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Georges Sand : Le géant Seyous partie 4


Chaque fois que je dormis là, je revis le géant, et chaque fois je le vis plus remuant et plus agité. 

Il devenait certain pour moi qu’il se sentait tracassé, et qu’il se faisait plus léger et plus désireux de s’en aller ; mais je crois aussi qu’il devenait toujours plus imbécile, car, au lieu d’aller dormir où je lui conseillais d’être, il essayait toute sorte d’installations impossibles. 

Je tâchais de le raisonner dans son intérêt et dans le mien, lui promettant de le laisser tranquille quand il serait où je voulais le voir. 

Il ne comprenait rien, ou bien il me répondait de telles grossièretés que j’étais forcé de le battre, et, sitôt battu, il s’effondrait et recommençait à dévaster ma prairie. 

Voyant qu’il n’y avait pas moyen de causer avec cette brute, j’y renonçai. Je le laissai faire ses lourdes extravagances, qui n’aboutissaient à rien, et bien souvent je m’endormis au bruit sourd de son pas inégal : il devenait de plus en plus boiteux. 

Je vis bien que le plus sage était de continuer à lui casser les pieds, et qu’il ne s’en irait que par force, en menus morceaux.

J’étais là depuis trois mois. Je devenais fort comme un jeune taureau, et j’apprenais très-vite à lire assez pour comprendre ce que je lisais. 

Le père Bradat qui ne comprenait pas tous les mots et toutes les idées de ses livres, était surpris de me voir les lui expliquer. 

C’est que mon père, en ne m’enseignant rien, m’avait appris beaucoup de choses, et il arriva bientôt que les habitants de la cabane me regardèrent comme un savant qui cachait son jeu. 

Ils ne me détournèrent plus de mon projet, et je résolus d’en hâter l’accomplissement par quelque dépense

Je descendis la vallée de Lesponne, et j’allai aux carrières de marbre de Campan pour embaucher des ouvriers. 

Je n’en trouvai point. C’était la belle saison où les étrangers occupent toute la population ; on me demandait un prix insensé. 

Je parvins à me procurer un peu de poudre, et je revins consolé en songeant à la petite fête que j’allais donner à monseigneur Yéous.

Dès le matin suivant, je courus tout préparer après avoir averti mes hôtes de ne pas s’étonner du bruit ; je creusai ma petite mine avec l’instrument que je pus trouver. 

Je ne m’y pris point mal ; j’avais assez vu opérer ce travail sur les routes de montagne. Le cœur me battait d’une joie cruelle quand j’allumai la mèche ; j’avais mis toute ma poudre, l’explosion fut belle et faillit m’être funeste, j’étais trop fier pour avoir bien pris mes précautions ; mais la gueule du géant éclata jusqu’aux oreilles, car je m’étais attaqué à sa face, et il resta béant avec une si laide grimace que j’en tombai de rire, tout sanglant et blessé que j’étais moi-même. 

Je n’avais rien de grave, je me relevai vite. 

— Bois mon sang ! dis-je à mon ennemi en me penchant sur sa hure calcinée. Voilà ! c’est entre nous duel à mort. Tu ne sais pas saigner, toi, mais j’espère que tu souffres comme tu as fait souffrir mon père.

En ce moment, je vis une chose qui me ramena à la pitié. L’explosion avait envoyé au diable une pauvre fourmilière installée dans une oreille du géant. 

Ce petit monde éperdu ne s’amusait pas à compter ses morts et à fuir ; il remontait avec courage à l’assaut des ruines pour emporter ses larves et les mettre en sûreté ailleurs. 

— Ma foi, je vous demande pardon, leur dis-je, j’aurais dû vous avertir ; mais je vais vous aider à sauver vos enfants. 

Je pris sur ma pelle de bois un gros paquet de cette terre si bien triturée et creusée de logettes et de corridors où reposaient les larves, et je la portai à quelque distance. 

Je regardai les adroites fourmis qui, après m’avoir suivi, retournaient sans se tromper faire le reste de leur déménagement. Elles s’avertissaient, elles se parlaient certainement, elles s’entr’aidaient. 

Personne ne paraissait consterné ni découragé. — Petites fourmis, leur dis-je, vous me donnez là une grosse leçon ! Dût mon travail s’écrouler sur moi, je ne l’abandonnerai pas.

Mais j’étais tous seul, moi, et toutes mes idées se portèrent à la résolution d’avoir de l’aide. Je n’avais pas encore donné de mes nouvelles à ma mère, bien que je fusse fort près d’elle. 

J’avais craint avec raison qu’elle ne me blâmât de perdre mon temps à caresser des chimères au lieu de chercher une place. Je commençai à me tourmenter de l’inquiétude qu’elle devait avoir, et j’allai la trouver.

Elle était inquiète en effet, et me gronda quand elle apprit que je n’avais rien gagné encore ; mais, quand elle sut que j’avais presque appris à lire et que je n’avais presque rien dépensé, elle se calma, forcée de reconnaître que je n’avais point fait le vagabond. 

Alors je lui ouvris mon cœur, je lui racontai l’emploi de mon temps et lui confiai mes espérances. 

