Georges Sand : Le géant Seyous partie 2
— Il y a sur les flancs du Mont-Aigu, à cent mètres au-dessus de nous, je vous montrerai cela demain, un plateau soutenu par un contre-fort de rochers et creusé en rigole, comme celui où nous sommes, avec de beaux herbages, quand la neige est fondue. Il y fait plus froid, l’hiver y est plus long, voilà toute la différence. Ce plateau a un nom singulier : on l’appelle le plateau d’Yéous. Pourriez-vous me dire ce que ce nom-là signifie ?
Après avoir réfléchi un instant : — J’ai ouï dire, lui répondis-je, que beaucoup de montagnes des Pyrénées avaient été consacrées à Jupiter ou Zeus, dont il faut, je crois, prononcer le nom Zéous…
— Vous y êtes ! reprit Miquel avec joie. Vous voyez, mes sœurs, que je n’ai pas inventé cela, et que les gens instruits me donnent raison. À présent, monsieur mon ami, dites-moi si vous vous souvenez de la phrase qui terminait toujours la complainte de mon pauvre père demandant l’aumône.
— Je me la rappelle très-bien. « Le géant, disait-il, s’est couché sur moi. »
— Alors vous allez comprendre. Mon père était un poëte ; il avait été élevé par les vieux bergers espagnols sur les hauts pâturages de la frontière, et tous ces hommes-là avaient des idées, des histoires, des chansons, qui ne sont plus du temps où nous vivons.
Ils savaient tous lire, et plusieurs savaient du latin, ayant étudié pour être prêtres ; mais ils n’en avaient pas su assez, ou ils avaient commis quelque faute contre les règlements, ou bien encore ils avaient été compromis dans des affaires politiques : tant il y a que c’est une race à peu près perdue, et qu’on ne croit plus, dans nos pays, à toutes les choses qu’ils enseignaient, à leurs secrets et à leur science.
Mon père y croyait encore, et, comme il avait l’esprit tourné aux choses merveilleuses, il m’avait élevé dans ces idées-là.
Ne soyez donc pas étonné s’il m’en reste.
Je suis venu au monde dans cette maison, c’est-à-dire dans l’emplacement qu’elle occupe, car c’était alors une simple cabane comme celle où j’abrite mon bétail.
Mon père était propriétaire d’une partie de cet enclos, qu’il appelait sa rencluse.
Plus haut il y a la rencluse d’Yéous, où il me menait quelquefois pour voir, d’après l’état des neiges, si nous devions prolonger ou abréger notre séjour dans la montagne.
Or, toutes les fois que nous passions devant le géant, c’est-à-dire devant une grande roche dressée qui, vue de loin, avait un peu l’air d’une statue énorme, il faisait un signe de croix et m’ordonnait de cracher en me donnant l’exemple.
C’était, selon lui, faire acte de bon chrétien, attendu que ce géant Yéous, qui donnait son nom au plateau, était un dieu païen, autant dire un démon ennemi de la race humaine.
Longtemps le géant, ainsi expliqué, me fit peur ; mais à force de cracher en l’air à son intention, voyant qu’il souffrait ces insultes sans bouger, j’arrivai à le mépriser profondément.
Un jour, j’avais alors huit ans, je me souviens très-bien, c’était vers midi, mon père travaillait dans notre petit jardin, ma mère et mes sœurs, Maguelonne, qui déjà savait traire et soigner les vaches, Myrtile, qui commençait à marcher seule, étaient au bout de la rencluse avec les animaux ; moi, j’étais occupé à battre le beurre à deux pas de la maison.
Voilà qu’un bruit comme celui de la foudre court sur ma tête avec un coup de vent qui me renverse, et je tombe étourdi, assourdi, comme assommé, bien que je n’eusse aucun mal. Je reste là immobile pendant un bon moment sans rien comprendre à ce qui m’arrive.
Des cris affreux me réveillent. Je me lève, et, me trouvant en face de la maison, je ne la vois plus : elle est effondrée sur le sol, écrasée sous des pierres énormes qui, poussées par d’autres, commencent à s’ébranler et à rouler vers moi.
Je comprends que c’est quelque chose comme une avalanche, et je me sauve, éperdu, sans savoir où je vais.
