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Georges Sand : Le géant Seyous partie 3

Jusqu’à présent, continua Miquel, je vous raconte les choses comme elles sont ; je vous demande la permission de vous les dire maintenant comme elles me sont apparues à partir de ce moment-là, c’est-à-dire à partir du moment où je me trouvai seul au monde, livré à moi-même à l’âge de quinze ans. 

Ma mère m’avait pourtant donné une direction à suivre. 

Elle m’avait engagé à aller voir des parents et des personnes qui s’intéressaient à nous et qui me donneraient conseil, assistance au besoin ; mais j’avais une idée, une idée d’enfant si vous voulez, mais bien obstinée dans ma cervelle. 

Je voulais revoir notre pauvre rencluse abandonnée, notre cabane détruite, la place où j’avais vu mon père estropié, se débattant sous la roche. 

Il m’avait si souvent reparlé de cette catastrophe, il en avait tant de fois raconté les détails dans son langage imagé pour attirer l’attention et pour exciter l’intérêt des clients, que je n’avais rien oublié. 

Je crois même que je me souvenais de plus de choses que je n’en avais remarqué, et que j’avais bâti dans ma tête.

Au reste vous verrez tout ce qu’il y avait dans cette tête-là ; pas n’est besoin de vous le dire d’avance.

Je marchais droit sur le Mont-Aigu. 

Nous avions fait tant d’allées et de venues dans nos pèlerinages de mendiants, que je savais bien où j’étais ; mais, quand il fut question de quitter les fonds, je fus vite égaré, je ne me souvenais plus. Je grimpai au hasard, et après bien du chemin inutile je me trouvai enfin dans notre rencluse, bien reconnaissable par l’écroulement encore frais qui la couvrait. 

C’était toujours notre propriété ; nous n’avions pas plus songé à la vendre qu’on n’avait pensé à nous l’acheter. 

Elle n’avait plus aucune valeur. Tout au plus eût-on pu faire paître quelques jours dans l’intervalle des débris ; cela ne valait pas la peine et la dépense d’une nouvelle installation.

La perte récente de mon père avait ravivé la tristesse de mes souvenirs, et quand je vis le colosse brisé en mille pièces, mais immobile, paisible et comme triomphant de notre désastre, j’entrai dans une grande colère. 

— Affreux géant, m’écriai-je, stupide bête d’Yéous, je veux venger mon père, je veux t’insulter et te maudire. Bien des fois, quand j’étais petit, j’ai craché en l’air à ton intention ; à présent que je suis grand et que te voilà étendu à mes pieds, je veux te cracher au visage ! 

Et je m’en allais cherchant dans ces débris celui qui avait pu être la tête du géant. 

Je crus l’avoir trouvé, je crus reconnaître la roche creuse sous laquelle mon père avait été enseveli, et qui s’ouvrait comme une large bouche, essayant de mordre la terre. Je lui assénai de toute ma force un coup de mon bâton ferré, et alors… alors, croyez-moi si vous voulez, j’entendis une voix sourde qui rugissait comme un tonnerre souterrain et qui disait : 

— Est-ce toi ? que me veux-tu ? 

J’eus une si belle peur que je me sauvai, croyant à une nouvelle avalanche ; mais je revins au bout d’un moment. 

Je n’avais pas craché, je voulais cracher sur la figure du géant, dût-il m’engloutir, et je lui fis résolument cette insulte sans qu’il parût s’en apercevoir. 

— C’est cela, lui dis-je ; tu es toujours aussi lâche ! Eh bien ! je veux te faire rouler dans le torrent pour que tu te brises tout à fait ! Et me voilà poussant cette grosse roche et m’évertuant à l’ébranler.

J’y perdis mon temps et ma sueur, et, quand je vis que je ne gagnais rien, j’essayai de la briser en lui lançant d’autres pierres. J’eus au moins le plaisir de voir que ce n’était pas une roche bien dure, et que mes coups lui faisaient des entailles que je prenais pour des blessures et des plaies.