Elle fut très-surprise et très-émue, mais très-effrayée aussi. 

Elle me parla comme m’avait parlé le père Bradat et me supplia de ne point risquer mon avoir dans une entreprise si déraisonnable. Pourtant je gagnai ceci sur elle, qu’elle me laissa voir son attachement pour ce coin de terre où elle avait été plus heureuse qu’ailleurs et où elle m’avoua être retournée bien des fois en rêve. 

Je ne voulus pas me trop obstiner, espérant que peut-être avec le temps je la persuaderais. Je lui promis d’utiliser l’hiver, car je devais quitter les hauteurs très-prochainement, et je lui tins parole. 

Ma saison finie dans les pierres, je fis présent au père Bradât d’une bonne capuche de laine de Baréges, et à ses gars de divers petits objets achetés à leur intention. 

Nous nous quittâmes bons amis, avec promesse de nous retrouver l’année suivante, et je m’en allai chercher fortune du côté de Lourdes, dans les carrières et sur les routes. 

J’avais toujours mon idée, je voulais apprendre à combattre le rocher et à m’en rendre maître le plus vite et le plus adroitement possible. On ne me faisait faire qu’un métier de manœuvre, mais, tout en le faisant, je regardais le travail des ingénieurs et je m’efforcerais de me rendre compte de tout. 

Je gagnais bien peu de chose au delà de ma nourriture et de mon entretien. 

Ce surplus, je l’employais à prendre des leçons de calcul, car, pour la lecture, je m’en tirais déjà tout seul avec lenteur et patience ; quant à l’écriture, je m’en faisais une moi-même en copiant. 

J’employais à tout cela une ou deux heures le soir et presque tout mon dimanche. On me regardait comme un grand bon sujet, raisonnable comme pas un de mon âge ; au fond, j’étais un entêté, rien de plus.

Aussitôt que le printemps eut fondu les neiges, je quittai tout pour courir voir ma mère et acheter une brouette, un pic, de la poudre, une tarière, une masse, tout ce qu’il me fallait enfin pour attaquer mon ennemi de plus belle. 

J’obtins de ma mère la promesse de me donner cent francs encore quand j’aurais dépensé ce que j’avais en réserve, si mon travail, vérifié, méritait d’être encouragé ; pour se prononcer à cet égard, elle s’engageait à venir le voir dans le courant de la belle saison.

J’avais embauché à Lourdes deux gars de mon âge, qui, m’ayant promis de me rejoindre à Pierrefitte, s’y trouvèrent en effet au jour dit. C’était de bons compagnons, aimant le travail et point vicieux. 

Tout alla bien au commencement. Ceux-là n’avaient point peur du géant Yéous et ne se gênaient pas pour lui briser les côtes et lui élargir la mâchoire. 

Nous nous construisîmes une cabane plus grande et plus solide, l’hiver ayant détruit celle que j’avais, et, comme le père Bradât allait toutes les semaines à la provision dans les vallées, nous le chargeâmes d’acheter et de rapporter la nôtre sur son âne.

Tant qu’il s’agit de faire sauter les roches, mes compagnons furent gais ; mais, quand il fallut charger et mener la brouette, l’ennui les prit. 

Ils étaient de la plaine, la montagne les rendait tristes, et je ne pouvais plus les distraire de l’ennui des soirées et du bruit agaçant des cascades. Ce que je trouvais si beau, ils le trouvaient triste à la longue, et un beau matin je vis que la peur les avait pris. 

La peur de quoi ? Il ne voulurent pas le dire. J’avais peut-être fait l’imprudence de trop parler par moments de ma haine pour ce rocher, et, bien que je n’eusse rien raconté de ses apparitions nocturnes, auxquelles souvent j’assistais encore en silence pendant que les autres dormaient, peut-être fut-il aperçu ou entendu par l’un d’eux. 

Quoi qu’il en soit, ils me déclarèrent qu’ils avaient assez de cette solitude, et ils me quittèrent de bonne amitié, mais en cherchant à me décourager.

Ils n’y réussirent pas. Après avoir pour mon compte embauché d’autres compagnons, qui avancèrent encore un peu la besogne, mais sans donner des résultats bien apparents, je fus encore laissé seul, sous le prétexte que j’avais entrepris une folie, et que c’était me rendre service que de m’abandonner.

Pour la première fois, j’eus un accès de découragement. Je ne pus dormir la nuit, et je vis le géant plus entier, plus solide, plus vivant que jamais, assis sur un bloc au milieu d’autres blocs que j’avais réussi à isoler. 

Au clair de la lune un peu voilée, on eût dit d’un berger gardant un troupeau d’éléphants blancs. J’allai à lui, je parvins à grimper sur ses genoux, et, m’accrochant à sa barbe, je me haussai jusqu’à son visage, que je souffletai de ma masse de fer. 

— Petit berger, me dit-il avec sa voix rugissante, allez chercher un autre herbage. Celui-ci est à moi pour toujours, et me montrant les blocs épars, vous m’avez donné ces brebis, je prétends les nourrir à vos frais jusqu’à la fin des siècles.

