Georges Sand : Le géant Seyous partie 5
Tout était à peu près cassé. Je n’avais plus que le travail de la brouette. Ce n’était pas le plus dur, mais ce fut le plus ennuyeux. J’y passai toute cette saison-là, et la suivante, et celle d’après encore.
Enfin, au bout de cinq années, je vis un beau soir tout le corps dépecé du géant transporté sur le flanc déchiré de la montagne et formant une belle digue capable de retenir les glaces des plus rudes hivers, avec tous les sables qu’elles entraînent, lesquels, en rencontrant un point d’appui, tendaient à s’amonceler et à augmenter la puissance de la digue.
Ma prairie, que j’avais drainée à mesure avec des rigoles de pierre, portait toutes ses eaux vers la coulisse du torrent et se passait d’engrais pour être magnifique.
Il n’y avait que trop de fleurs ; c’était un vrai jardin.
Les chèvres n’y venaient plus, car j’avais replanté, dès la seconde année, tous les hêtres que l’éboulement avait détruits, et mes jeunes sujets étaient déjà forts et bien feuillus.
Jour par jour aussi, j’avais arraché les fougères et les autres herbes folles qui m’avaient envahi ; je les avais brûlées, et la cendre avait détruit la mousse.
J’en étais à ma dernière brouettée, peut-être la quatre millième, quand je m’arrêtai et la laissai sur place, voulant donner à ma sœur Maguelonne le plaisir de la soulever et de dire qu’elle avait mis la dernière main à mon ouvrage.
Alors je me mis à genoux du côté du soleil pour remercier Dieu du courage qu’il m’avait donné et de la santé qu’il m’avait permis d’avoir pour mener à bonne fin cette tâche, que l’on m’avait dit devoir prendre toute la vie d’un homme.
Et je n’avais que vingt et un ans ; j’entrais dans ma majorité, et la tâche était faite ! J’avais devant moi tout mon âge d’homme pour jouir de ma propriété et recueillir le fruit de mon labeur.
Le soleil se couchait dans une gloire de rayons d’or et de nuages pourpres, c’était comme un grand œil divin qui me regardait et me souriait.
Les neiges du pic brillaient comme des diamants, la cascade chantait comme un chœur de nymphes ; un petit vent courbait les fleurs, qui semblaient baiser ma terre avec tendresse.
Du monstre qui m’avait tant ennuyé, il n’était plus question ; il était pour jamais réduit au silence.
Il n’avait plus forme de géant. Déjà en partie couvert de verdure, de mousse et de clématites qui avaient grimpé sur la partie où j’avais cessé de passer, il n’était plus laid ; bientôt on ne le verrait plus du tout.
Je me sentais si heureux que je voulus lui pardonner, et, me tournant vers lui :
— À présent, lui dis-je, tu dormiras tous tes jours et toutes tes nuits sans que je te dérange. Le mauvais esprit qui était en toi est vaincu, je lui défends de revenir. Je t’en ai délivré en te forçant à devenir utile à quelque chose ; que la foudre t’épargne et que la neige te soit légère !
Il me sembla entendre passer, le long de l’escarpement, comme un grand soupir de résignation qui se perdit dans les hauteurs. Ce fut la dernière fois que je l’entendis, et je ne l’ai jamais revu autre qu’il n’est maintenant.
Dès le matin, je préparai la petite fête que je voulais donner ; j’allai inviter le père Bradat, qui avait toujours été un bon voisin, un brave ami pour moi, à se rendre chez moi vers midi avec tous ses gars et tous ses animaux, auxquels je voulais donner l’étrenne de mon pré ; puis je courus à Pierrefitte chercher ma mère et mes sœurs.
— Me voici, leur dis-je, j’ai fini, et je n’ai rien dépensé de l’argent que vous me réserviez pour ma majorité. Il me le faudra maintenant pour acheter un troupeau et bâtir une vraie maisonnette ; mais j’entends que tout soit commun entre nous quatre jusqu’au jour où mes sœurs voudront s’établir ; alors nous ferons de toutes choses des parts égales. En attendant, venez ; j’ai là une cariole et un cheval pour vous conduire jusqu’au pied de la montagne, avec quelques provisions pour le déjeuner. Je veux que vous plantiez le bouquet sur la rencluse à Miquelon.
Quand elles entrèrent dans notre petit vallon, elles crurent rêver ; la cantine était dressée et envoyait dans les airs son long filet de fumée bleue.