 Quand je me fus bien fatigué, je voulus revoir de près les débris de notre cabane, et je fus surpris d’y trouver un petit coin où l’on pouvait s’abriter en cas de pluie ; même ce petit coin avait été renfermé par un bout de mur relevé depuis peu par quelque chevrier, mais abandonné après un séjour plus ou moins long, car il n’y avait pas de trace de passage sur l’herbe qui poussait, haute et drue, tout autour de la ruine. 
 
 Comme le soleil se couchait, je résolus d’y passer la nuit. 
 
 Je relevai quelques pierres, je bouchai l’entrée, afin de n’être pas surpris par les loups, et, m’asseyant sur un reste de plancher, j’entamai un morceau de pain que j’avais dans mon havre-sac de toile. 
 
 Puis, me sentant las et ennuyé de la solitude, je m’étendis pour dormir ; mais j’avais comme de la fièvre pour avoir trop marché et m’être trop démené ; d’ailleurs je n’étais plus habitué à ce grand silence de la montagne qui ne ressemble à rien et que ne semble pas interrompre le bruit continu des torrents. 
 
 Je n’étais pas non plus des mieux couchés, et, bien que je ne fusse pas difficile, je me retournais d’un côté sur l’autre sans trouver moyen de m’étendre, tant mon refuge était resserré. 
 
 Je pris le parti de m’asseoir sur mes talons, et, comme je manquais d’air, je poussai une des pierres que j’avais amoncelées pour me garantir, et regardai dehors pour me désennuyer.

Quelle fut ma surprise de voir que tout était changé dans la rencluse depuis que la lune s’était levée ! 

Elle était toute verte, toute herbue, et s’il y avait encore quelques roches éparses, elles n’étaient ni plus grosses ni plus nombreuses qu’un petit troupeau de moutons. 

Je fus si étonné que je sortis de mon refuge pour toucher la terre et l’herbe avec mes pieds et m’assurer que je n’étais plus dans un éboulement, que je foulais la belle prairie d’autrefois et que ce n’était point un rêve. 

Je me réjouissais encore plus que je ne m’étonnais, lorsque tout à coup, en me retournant, je vis derrière moi, haut comme une pyramide, le géant, dont la base occupait tout le fond de la rencluse à ma gauche. D’abord il me parut tel qu’autrefois, quand il se dressait au bord de la rencluse d’Yéous, au-dessus de la nôtre ; mais, à mesure que je le regardais, il changeait d’apparence : sa base se rétrécissait comme une gaîne, son corps prenait un air de forme humaine, sa tête se dessinait comme une boule. 

Il ne lui manquait que des bras, et, quand je l’eus encore mieux regardé, je vis qu’il en avait, seulement ils étaient collés à son corps, et rien de tout cela ne bougeait. 

C’était une vraie statue, mais si haute que je ne pouvais pas distinguer sa figure.

J’aurais dû avoir peur devant une pareille chose ; eh bien ! expliquez cela comme vous voudrez, je n’eus que de la colère. 

Mon premier mouvement fut de ramasser une pierre et de la lancer au géant. 

Je ne le touchai pas. J’en lançai une seconde qui effleura sa cuisse, et une troisième qui l’atteignit en plein ventre et rendit un son comme si elle eût frappé une grosse cloche de métal, en même temps qu’un cri rauque, furieux, sauvage, semblait sortir de sa poitrine, répété par tous les échos de la montagne. 

Ma colère en augmenta, et je le criblai de toutes les pierres qui m’avaient servi à me renfermer. Devenant à chaque essai plus fort et plus adroit, je l’atteignis enfin au beau milieu du visage ; sa tête tomba aussitôt et vint rouler à mes pieds. 

Je m’élançai dessus pour tenter encore de la briser avec mon bâton ; mais je fus arrêté par une voix grêle qui partait de cette tête monstrueuse et qui faisait entendre un rire sec comme celui d’un petit vieillard édenté. 

— Est-ce toi, brute, lui dis-je, qui as cette façon ridicule de rire ou de pleurer ? Je vais bien te faire taire ; attends un peu !

