Georges Sand : Retour à Pictordu
En effet, il se fit un retour vers Flochardet.
En province on n’aime pas les situations douteuses, et d’ailleurs, en face d’une faillite possible, presque tout le monde s’alarme, parce que presque tout le monde s’y trouve plus ou moins compromis.
Quand tout fut liquidé rapidement et quand on vit l’honnête artiste, absolument dépouillé, attendre gaiement devant sa toile les bienveillantes figures de ses concitoyens, ces figures arrivèrent en souriant, et après mille marques d’estime et d’intérêt plus ou moins délicatement exprimées, on le mit à même de travailler.
Près de lui, Diane à son chevalet, attendait avec calme et résolution qu’on lui amenât les enfants de ces messieurs et de ces dames.
Elle avait déclaré choisir cette spécialité pour ne pas aller sur les brisées de son père.
On lui amena toute la jeune génération de la ville et des châteaux d’alentour, l’espoir des familles, l’orgueil des mères, une série de marmots presque tous beaux, car il ne faut pas oublier qu’Arles est le pays de la beauté.
Diane montrait un aplomb extraordinaire, mais c’était un rôle que la pauvre enfant jouait par devoir.
Au fond, elle se croyait trop ignorante pour bien faire, et invoquait encore, toute grande personne qu’elle était, l’assistance miraculeuse de sa mère, la belle muse, car ces deux types n’en faisaient plus qu’un dans sa pensée.
La première fois qu’elle se risqua, elle chercha, la veille, dans son secrétaire, une vieille relique qu’elle n’avait pas regardée depuis longtemps, la petite tête de Bacchus enfant trouvée à Pictordu ; elle avait depuis ce temps, appris à s’y connaître, et elle la trouva encore plus charmante qu’elle ne lui avait semblé l’être.
— Cher petit Dieu, lui dit-elle, c’est toi aussi qui m’as révélé la vie dans l’art. Inspire-moi, à présent ! Enseigne-moi ce secret de vérité qu’un grand artiste inconnu a mis en toi. Je consens à être ignorée comme lui, si comme lui, je laisse quelque chose de beau comme toi.
Diane ne se permettait pas encore la peinture, elle commença par le pastel qui était fort à la mode en ce temps-là, et, du premier coup, elle en fit un si remarquable et si charmant qu’il en fut parlé à vingt lieues à la ronde.
Dès lors la clientèle lui arriva en même temps qu’elle revenait à son père. Les familles nobles ou bourgeoises aimaient à se rencontrer dans cet atelier si décent où le père et la fille travaillaient ensemble, l’un causant avec esprit de gaieté, après des années de mélancolie ou de préoccupation qui avaient éloigné de lui ; l’autre, silencieuse et modeste, ne se doutant pas de sa beauté et se tenant de manière à ne pas faire de jalouses.
On se rappelait les airs évaporés, les folles toilettes et le ton tranchant de madame Laure, on ne regrettait pas d’en être débarrassée. On était venu là autrefois pour babiller, c’était affaire de mode ; on y vint pour causer, et ce fut affaire de bon ton.
Au bout d’un an, Flochardet et sa fille, ayant vécu très-modestement, mais sans privation sérieuse, se trouvèrent à même de payer leur loyer au docteur.
Il reçut l’argent et le plaça au nom de Diane. Par testament, il l’avait constituée propriétaire de toute son acquisition ; mais il se gardait de le dire, autant pour sauvegarder la dignité de Flochardet et pour stimuler le courage de Diane, que pour tenir madame Laure à distance.
Malgré cette attitude prudente, madame Laure revint au gîte quand elle sut que les dettes étaient payées et que les affaires marchaient bien.
Elle ne se plaisait guère chez ses parents qui avaient peu de ressources et qui étaient économes.
Elle n’y voyait presque pas de monde et ses belles toilettes ne lui servaient guère.
Elle revint donc, et Diane se fit un devoir de la bien accueillir.