J’arrive auprès de ma mère et de mes sœurs, qui m’appelaient avec des cris de désespoir. Je me retourne alors, l’écroulement s’est arrêté ; le géant Yéous n’est plus sur son contrefort de rochers, il s’est abattu sur notre maison et couvre de sa masse disloquée notre jardin et la plus grande partie de notre enclos.
Alors ma mère : — Ton père ? où est ton père ?
— Mon père ? je ne sais pas.
— Malheur ! il est écrasé ! Reste là, garde les petites ; moi, je cours !
Et ma pauvre mère de courir vers ces masses encore mal assises et menaçantes.
Ne pas la suivre était bien impossible. Je range les enfans dans un gros repli du terrain, je leur défends de bouger et je cours aussi à travers l’éboulement, cherchant et appelant mon père.
Je dois dire à l’honneur de ces deux filles que voilà qu’elles firent semblant de m’obéir, et qu’un moment après elles couraient, comme moi, dans les débris, la grande traînant la petite, cherchant et appelant comme elles pouvaient. De temps en temps, nous suspendions nos cris pour écouter ; cela dura bien une bonne heure ; enfin j’entends une faible plainte, je m’élance, et je trouve mon pauvre père étendu sous une masse et ne pouvant se dégager.
Comment il n’avait pas été broyé entièrement, c’est un hasard peu ordinaire : la roche formait voûte au-dessus de sa tête et de son corps.
Le choc lui avait brisé les os de la jambe et du bras droit, voilà pourquoi il ne pouvait se relever et sortir de là.
Il avait fait tant d’efforts inutiles et douloureux qu’il était épuisé et qu’il s’évanouit en nous voyant. Nous parvînmes à le retirer.
Ma mère était comme folle. Que devenir avec un homme à moitié mort dans ce désert où il ne nous restait pas un abri, pas un pouce de terre qui ne fût couvert de débris, pas un meuble qui ne fût brisé ?
Maguelonne ne perdit pas la tête ; elle me montra les cabanes de la rencluse, c’est-à-dire de l’étage de terre végétale qui est au-dessous de nous, et se mit à courir comme un chamois de ce côté-là.
Je compris qu’elle allait chercher du secours et je commençai à rassembler des morceaux de bois pour faire un brancard.
Quand les habitants des cabanes d’en bas accoururent, ils n’eurent qu’à les lier ensemble, et mon père fut transporté chez eux aussi vite que possible.
Le médecin fut appelé, et mon père fut bien soigné ; mais il avait fallu du temps pour avoir ces secours : l’enflure avait fait des progrès, le bras fut très-mal remis, et la jambe avait été si déchirée qu’il fallut la couper.
Voilà comment ce brave homme tomba dans la misère et dut abandonner le travail, acheter un âne et mendier sur les chemins avec sa famille.
Nous avions bien, au bas de la vallée, non loin de Pierrefitte, une petite maison d’hiver ; mais le plus clair de notre revenu, c’était nos vaches, et nous n’avions plus de quoi les nourrir.
Il fallut vendre les deux qui nous restaient : les trois autres, épouvantées par la chute du géant, s’étaient tuées et perdues dans les précipices.
Ma mère répugnait beaucoup à la mendicité.
Elle eût voulu chercher quelque travail à la ville et garder mon père au coin du feu ; mais il ne pouvait souffrir l’idée de rester tranquille, et il regardait l’exhibition de son malheur comme un travail devant lequel il ne devait pas reculer pour nourrir sa famille.
C’était bien une sorte de travail en effet que d’être sans cesse et par tous les temps sur les chemins.
Pour ma mère, qui avait à traîner et à porter souvent la petite, c’était même assez pénible ; pour moi, qui n’avais qu’à conduire et à soigner l’âne, c’était une vie de loisir et de paresse.
C’était aussi la tentation de mal faire et la possibilité de devenir bandit ; mais je vous ai dit que mon père était poète, et je me sers de ce mot parce que, dès ce temps-là, et sans savoir encore ce qu’il signifiait, je l’entendais dire par des gens de belle apparence qui l’écoutaient émerveillés de son langage et de ses idées.
Vous étiez très-occupé, vous, jamais vous n’avez eu le temps de l’interroger un peu ; vous eussiez été étonné de son esprit comme les autres.