Et j’allais redoubler mes coups, lorsque la tête disparut et se trouva replacée sur les épaules du géant sans que je pusse voir comment il s’y était pris pour la ramasser. 

Je devins furieux. Je recommençai à l’attaquer à coups de pierres. Je le touchai au bras gauche ; le bras tomba, mais il se trouva replacé au moment où je touchais et faisais tomber le bras droit. 

Alors je l’attaquai aux jambes, à ses vilaines jambes collées ensemble, et alors le colosse se rompit à la base et s’étendit de tout son long par terre, brisé en mille pièces : alors aussi je reconnus que j’avais fait la plus grande sottise du monde, car la belle prairie avait de nouveau disparu sous les débris, et les premières lueurs du jour me montrèrent la triste rencluse engloutie et poudreuse, telle que je l’avais trouvée la veille en arrivant.

J’étais si fatigué, si surmené par la rage de ce combat, qui avait duré toute la nuit, que je me laissai tomber là où je me trouvais, et m’endormis aussi profondément que si j’eusse été moi-même changé en pierre. 

Quand le soleil, déjà haut et chaud, m’éveilla, je pensai que j’avais fait un rêve terrible, et me pris à réfléchir, tout en mangeant un reste de pain et cueillant ces baies noires qu’on appelle chez nous raisins d’ours. 

Mon rêve, si c’en était un, devait signifier pour moi quelque chose ; mais quelle chose ? Je cherchais et ne trouvais pas. 

Il n’y en avait qu’une dont je ne pusse pas douter, c’est que le géant pouvait m’apparaître tant qu’il voudrait, je n’avais pas eu, je n’aurais jamais peur de lui. 

Je le haïssais pour le mal qu’il avait fait à mon père, et je n’avais qu’une idée : me venger de lui et l’humilier autant qu’il me serait possible.

Au grand jour, je m’assurai que toutes choses autour de moi étaient dans l’état où nous les avions laissées huit ans auparavant, que la maison était bien ruinée, hors de service, la prairie bien écrasée par une montagne de rochers, de pierrailles et de sable, et qu’il n’y avait plus aucun moyen de l’utiliser. 

En outre, les glaces du plateau d’Yéous, qui autrefois ne descendaient pas jusqu’à nous, s’étaient ouvert un passage l’hiver précédent. 

On en voyait la trace le long du rocher, la chute du géant ayant creusé une large rigole par où elles glissaient sur notre terrain avec la neige, et cette circonstance était une nouvelle cause de dévastation.

Malgré tant de sujets de découragement, une idée fixe me brûlait la tête. Je voulais reconquérir ma propriété et mettre le géant dehors. Comment ? par quels moyens ? je ne m’en doutais pas ; mais je le voulais.

Tout en rêvassant, je ramassais des pierres et je les jetais les unes sur les autres, essayant de déblayer un coin, ne fût-il grand que comme mon corps. 

Je voulais voir si le sol était ensablé trop profondément pour recouvrer son ancienne fertilité. 

Je fus surpris de trouver de l’herbe très-épaisse dans les endroits où la pierre ne portait pas à plat. 

Cette herbe n’était même que trop vigoureuse, car elle pourrissait dans l’humidité, les eaux n’ayant plus d’écoulement et formant partout des flaques ou de petits marécages. 

La terre étant humide et légère, j’y pus plonger mes mains profondément et m’assurer que c’était toujours de la bonne terre, susceptible de bien produire, si elle pouvait être assainie par des rigoles bien dirigées.

En une heure, je déblayai à peu près un mètre. Je me reposai un instant et repris mon travail avec plus d’ardeur. 

Vers le soir, je mesurai mon ouvrage, j’avais nettoyé environ six bons mètres de terrain. 

Il est vrai que c’était à l’endroit le moins épais et dans la pierre menue. 

— C’est égal, pensai-je, qui sait ce que je pourrais faire avec le temps ?

La faim me pressait : je descendis à la rencluse de Maury, celle qui est au-dessous d’ici et qui est habitée presque toute l’année. 