D’abord madame Flochardet s’en montra touchée ; mais bientôt elle voulut s’introduire dans la bonne compagnie qui fréquentait l’atelier de son mari.
Sa présence y jeta un grand froid, son caquet n’était plus de saison, on lui sut très-peu de gré d’étaler ses belles robes et ses bijoux qu’elle eût dû vendre pour hâter la libération des dettes de la communauté.
On trouva qu’elle en prenait trop à son aise, qu’elle avait avec Diane un ton de légèreté qui ne convenait point et on lui fit sentir qu’elle n’était plus agréable à personne.
Elle en prit du dépit, s’exila de l’atelier, et chercha à renouer des relations au dehors.
Ce fut inutile, c’était un astre éclipsé ; sa beauté s’en allait avec ses triomphes.
Les idées devenaient plus sévères. Elle fut reçue froidement et peu des visites qu’elle hasarda lui furent rendues.
Alors elle se fit hypocrite pour se réhabiliter, et, quittant ses habits roses comme la veuve de Malbrough, elle prit la tenue et les allures d’une dévote fervente. Comme elle n’était pas sincère, elle devint pire en jouant ce rôle ; elle n’avait été qu’égoïste et légère, elle devint envieuse et méchante.
Elle disait du mal de tout le monde, calomniait au besoin, dénigrait toutes choses et troublait la famille par ses récriminations, ses plaintes, ses susceptibilités et l’aigreur de son caractère.
Diane la supportait avec une douceur inaltérable et, voyant que son père avait un reste d’attachement pour cette femme frivole, elle faisait le possible et l’impossible pour la rattacher à la vie de ménage.
Il y avait une seule chose à laquelle elle savait résister, c’est au désir effréné qu’éprouvait Laure de remettre la maison sur son ancien pied.
Comptant sur l’argent que gagnait de nouveau son mari, elle voulait qu’on renvoyât les locataires et qu’on reçût du monde comme autrefois.
Diane tint bon et dès lors elle fut traitée en ennemie par sa belle-mère, qualifiée de tyran et dénoncée comme avare à qui voulait l’entendre.
Diane souffrit beaucoup de cette persécution, et bien des fois elle fut sur le point de retourner dans la maison du docteur pour y travailler en paix ; mais elle s’en défendit, sachant que son père serait malheureux sans elle.
Un jour, elle reçut la visite d’une jeune dame qu’elle hésita peu à reconnaître, tant elle avait la mémoire développée à l’endroit des figures. C’était madame la vicomtesse Blanche de Pictordu, mariée depuis peu avec un de ses cousins ; toujours jolie, toujours pauvre et mécontente de son sort, mais toujours fière de son nom qu’elle avait la consolation de n’avoir pas quitté. Elle présenta son jeune époux à Diane. C’était un garçon fort niais, d’une figure commune et sotte. Mais c’était un Pictordu, un vrai, de la branche aînée, et Blanche n’eût pas compris qu’un autre fût plus digne d’elle.
Malgré cette obstination dans ses idées, Blanche était devenue plus sociable et comme, à tous autres égards, elle avait un certain esprit, elle se montra fort gracieuse pour Diane, lui fit compliment de son talent et n’affecta pas comme autrefois de rabaisser sa profession.
Diane la revit avec plaisir, son nom et sa personne rafraîchissaient ses plus doux souvenirs d’enfance.
Pour l’engager à revenir, elle lui demanda de lui laisser faire son portrait.
Blanche devint pourpre de plaisir, comme au temps où elle avait reçu la boucle de turquoises.
Elle se savait jolie, et voir sa figure retracée par une main habile était pour elle une ivresse ; mais elle était pauvre, et Diane comprit son hésitation.
— C’est un service que je vous demande, lui dit-elle. Reproduire un visage parfait est pour moi une satisfaction que je ne rencontre pas tous les jours, et comme cela est difficile, cela me pousse à faire des progrès.