Le père Bradat, aidé de quelques femmes et filles des environs que j’avais requises en passant, préparaient le repas, les perdrix de montagne, que vous appelez lagopèdes et qui sont toutes blanches l’hiver, les coqs de bruyère et les fromages de crème.
J’apportais le vin, le sucre, le café et le pain tendre. Le troupeau de Bradat était épars sur mon herbage et l’attaquait à belles dents comme pour prouver qu’il était bon.
Les gars mettaient la table et dressaient les siéges avec des billes de sapin et des planches à peine équarries ; mais tout cela, couvert de feuillages et de fleurs, avait un air de fête.
Le bouquet de rhododendrons et d’œillets sauvages était pendu à une corde pour être hissé par ma mère à une perche.
Quant à moi, j’eus aussi la surprise d’une musique à laquelle je n’avais point songé.
Le père Bradat avait convié un de ses amis, joueur de tympanon, à venir nous faire danser.
Après le déjeuner, nous eûmes le bal, mes sœurs s’en donnèrent à plein cœur et à pleines jambes.
Ma pauvre mère pleura de joie en hissant le bouquet, Maguelonne se couvrit de gloire en enlevant lestement la dernière brouettée et en la jetant sur le tas. Tout le monde fut gai, par conséquent amical et bon.
Personne ne se grisa, bien que je n’eusse point épargné le vin. Nos montagnards sont sobres et polis, vous le savez.
Le soir venu, je reconduisis ma famille ; ma mère me bénit et me remit l’argent pour bâtir la maison que vous voyez et acheter le bétail.
Elle consentait à vivre l’été avec moi à la rencluse ; mes sœurs s’en faisaient une fête et une joie.
L’année suivante, au moment où nous étions prêts à nous installer, nous eûmes une grande inquiétude. Ma mère fut malade, et nous crûmes la perdre ; mais dès qu’elle fut hors de danger, elle se fit transporter dans notre montagne, où le bon air l’eut bientôt guérie. Si vous ne la voyez point aujourd’hui avec nous, c’est que la brave femme, qui ne se trouve pas assez occupée ici et qui veut toujours gagner de l’argent pour nous, est à Cauterets, où elle blanchit et repasse les jupes et les affiquets des belles baigneuses, sans parler des fines chemises des beaux messieurs.
On la demande partout parce qu’elle est bonne ouvrière et très-aimable.
Quant à nous, vous voyez, nous sommes bien ici, et c’est toujours un regret quand nous y finissons notre saison d’été, c’est toujours avec plaisir que nous y refaisons notre installation aux premiers beaux jours.
La chasse est bonne, le gibier ne manque pas. Monseigneur l’ours, quand il s’aventure de notre côté, est bien reçu au garde-manger. Les loups nous ont un peu tourmentés au commencement ; mais ils ont eu leur compte et se le tiennent pour dit.
Notre rencluse est redevenue meilleure qu’elle n’avait jamais été. J’ai fait de bonnes affaires avec mes vaches grasses, que je vais vendre en pays de plaine chaque automne pour en racheter de maigres au printemps, si bien que j’ai pu doubler mon terrain en achetant le morceau d’à côté.
Il était à l’abandon, je ne l’ai pas payé cher.
À présent il vaut autant que l’autre, et l’an qui vient je doublerai mon troupeau, c’est-à-dire mon capital de roulement.
Voilà mon histoire, mon cher hôte, dit Miquelon en terminant.
Si elle vous a ennuyé, je vous en demande pardon. J’ai été un peu intimidé, d’abord par la crainte de n’être pas pris au sérieux, et ensuite par le sérieux avec lequel vous m’écoutiez.
— Mon cher Miquel, lui répondis-je, savez-vous à quoi je songeais en supputant dans mon esprit le nombre de vos coups de masse et de vos brouettées de pierres ?
D’abord je regrettais qu’un homme de votre valeur n’eût pas été appelé par la destinée à exercer sa persévérante volonté sur un plus vaste champ d’action, et puis je me suis dit que, quel que fût le théâtre, nous étions tous des casseurs de pierres, plus ou moins forts et patients.
L’homme capable de reconquérir son domaine comme vous l’avez fait n’est pas ordinaire, et ce qui me frappe le plus en ceci, ce n’est pas seulement cette obstination du paysan, qui est pourtant digne de respect, c’est que vous avez été mû par un sentiment plus élevé que l’intérêt, l’amour filial et la lutte pour la fécondité de la terre, envisagée comme un devoir humain.
— Bien, merci ! reprit Miquelon. Il y a eu cela ; pourtant il y avait aussi quelque chose que vous devez blâmer, la croyance aux mauvais esprits dans la nature.