Ses cabanes avaient changé de maîtres. Je n’y connaissais plus personne et personne ne m’avait jamais connu ; mais j’avais de l’argent, et, bien que pour me donner le souper et le couvert on ne me demandât rien, je parlai de payer ma dépense. 

Je tenais à n’être pas à charge, comptant m’installer là pour quelques jours.

Le père Bradât, maître berger des troupeaux de cette rencluse, était un vieux brave homme qui, tout en m’accueillant avec beaucoup de bonté, s’étonna de mon idée, d’autant plus que je me gardais bien de lui en dire le fond. 

— Tu cherches donc de l’ouvrage chez nous ? me dit-il. Par malheur, mon enfant, j’ai le monde qu’il me faut et ne puis t’employer.

— Je ne cherche pas d’ouvrage pour le moment, lui dis-je, j’en ai ; j’ai aussi quelque argent pour attendre, et, comme je vois que vous me prendriez peut-être pour un vagabond qui veut se cacher dans la montagne avec l’idée de faire ou de cacher quelque sottise, je vais vous dire tout de suite qui je suis. Avez-vous entendu parler de Miquelon ?

— Oui, c’est un nom connu ici, parce que le plateau qui est au-dessous de nous, et qui s’appelait, m’a-t-on dit, la Verderette, a pris le nom de rencluse à Miquelon, depuis l’accident arrivé à ce pauvre homme. Je ne suis ici que depuis quatre ans, on m’a raconté la chose.

— Eh bien ! ce pauvre homme était mon père, et cette pauvre rencluse est ma propriété. J’ai été élevé dans cet endroit-là. Je ne l’avais pas revu depuis l’âge de huit ans, et j’ai un plaisir triste à m’y retrouver. J’y ai passé la nuit dernière et je voudrais y retourner demain, peut-être après-demain encore.

— Si c’est comme cela, dit le vieillard, tu resteras chez moi la semaine et davantage, si tu veux, et je ne recevrai pas de paiement, car je suis ton débiteur.

— Comment ?

— C’est comme cela. J’ai envoyé souvent mes chèvres pâturer dans ta rencluse, et je n’avais pas ce droit-là ; seulement, l’endroit étant abandonné, je pensais ne faire tort à personne en ne laissant pas perdre le peu d’herbe qui y pousse encore ; c’est bien peu ; mais enfin c’est quelque chose, et je me disais que, si quelqu’un venait réclamer, j’étais prêt à lui payer la petite dépense de mes bêtes. Te voilà, c’est pour le mieux ; reste et garde ton argent. Je suis content de m’acquitter.

Je dus accepter. Il me donna place à la soupe et à la paille au milieu de ses gars. 

J’étais las, je dormis bien, et au petit jour je me mis en route pour ma rencluse, avec du pain et un morceau de lard pour ma journée.

Ce jour-là je ne travaillai que de mon esprit.
Je voulais calculer, chose bien impossible, combien il me faudrait d’heures de travail pour déblayer ma rencluse. 

Si j’avais su, comme je le sais aujourd’hui, mettre des chiffres sur du papier les uns au-dessous des autres, l’entreprise n’eût pas été absolument déraisonnable ; mais je ne savais que les mettre dans ma tête les uns au bout des autres, et j’en eus pour longtemps. 

Je ne m’y pris pourtant pas trop mal, je mesurai patiemment avec mon bâton la superficie du terrain, et, gravant mes nombres avec la pointe de mon couteau sur une roche tendre, inventant des signes à mon usage pour remplacer les chiffres, par exemple une croix simple pour 100, une croix double pour 200, et ainsi de suite, je parvins dans la journée non à savoir, mais à supposer sans trop d’erreur, combien de mètres je possédais en long et en large. 

Les jours suivants, il s’agit de calculer combien je mettrais de temps pour faire l’ouvrage facile. Je trouvai deux ans, à cinq mois de travail par an, vu que la neige n’en permet pas davantage. 

Il s’agissait ensuite d’évaluer là durée du travail difficile, et pour cela il fallait l’entreprendre.

J’empruntai à mon hôte une masse de fer, et j’attaquai les grosses pièces. 