— C’est ce que nous verrons, repris-je. Tu crois triompher parce que tu me vois seul ; eh bien ! tu sauras ce que peut faire un homme seul !

Dès le lendemain, je m’attaquai aux blocs avec tant d’emportement que quinze jours après le géant, n’ayant plus une seule brebis, essaya encore de s’en aller, et fit un pas vers la digue où je le voulais parquer.

Ma mère vint me voir un dimanche avec mes sœurs. 

J’avais déblayé entièrement la place où mon père avait été brisé ; l’herbe, assainie par une rigole, y poussait au mieux, et de belles ancolies bleues se miraient dans le filet d’eau. 

J’avais planté une croix de bois à l’endroit même de l’accident et j’y avais établi un banc de pierre. 

Ma mère fut très-touchée de ce soin, elle pria et pleura à cette place, et, regardant ensuite notre petit domaine, dont un bon quart était nettoyé et bien verdoyant, elle m’avoua qu’elle ne s’attendait pas à me voir si avancé ; mais quand, après s’être un peu reposée, elle entra dans la partie plus épaisse du dégât, quand elle vit tout ce qui me restait à faire, elle fut effrayée et me supplia de me contenter de ce qui était fait. 

— Tu peux, dit-elle, louer ce bout de pâturage à tes voisins d’en bas, à présent qu’il a une petite valeur. Ce sera une mince ressource, mais cela vaudra mieux qu’une folle dépense.

Je ne cédais pas ; ma mère se fâcha un peu et me menaça de ne plus m’avancer d’argent. Maguelonne, qui commençait à être une grande fille, pleura à ma place. Elle prenait mon parti, elle m’approuvait. 

Elle eût voulu être garçon et avoir la force de m’aider. 

Rien ne lui semblait plus-beau que les hauteurs ; elle jurait de ne se jamais marier dans une ville. 

Elle n’avait jamais oublié sa montagne ; c’est là qu’elle rêvait de retourner vivre dès qu’elle en trouverait le moyen. 

La petite Myrtile ne disait rien, mais elle ouvrait ses yeux bleus et courait comme une gelinotte dans les rochers, ivre d’une joie qu’elle sentait et montrait sans pouvoir l’expliquer.

J’avais préparé un petit goûter de fraises avec la meilleure crème du père Bradat. Nous mangeâmes ensemble sur les ruines de notre maison. Nous étions tous attendris, tristes et joyeux en même temps. 

Ma mère me quitta sans me rien promettre, mais en m’embrassant beaucoup et sans pouvoir se décider à me blâmer. 

Je travaillai donc seul jusqu’à la fin de la saison. Plus ma tâche avançait, plus je m’assurais de la difficulté que je trouverais à transporter cette montagne de débris. Je travaillais d’autant plus. 

Je ne descendais plus aux cabanes qu’un instant le dimanche. 

Puisque j’avais une espèce de logement, je m’y tenais, et je mettais à profit les soirées pour lire, écrire et compter. 

J’avais fait, en fouillant les décombres, une découverte précieuse ; j’avais retrouvé intact un vieux coffre qui contenait divers outils, quelques ustensiles de ménage et les livres tout dépareillés de mon père. 

Je les lus et relus avec un grand plaisir, ne me dépitant pas quand ils me laissaient au milieu d’une aventure, que je continuais à ma fantaisie. 

Ils étaient pleins d’exploits merveilleux qui me montaient la tête et enflammaient mon courage. 

Je ne m’ennuyais point seul. J’apprenais à calculer par chiffres l’étendue et la durée de mon travail. 

Je vis que j’en pourrais venir à bout par moi-même en plusieurs années, et, quoi qu’on pût dire, je m’y acharnai. 

Le géant était si bien émietté qu’il n’essayait plus de rassembler ses os pour se promener. 

Il me laissait dormir tranquille, sauf que de temps en temps je l’entendais geindre avec la voix d’un bœuf qui s’ennuie au pâturage. 

Je lui imposais silence en le menaçant d’employer la poudre. Je savais que c’était ce qu’il détestait le plus. 

Alors il se taisait, et je voyais bien qu’il était vaincu et se sentait absolument en mon pouvoir.

L’hiver venu, je fis comme l’année précédente, et je gagnai davantage. 

J’avais déjà dix-sept ans ; j’avais grandi et pris des muscles de première qualité. 

Malgré mon jeune âge, je fus payé comme un homme fait. Un des messieurs qui conduisaient les travaux me remarqua, prétendit que j’étais plus intelligent, plus persévérant que tous les autres, et me prit en amitié. 

Il me confia dès lors en toute occasion l’ouvrage qui pouvait le mieux m’instruire, et il me fit faire un bon petit profit en me donnant place dans son logement et à sa table ; cela fit qu’au printemps je n’avais presque rien dépensé. 

Il s’en allait du pays et désirait m’emmener comme serviteur et compagnon, me promettant de me faire faire mon chemin dans l’emploi ; mais rien ne put me décider à abandonner ma rencluse. J’y retournai aussitôt que la neige me permit d’y poser les pieds.