne dis point que tu n’aies pas ces ailes-là quand il faut faire ton devoir ; mais quand tu rentres à la maison, tu n’en es plus si fier, ta femme te les coupe !
Le père Doucy disait cela parce que la mère Laquille gouvernait le ménage, tandis qu’au contraire la mère Doucette était très-bien nommée et tout à fait soumise à son mari.
À cause de cela, cette bonne femme n’osait point encourager les idées de Clopinet, dont le père ne voulait pas entendre parler.
Il disait que le métier de marin était trop dur pour un garçon qui avait une jambe plus faible que l’autre ; il disait pourtant aussi que Clopinet, malgré sa bonne santé, ne serait jsmais un homme assez solide pour bêcher la terre et qu’il fallait lui faire apprendre l’état de tailleur, qui est un bon état dans les campagnes.
Aussi, un jour que le tailleur était venu dans la famille, comme il avait coutume de venir tous les ans, le père Doucy lui dit :
— Tire-à-gauche, mon ami, — on appelait ainsi le tailleur parce qu’il était gaucher et tirait l’aiguille au rebours des autres, nous n’avons pas d’ouvrage à te donner cette année ; mais voilà un petit qui aurait bonne envie d’apprendre ton état.
Je te paierai quelque chose pour son apprentissage, si tu veux être raisonnable et te contenter de ce que je t’offrirai.
Dans un an d’ici, il pourra t’aider, faire tes commissions, être enfin ton petit serviteur et gagner chez toi sa nourriture.
— Combien donc est-ce que vous donneriez ? dit le tailleur en regardant Clopinet du coin de l’œil, d’un air un peu dédaigneux, comme pour déprécier d’avance la marchandise.
Pendant que le paysan et le tailleur discutaient à voix basse les conditions du marché, et se tenaient à deux livres tournois de différence, Clopinet, tout interdit, car jamais il n’avait eu la moindre envie de coudre et de tailler, essayait de regarder tranquillement le patron auquel on était en train de le vendre.
C’était un petit homme bossu des deux épaules, louche des deux yeux, boiteux des deux jambes.
Si on eût pu le détortiller et l’étendre sur une table, il eût été grand ; mais il était si cassé et si soudé aux angles que, quand il marchait, il n’était pas plus haut que Clopinet lui-même, qui avait alors douze ans et n’était pas très-grand pour son âge.
Tire-à-gauche, lui, pouvait bien avoir la cinquantaine ; sa tête, énorme en longueur, jaune et chauve, ressemblait à un gros concombre.
Il était sordidement vêtu des guenilles qui n’avaient pu resservir dans les vêtements de ses pratiques et que l’on eût jetées aux fumiers, s’il ne les eût réclamées ; mais ce qu’il y avait en lui de plus horrible, c’était ses pieds et ses mains, d’une longueur démesurée et très-agiles, car, avec ses bras en fuseau et ses jambes en équerre, il travaillait et marchait plus vite qu’aucun autre.
L’œil pouvait à peine suivre l’éclair de sa grosse aiguille quand il cousait et le tourbillon de poussière qu’il soulevait en rasant la terre pour courir.
Clopinet avait vu plusieurs fois Tire-à-gauche, et n’avait jamais manqué de le trouver fort laid ; mais ce jour-là il le trouva épouvantable, et la peur qu’il en avait toujours eue devint si forte qu’il se serait sauvé, s’il n’eût pensé à ces ailes de peur qu’on lui reprochait d’avoir aux épaules.
Quand le marché fut conclu, Doucy et le tailleur se tapèrent dans la main, burent en trinquant un demi-broc de cidre, et la mère Doucette, avertie de ce qui se passait, s’en alla, sans rien dire, dans l’autre chambre pour faire le paquet du pauvre enfant que le tailleur allait lui prendre pour trois ans.
Jusque-là, Clopinet n’avait pas compris ce qui lui arrivait.
Il avait bien entendu dire une ou deux fois à son père qu’on songerait à le pourvoir d’un métier manuel à cause de la faiblesse de sa jambe ; mais il ne pensait pas que cela dût être réglé sitôt et contre son gré.
Donner un démenti à son père, faire résistance, c’était là une chose à laquelle il ne pouvait pas songer non plus, car il était doux et soumis, et pendant un moment il crut que rien ne serait décidé sans son consentement ; mais quand il vit sa mère sortir de la chambre sans le regarder, comme si elle eût craint de pleurer devant lui, il comprit son malheur, et s’élança après elle pour la supplier de le secourir.
Il n’en eut pas le temps. Le tailleur allongea son bras, et le saisit comme une araignée prend une mouche ; puis, le plantant sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes qu’il avait ramenées sur sa bosse de devant, il se leva en disant au père Doucy :
— C’est bien, c’est entendu. Nous laisserons pleurer la mère, elle pleurera moins quand elle ne le verra plus.
Elle en a pour une heure à empaqueter ses nippes ; vous m’enverrez ça demain à Dives, où je vais passer trois jours.
Çà, petit, tenez-vous coi, et ne criez point, ou avec mes bons ciseaux, que vous voyez là pendus à ma ceinture, je vous coupe la langue.
— Traitez-le avec douceur, dit le père ; il n’est point méchant et fera toutes vos volontés.
— C’est bon, c’est bon, reprit le tailleur, ne soyez point en peine de lui, j’en fais mon affaire. En route, en route ! ne vous attendrissez pas, ou je renonce à le prendre.