C’était de la roche calcaire pas trop dure, et je fis ce travail de cantonnier sans m’apercevoir de la fatigue. J’étais heureux et fier de mettre en miettes le gros ventre du géant. Je voulais faire mon mètre dans la journée, je le fis. 

Alors je me trouvai si las que je ne songeai point à descendre et résolus de passer encore la nuit chez moi, afin d’être tout rendu le lendemain.

J’étais à peine endormi sous mon reste de hangar, que je fus réveillé par le géant, qui cette fois se promenait tranquillement de long en large. Avant de l’examiner, je regardai le sol, et je le vis absolument déblayé et couvert de sa. belle verdure

Il faisait encore un peu jour, le couchant était encore un peu rouge, et les neiges du haut montaient toutes roses dans le ciel bleu. 

Je me mis à observer le monstre, dont le pas ébranlait la terre ; il ne paraissait pas faire attention à moi et je me tins coi pour surprendre ses habitudes. J’étais décidé à ne pas agir follement comme la première fois et à savoir s’il ne lui prendrait pas fantaisie de s’en aller de lui-même, puisque maintenant il avait le pouvoir de marcher. 

Il devait être ennuyé des coups que je lui avais donnés dans la journée.

En effet, il voulait s’en aller, et il essaya de remonter le plateau d’Yéous ; mais il s’y prenait fort mal : au lieu de faire un détour, il prétendait escalader le plus rapide du rocher et suivre la même route qu’il avait prise autrefois pour descendre.

Il n’eut pas fait deux enjambées le long de l’escarpement, qu’il tomba sur ses genoux, le nez par terre, en rugissant et en criant d’une voix formidable : 

— Personne ne viendra donc m’aider à remonter chez moi ?

En deux sauts, je fus près de lui, et, saisissant son épouvantable main accrochée à une pointe de rocher : 

— Voyons, lui dis-je, tu sais bien que je suis ton maître ; obéis-moi, prends un autre chemin, et va-t’en !

— Eh bien ! relève-moi, répondit-il, prends-moi sur tes épaules et porte-moi là-haut. — Vous manquez de raison, je ne pourrais pas seulement soulever un de vos doigts ; mais je vous tourmenterai si bien…

— Ne peux-tu me laisser tranquille, petit ? Je me trouve bien ici, j’y reste. Seulement je veux dormir sur le dos ; aide-moi.

Je lui allongeai un coup de pied dans les reins, et, en se retournant, il me montra sa grosse vilaine figure toute couverte d’un lichen blanchâtre.

 Le voyant ainsi à ma merci, je sentis se rallumer toute la haine que je lui portais, et ne pus résister au désir de lui plonger mon bâton dans la gueule. 
 
 Il ne parut pas s’en apercevoir ; mais une petite voix imperceptible sortit de cette caverne qui lui servait de bouche, et, prêtant l’oreille, j’entendis que cette voix disait : 
 
 — Oh ! le méchant garçon qui déchire ma toile et qui a manqué m’écraser !

— Qui es-tu ? dis-je en retirant mon bâton avec précaution et en appliquant mon oreille sur la bouche du géant.

— Je suis la petite araignée des mousses, répondit la voix. Depuis que j’existe, je demeure ici ; je travaille, je file, je chasse ; pourquoi me déranges-tu ?

— Va-t’en filer et chasser ailleurs, ma mie ; le monde est assez grand pour toi.

— Je pourrais t’en dire autant, reprit-elle. Pourquoi tourmenter ce rocher qui m’appartient ? N’y a-t-il pas place ailleurs pour ta personne ?

En ce moment, le géant, que je recommençais à chatouiller avec ma trique, éternua et chassa au loin l’araignée, tandis que, poussé comme par l’ouragan, je dégringolais au bas du rocher.

Quand je fus là, je rentrai en moi-même. Puisque cette petite araignée avait vécu toute sa vie dans la gueule du géant sans s’inquiéter de ses caprices, et qu’elle y eût vécu toujours, si je ne l’eusse dérangée, pourquoi ne m’arrangerais-je pas pour vivre à côté de mon ennemi, sans exiger qu’il allât plus loin ? 