C’est l’esprit de mon père qui m’a retenu dans le bon chemin. Il m’enseignait à sa manière tout en causant avec moi, et il me faisait voir toutes choses en grand ou en beau, si bien que, quand je vis le mal passer à côté de moi, je le trouvai laid et petit et je lui tournai le dos.
Il est vrai pourtant que mon père eût pu m’apprendre à lire et qu’il n’y songeait pas.
Cette vie de voyages continuels ne porte pas à l’attention, et je ne désirais pas me donner la peine d’étudier.
Puis il faut que vous sachiez que depuis son accident mon père était devenu très-exalté, et qu’il n’avait plus le calme qu’il faut pour enseigner.
Il ne nous instruisait que par des histoires, des chansons et des comparaisons, de telle sorte que, mes sœurs et moi, nous avions beaucoup d’entendement sans connaître ni a ni b. Notre pauvre mère n’en savait pas plus que nous.
Nous parcourions la montagne pendant toute la saison des eaux. Nous allions à Bagnères de Bigorre, à Luchon, à Saint-Sauveur, à Cauterets, à Baréges, aux Eaux-Bonnes, partout où il y a des étrangers riches.
L’hiver, nous nous rabattions sur Tarbes, Pau et les grandes vallées.
À ce métier-là, recevant beaucoup et dépensant peu, car nous étions tous sobres, nous eûmes en peu d’années regagné plus que nous n’avions perdu.
Alors ma mère, qui avait le cœur haut placé, essaya de persuader à mon père que nous n’avions plus le droit d’exploiter la charité publique, que j’étais d’âge à gagner ma vie, et que, quant à elle, elle se faisait fort, aidée de Maguelonne, d’entretenir le reste de la famille par son travail de blanchisseuse.
Mon père ne l’écouta pas. Il avait pris goût à cette vie errante, non pas tant parce qu’elle était lucrative que parce qu’elle l’amusait et lui faisait oublier son infirmité.
Je pensais comme ma mère ; mais nous dûmes céder, et cette vie durerait peut-être encore, si mon pauvre père n’eût pris une fluxion de poitrine dont il mourut en peu de jours.
Ce fut pour nous tous un profond chagrin. Encore qu’il contrariât nos désirs, il était si bon, si respectable et si tendre que nous l’adorions.
Après ce malheur, nous revînmes à Pierrefitte, et ma mère, ayant refait là une petite installation, me prit à part et me dit :
— Mon enfant, je te dois rendre compte de notre position. Ton père nous a laissé quelque chose.
Les pauvres gens comme lui ne font point de testament ; il s’est fié à moi, me laissant libre d’agir comme je l’entendrais dans l’intérêt de ses enfants.
Je veux que tu saches que nous possédons entre nous quatre environ trois mille francs.
J’en ai fait deux parts égales, une pour moi et tes deux sœurs, et l’autre pour toi.
— Cela n’est pas juste, lui répondis-je ; je n’ai droit qu’à un quart.
— Il n’est pas question de droit, reprit-elle. Il s’agit de vos besoins, dont j’ai souci et dont je suis meilleur juge que vous.
Mon travail est assuré. Les petites m’aideront, et nous nous tirerons très-bien d’affaire avec la petite réserve que nous gardons ; mais tu es un garçon, et c’est à toi de gagner ta vie honnêtement.
Je ne compte pas te nourrir et t’entretenir, ce serait te pousser à la lâcheté et à la fainéantise.
Avise à te faire un état ; je vais te donner cent francs pour que tu puisses chercher ton occupation et la bien choisir.
Il sera donc très-juste que dans la suite, quand tu te seras tiré d’affaire sans notre aide, tu en sois dédommagé par une part plus grosse que celle de tes sœurs.
Sache qu’à vingt et un ans tu peux revenir chercher ici quatorze cents francs.
Si j’étais morte, tu trouverais la somme quand même, puisque je vais la placer en ton nom, et d’ailleurs dans ce temps-là tes sœurs, dont je sais le bon naturel, comprendront la chose et approuveront ce que j’aurai fait.
J’embrassai ma mère et mes sœurs en pleurant, et, mes meilleurs habits au bout d’un bâton sur l’épaule, mes cent francs en poche je partis, bien triste de quitter ma famille, mais résolu à faire mon devoir.