— Oh ! ceci, vous n’y croyez plus, je le vois bien.
— À la bonne heure ! vous me comprenez. J’étais un enfant nourri de rêveries et sujet aux hallucinations… Et puis je ne comprenais pas le fin mot des croyances. J’ai lu depuis, j’ai vu qu’il n’y avait qu’un Dieu, et que Zeus ou Jupiter n’était qu’un de ses prénoms. Celui qui a mis la foudre dans les nuées n’en veut pas au rocher qu’il frappe, et le rocher qui s’écroule n’en veut pas au pauvre homme qu’il broie. Aussi… vous verrez demain, sur le haut de ma digue, où la terre s’est amoncelée et amendée, que j’ai planté comme un petit bois sacré d’androsèmes et de daphnés sauvages en signe de respect pour les lois de la nature, dont les anciens dieux étaient les symboles.
Je passai une très-bonne nuit sous le toit de Miquelon, et je n’attendis pas le lever du soleil pour aller visiter la rencluse.
Miquelon était déjà dans son étable : mais, devinant que j’avais plaisir à être un peu seul, il eut la discrétion de me laisser errer à ma guise.
Je trouvai de beaux échantillons de plantes, des anémones à fleurs de narcisse, des primevères visqueuses, des saxifrages de diverses espèces rares et charmantes ; mais j’examinai surtout le géant, ce monument qu’il eût fallu dédier à la divinité qui fait d’incontestables miracles pour l’homme, la patience !
J’y fis une récolte de mousses très-précieuse ; j’y contemplai les savants travaux des fourmis et la chasse habile et persévérante de la petite araignée.
J’aurais bien souhaité entendre un peu le râle du géant par curiosité ; mais je n’entendis que la voix harmonieuse et fraîche d’une charmante cascade qui tombait tout près de là, et dont l’eau, bien dirigée par les soins de Miquelon, caressait la prairie en chantant un allegro très-gai,
Miquelon me fit faire encore un bon repas et me remit dans mon chemin par d’agréables sentiers.
Il ne voulut accepter pour remercîment de son hospitalité que des graines de fleurs sauvages recueillies par moi sur d’autres montagnes.
Quand je lui appris qu’un des plaisirs du botaniste était de semer en divers endroits les plantes belles et rares pour en conserver l’espèce, en vue des recherches des autres botanistes, il me parut touché et frappé de cette idée, et se promit de suivre désormais mon exemple dans ses courses.
Il avait, comme tous les montagnards en contact avec les amateurs et les touristes, quelques notions d’histoire naturelle.
Il voulut me conduire à sa maison de Pierrefitte pour me donner des échantillons de plantes et de minéraux, de belles cristallisations enlevées sur le géant même, des renoncules glacialis et des ramondies superbes cueillies près des glaciers.
— N’est-ce pas, me disait-il, que nos montagnes sont le paradis des botanistes ?
Vous y avez à la fois les fleurs et les fruits de toutes les saisons.
Au fond des vallées, c’est l’été et l’automne ; vous montez à mi-côte, vous trouvez le printemps ; plus haut encore, et vous reculez dans la floraison que vous ne trouveriez ailleurs qu’aux premiers jours de mars.
Ainsi vous pouvez récolter dans la même journée les orchis des premiers beaux jours, et ceux de l’arrière-saison.
C’est la même chose pour tout, pour l’air et la lumière.
Vous avez en un jour, à mesure que vous montez, l’éclat du soleil sur les lacs, la brume d’automne sur les hautes prairies, et la majesté des hivers sur les cimes.
Comment pourrait-on s’ennuyer de la vue des plus belles choses ainsi rassemblées ?
Une pareille richesse vaut bien d’être achetée par sept mois d’exil dans la plaine.
C’est pourquoi nous aimons tant notre montagne et lui pardonnons de nous chasser tous les ans.
Nous comprenons qu’elle appartient à quelque chose qui est plus que nous, et qu’il faut nous contenter des beaux sourires qu’elle nous fait quand nous y rentrons.
Miquelon voulut encore m’héberger et me servir à Pierrefitte.
J’étais honteux d’être ainsi comblé par un homme pour qui j’avais fait si peu.
— Souvenez-vous, me dit-il quand nous nous séparâmes, que vous avez dit jadis devant moi à mon père :
« Il ne faut pas que cet enfant mendie plus longtemps ; il a dans les yeux quelque chose qui promet mieux que cela. »
J’ai recueilli votre parole, et qui sait si je ne vous dois pas d’avoir voulu être un homme ?