N’était-il pas fort bien là étendu sur son dos, les pieds appuyés sur les blocs qui avaient été jadis son piédestal, et le corps placé de manière à arrêter la glissade des neiges ? Je remontai vers lui, et me plaçant contre une de ses larges oreilles, car ma voix devait lui sembler aussi faible que m’avait semblé celle de l’araignée : 

— Tu prétends, lui dis-je, que tu es bien là, et que tu veux y rester ?

— Oui, répondit la formidable voix qui paraissait lui sortir du ventre ; j’y resterai quand tu m’y auras fait mon lit.

— Ah ! vraiment, il faut un lit à monsieur ! repris-je en éclatant de rire, un lit de duvet peut-être ?

— Je me contenterai d’un bon lit de sable ; mais il faut un creux pour ma tête, un creux pour chacun de mes membres, et surtout un grand creux pour mes reins, afin que je puisse dormir sans glisser. Allons, vite, arrange-moi ça, et tâche que je sois bien, sinon je retournerai m’étendre dans ton pré, où, sauf que tu me chatouilles de temps en temps en essayant de me travailler, je ne me trouve point mal.

— Il est de fait, dit une voix humaine à côté de moi, que la chose la plus raisonnable à faire, serait de le mettre là et de l’y asseoir de la bonne manière. Il servirait de digue aux glaces d’en haut, et je ne sache pas d’endroit où il te gênera moins, car de le reporter à son ancienne place, tu n’y peux songer, et de le sortir autrement de ta rencluse, tu n’en as pas le droit.

— Comment ? répliquai-je sans me soucier de savoir qui me parlait de la sorte, je n’en ai pas le droit ? Il a donc le droit, lui, de s’emparer de mon terrain ?

— Il n’avait que le droit du plus fort, reprit la voix ; mais tu ne l’as pas, toi, car la loi est plus forte que l’homme, et si tu te débarrassais de ton ennemi pour le faire rouler chez tes voisins, tu en serais empêché ou puni.

— Et si je le poussais aux abîmes ?

— Il n’y a pas d’abîme qui ne soit la propriété de quelqu’un, et d’ailleurs, au fond de tout abîme, il y a une eau courante qui est la propriété de tout le monde, et que tu n’as pas le droit d’arrêter ou de détourner. Il faut donc que tu gardes ton géant, et puisque ce revers de montagne t’appartient, c’est là qu’il faut le porter pierre à pierre. De cette façon, il te deviendra utile au lieu de te nuire.

J’allais répondre qu’il n’était pas nécessaire de l’y porter, puisqu’il s’y était mis de lui-même, lorsqu’une clarté se fit dans mes yeux, et je reconnus que j’étais assis dans la cabane de mon vieil hôte, devant la cheminée, et que c’était lui qui causait avec moi. 

— Allons, dit-il, tu parles un peu comme un garçon qui rêverait tout éveillé ; cependant, quoique tu dises drôlement les choses, tu as d’assez bonnes idées. Viens souper, tu es rentré tard, mais je t’ai attendu, et nous causerons encore avant de dormir.

Je ne savais plus où j’en étais, et je me sentais trop honteux pour rien dire. 

Avais-je rêvé, tout en revenant au gîte, que j’étais aux prises avec le géant, qu’une petite araignée m’avait parlé, que le géant m’avait fait ses conditions, et avais-je eu la sottise de raconter tout cela au père Bradat ? 

Ou bien toutes ces choses m’étaient-elles arrivées au coucher du soleil, et le géant, qui à coup sûr était magicien, m’avait-il transporté à la cabane Bradat sans que je me fusse aperçu de rien ?

Quand j’eus un peu mangé : — Qu’est-ce que nous disions donc tout à l’heure ? demandai-je au vieux berger.

— Voyons, tu t’endors ? répondit-il ; tu ne t’en souviens déjà plus ? Tu te fatigues trop après ce rocher. Tu es trop jeune pour faire tout seul un si gros ouvrage.