— Souffrez au moins que je l’embrasse, dit le père Doucy ; un enfant qui s’en va…
— Eh ! vous le reverrez ; il reviendra travailler avec moi chez vous. Bonjour, bonjour, point de scène, point de pleurs, ou je vous le laisse. Pour ce que vous payez, je n’y tiens déjà pas tant.
En parlant ainsi, Tire-à-gauche franchit la porte de la maison et se mit à courir, avec Clopinet sur son dos, à travers les pommiers.
L’enfant essaya de crier ; mais il avait la gorge serrée et ses dents claquaient de peur. Il se retourna avec angoisse vers sa maison.
Ce n’était pas tant d’obéir qui le chagrinait, que de ne pouvoir embrasser ses parents et leur dire adieu ; c’est cette cruauté-là qui lui semblait impossible à comprendre. Il vit sa mère qui accourait sur la porte et qui lui tendait les bras.
Il réussit à s’écrier : Maman ! au milieu d’un sanglot étouffé ; elle fit quelques pas comme si elle eût voulu le rattraper ; mais le père la retint, et elle tomba, pâle comme si elle eût été morte, dans les bras de François, son fils aîné, qui jurait de chagrin et montrait le poing au tailleur d’un air de menace. Tire-à-gauche ne fit qu’en rire, d’un rire affreux qui ressemblait au bruit d’une scie dans la pierre, et il doubla le pas, ce pas gigantesque, fantastique, qu’il était impossible de suivre.
Clopinet, croyant que sa mère était morte et voyant que rien ne pouvait le sauver, souhaita de mourir aussi, laissa tomber sa tête sur l’épaule monstrueuse du tailleur et perdit connaissance.
Alors le tailleur, le trouvant trop lourd et le jugeant endormi, le mit sur son âne, qu’il avait laissé paître dans la prairie, et qui était aussi petit, aussi laid et aussi boiteux que lui. Il lui allongea un grand coup de pied pour le faire marcher et ne s’arrêta plus qu’à trois lieues de là, dans les dunes.
Là il se coucha pour faire un somme, sans se soucier de voir si l’enfant dormait tout de bon, ou s’il était malade.
Clopinet, en ouvrant les yeux, se crut seul, et regarda autour de lui sans comprendre où il était ; c’était un endroit singulier qu’il n’avait jamais vu et qui ne ressemblait à aucun autre.
Il se trouvait comme enfermé dans un creux de gazon épais et rude, qui croissait en grosses touffes sur un terrain inégal, relevé de tous côtés en pointes crochues ; c’étaient les déchirures des grandes marnes grises qui s’étendent, entre Villers et Beuzeval, sur le rivage de la mer et qui la cachent aux regards quand on les suit par le milieu de leur épaisseur.
Après s’être étonné un peu, Clopinet retrouva la mémoire, et son cœur se serra au souvenir de son enlèvement par le tailleur ; mais il bondit de joie en s’imaginant que son ravisseur l’avait abandonné, et qu’en cherchant un peu il retrouverait le chemin de sa maison.
Aussitôt pensé, aussitôt fait.
Il se releva et fit quelques pas sur le sentier assez large qui s’offrait à lui ; mais il s’arrêta glacé d’épouvante en voyant Tire-à-gauche étendu à deux pas de lui, dormant d’un œil et de l’autre surveillant tous ses mouvements. L’âne broutait un peu plus loin.
Clopinet se recoucha aussitôt et se tint tranquille, quoique le cœur lui battît bien fort.
Tout à coup il entendit un grognement clair, comme si un corbeau coassait non loin de lui.
Il se retourna et vit que le tailleur ronflait et dormait pour tout de bon avec un œil ouvert.
C’était son habitude, cet œil crevé ne se fermait plus ; mais il n’en dormait pas moins. Il était fatigué, car il faisait chaud.
Clopinet se traîna sur ses genoux jusqu’auprès de lui, toujours terrifié par ce vilain œil qui le regardait.
Il passa sa main devant, l’œil ne bougea pas, l’œil ne voyait pas. Alors l’enfant, se traînant toujours, sortit du creux en suivant le chemin et se trouva dans un autre creux plus grand, que le chemin traversait aussi.
Il ôta et abandonna ses sabots pour mieux courir, et tout à coup, se jetant dans les herbes, il quitta le sentier, gagna la hauteur, et se mit à la descendre aussi vite qu’un lièvre, dans un fouillis de buissons et de plantes folles où il se trouva perdu et couvert par-dessus la tête.
Il courut longtemps ainsi ; puis, s’avisant que, si le tailleur le cherchait, il verrait remuer les herbes et les feuilles, il s’arrêta, se blottit au plus épais, et resta immobile retenant sa respiration.
Tout cela lui réussit très-bien. Tire-à-gauche, après avoir dormi assez longtemps, s’éveilla, vit que son prisonnier lui avait échappé, trouva les sabots, ne daigna pas les ramasser, suivit quelque temps la trace des pieds nus, et continua son chemin en ricanant, car ce chemin conduisait à Dives, où le tailleur comptait aller passer la nuit.
Cet imbécile d’enfant, pensait-il, s’est imaginé suivre le chemin de sa maison ; il n’a pas su qu’il lui tournait le dos ; en quatre enjambées je l’aurai rattrapé.
Et le tailleur, battant et chassant devant lui son fine, se mit à raser le terrain avec ses grandes jambes tordues, qui s’agitaient comme deux faux et qui allaient aussi vite que deux ailes ; mais, grâce à la bonne idée que l’enfant avait eue de prendre en sens contraire, plus le tailleur avançait, plus il s’éloignait de lui.