— Combien donc pensez-vous qu’il faudrait de monde pour en venir à bout ?

— Ça dépend du temps que tu voudrais y mettre. En deux saisons, je pense qu’une douzaine de bons ouvriers en viendraient à bout.

— Une douzaine ? Êtes-vous sûr ? Je pensais qu’à moi tout seul…

— Tu rêvais ! Il en faut bien douze, et en beaucoup d’endroits il faudra faire jouer la mine pour faire éclater les grosses roches.

— Faire jouer la mine ? m’écriai-je. Voilà une idée qui me plaît. Oui, oui, lui mettre le feu sous le ventre,… il faudra bien qu’il s’en aille.

— Sans doute, car il ne s’en ira pas tout seul.

— Il s’en ira, vous dis-je ! c’est un paresseux qui ne veut pas s’aider ou un imbécile qui ne sait ce qu’il fait ; mais quand il sentira la poudre…

— C’est un rocher : il se fendra ; mais il faudra tout de même faire une manière de chaussée avec les morceaux, et cela coûtera beaucoup d’argent. Est-ce que tu es riche ?

— J’ai cent francs.

Le père Bradât se prit à rire. — Ce n’est pas assez, dit-il ; il t’en faudrait au moins dix fois autant.

— J’aurai cela un jour.

— Eh bien ! attends ce jour-là !

— Vous pensez donc que ce ne serait pas une folie de vouloir reprendre mon domaine à ce géant ?

— Dame ! la terre est une chose bonne et sainte ; quand on l’a, c’est dommage d’être forcé d’y renoncer. Dieu n’aime pas qu’on l’abandonne tant qu’on peut la disputer à la glace et à la pierre.

— C’est-à-dire aux méchants esprits ! Eh bien ! je la disputerai à ce démon bête et cruel qui a voulu massacrer mon père et qui m’a détruit ma maison. 
C’est lui qui m’a fait mendiant, errant sur les chemins pendant toute mon enfance, pendant que lui, le brutal, l’idiot, il dormait son lourd sommeil sur notre prairie. Il en sortira, je vous dis ! 
Je le déteste trop pour le souffrir là, à présent que je commence à être un homme, et quand j’y mangerais ce que j’ai, ce que je dois avoir, quand mon bien ne vaudrait pas ce qu’il me coûtera, tant pis ! 
Il y a sept ans que je maudis ce géant ; je mettrai, s’il le faut, sept ans à le châtier et à le chasser !

— Tu es un drôle de garçon, dit le vieux berger. Comme tu te montes la tête, toi ! Je ne hais pas cela, j’y vois que tu aimais ton père, que tu as de la fierté et du courage : nous reparlerons de ton idée. Si je pouvais t’aider,… mais je suis trop pauvre et trop vieux.

— Vous pouvez m’aider : vendez-moi votre masse de fer.

— Je te la prête pour rien. Je n’en ai pas besoin. Elle est lourde, laisse-la dans ta rencluse, où personne n’ira la dérober pendant la nuit. On a trop peur du géant.

— On en a peur ? Voilà ce que je ne savais pas ! On sait donc qu’il se relève la nuit et qu’il marche ?

— On le dit ; moi, je ne le crois point. J’ai servi en Afrique et j’ai fait la guerre, c’est te dire qu’habitué à ne point craindre le canon, je ne m’amuse point avoir peur des pierres.

— Mais je n’en ai pas peur non plus, père Bradat ! Je suis bien sûr que ce géant est un diable, et c’est pour cela que je suis décidé à lui faire la guerre, comme vous l’avez faite aux Bédouins.

— Allons, reprit le vieux berger, c’est comme tu voudras. Il se fait tard, il faut dormir.

Le jour suivant, comme je montais à ma rencluse, j’entendis qu’il m’appelait. 

— Ne va pas si vite ! me dit-il, je veux aller avec toi. Je marche doucement, mais j’arrive tout de même, et je veux voir ce fameux géant. Je ne monte pas souvent là-haut, et n’ai jamais fait grande attention à cette pierraille ; peut-être te donnerai-je un bon avis.

Quand il eut tout examiné : 

— Il y a, dit-il, dix fois plus d’ouvrage que je ne pensais. Ce n’est pas en deux saisons que dix bons ouvriers pourraient déblayer cela. Il faudrait aussi une quantité de poudre… Si tu veux m’en croire, tu y renonceras ; tu y mangerais tout ce que tu as, et tu ne serais pas payé de tes peines.

— N’avez-vous pas ouï dire pourtant, père Bradât, que l’herbe de ce pâturage était le meilleur échelon de la montagne ? Mon père me l’a tant répété que je le crois.

— Je ne dis pas non. Le peu qui y pousse encore est de première qualité ; mais quand tu auras déblayé, je suppose, il faudra fumer, et pour fumer il faut un troupeau ; il faut même bien vite un fort troupeau, car l’ancien engrais est tout perdu, et c’est un pâturage à recommencer en terre vierge. Si tu es bien riche, si tu as quatre mille francs par exemple…

— Je n’en ai pas la moitié.

— Alors n’entreprends pas cela, ce serait ta ruine. Qu’est-ce que c’est que ces chiffres-là sur le rocher ?

— C’est moi qui les ai inventés pour calculer…

— Ah ! je comprends : Tu ne sais donc pas écrire ?

— Ni lire non plus.

— C’est un malheur. Tu devrais apprendre, ça t’aiderait plus que tous tes coups de masse sur la pierre.

— Je ne dis pas non ! Si vous vouliez m’apprendre… — Je n’en sais pas long ; mais c’est mieux que rien, et quand tu voudras…

Je commençai le soir même en devançant d’une heure ma rentrée à la cabane de Bradat. Le plus grand des gars qui servaient le vieux berger, voyant que j’avais bon vouloir, m’enseigna aussi, et je dois dire que, s’il était moins patient que le vieux, il en savait davantage. 

C’est comme cela que je commençai à en comprendre assez pour être à même de m’exercer tout seul. J’emportai bientôt un livre avec moi, et en prenant, sur le midi, une heure de repos, j’étudiais avec une grande attention et un entêtement aussi solide que celui qui m’attachait au travail de ma rencluse.

Le père Bradât, voyant que ses prudents conseils n’avaient rien changé à ma résolution, prit son parti de ne plus m’en détourner ; seulement il se moquait un peu de moi quand je me laissais aller à parler du géant comme d’un méchant diable, et cela me rendit plus circonspect. 

Je n’en parlai plus que comme d’un tas de pierres, sans démordre pour cela de mon idée et de ma haine. 

Les autres gars pensaient pourtant un peu comme moi, qu’il y avait de l’enchantement dans ces maudites roches. 

Ils avaient ouï parler, en d’autres pâturages de montagne, de certains éboulements qu’on avait voulu endiguer, mais où le démon défaisait chaque nuit la besogne des ouvriers les plus habiles. 

Ils venaient quelquefois me voir travailler, car je travaillais avec rage, et ils se hasardaient par amitié pour moi à me donner un coup de main ; pourtant ce n’était pas sans un peu de crainte, et même il y en eut un qui, ayant rêvé du géant, jura qu’il n’y voulait plus toucher. Je n’insistai pas. Je savais bien que, si je leur avais voulu payer du vin le dimanche, ils auraient eu plus de courage ; mais je ne voulais pas les détourner de leur devoir : c’eût été mal payer l’hospitalité que m’accordait le père Bradat.

Je n’en eus pas moins la compagnie de l’un ou de l’autre de temps en temps. Le père Bradat consentait à me garder et à me nourrir moyennant que ses chèvres consommeraient le peu d’herbe qui poussait chez moi, et l’enfant chargé de les conduire s’amusa, pendant que je piochais, à construire, pour se garer de la pluie, une baraque assez solide avec les restes de l’ancienne et beaucoup de pierres et de broussailles qu’il agença très-adroitement. J’eus donc un refuge pour la nuit, et je m’en servis plusieurs fois afin d’avancer mon ouvrage.