Au fond, Diane ne tenait qu’à payer une ancienne dette de cœur au souvenir de Pictordu.
Blanche ne pouvait comprendre cette délicatesse mystérieuse ; elle en fit honneur à ses charmes. Elle se laissa un peu prier et allégua divers empêchements, bien qu’elle eût très-peur d’être prise au mot.
Elle avait peu de jours à passer à Arles, sa position ne lui permettait pas de séjourner dans une ville de luxe ; son mari, occupé d’agriculture et de chasse, la pressait de retourner à la campagne où leur vie était fixée.
— Je ne ferai de vous, répondit Diane, qu’un léger croquis à trois crayons : blanc, noir et sanguine. Si je réussis, cela pourra être très-joli, et je ne vous demande qu’une matinée.
Blanche accepta pour le lendemain, et, le lendemain, elle arriva avec une jolie robe bleu de ciel et la broche de turquoises passée dans le ruban de cou.
Diane fut inspirée, elle fit un de ses meilleurs portraits, et la vicomtesse se trouva si jolie qu’elle en eut des larmes de reconnaissance au bord des longs cils noirs qui bordaient ses yeux bleus. Elle embrassa Diane et la supplia de venir la voir dans son château.
— Au château de Pictordu ? lui dit Diane avec surprise ; vous me disiez que vous habitiez encore chez votre père. Est-ce que vous avez fait relever le vieux manoir ?
— Pas en entier, répondit la vicomtesse, cela ne nous eût pas été possible ; mais nous avons restauré un petit pavillon et nous nous y installons le mois prochain. Il y a une chambre d’amis. Si vous voulez l’étrenner, vous serez la plus aimable personne du monde.
L’offre était sincère. Blanche ajoutait que son père serait heureux de la revoir, ainsi que M. Flochardet, dont il s’était toujours souvenu avec complaisance et qu’il appelait son ami Flochardet quand il entendait parler de ses beaux ouvrages.
Diane eut un grand désir de revoir Pictordu, et elle promit de faire son possible pour s’y rendre le mois suivant, avec ou sans son père, car celui-ci l’engageait depuis longtemps à faire un petit voyage pour se distraire, ne fût-ce que d’aller voir à Mende sa vieille tante la religieuse.
Pictordu se trouvait à peu près sur son chemin, et certes elle ferait un détour pour s’y rendre.
Quand madame Laure sut que Diane songeait à prendre un peu de repos nécessaire à sa santé, elle en eut de l’humeur.
Il lui avait bien fallu reconnaître qu’elle gagnait plus d’argent que son père, qu’elle était plus estimée comme peintre et plus aimée.
Son absence pouvait compromettre les intérêts de la maison, et elle le fit si aigrement sentir que Diane en fut impatientée à l’excès.
On lui marchandait avec amertume une ou deux semaines de liberté, à elle qui, depuis deux ans, se privait de tout et travaillait sans relâche pour réparer le désastre causé par cette personne inutile et oisive.
Il faut avouer que la situation était pénible et que Diane avait mis un grand courage à refuser l’offre du docteur, qui l’invitait à voir l’Italie ou Paris, et qui était disposé à l’y conduire pour peu qu’elle le désirât.
Diane le désirait passionnément, mais elle ne voulait pas l’avouer, parce qu’elle ne voulait pas céder à la tentation.
Elle trouvait que c’était trop tôt et que son père n’était pas assez remis à flot pour se passer d’elle durant quelques mois.
Quand elle vit qu’on lui disputait, en remerciement de son sacrifice, le droit de s’absenter quelques jours, elle faillit se décourager de sa tâche et briser l’obstacle.
Elle résista, répondit avec douceur qu’elle reviendrait vite, et fit son paquet, vingt fois interrompu par les importunes objections de sa belle-mère.
Le docteur dut intervenir et décider que Diane partirait le jour suivant avec Geoffrette.
Il recommanda en riant à sa chère enfant de tenir note de ses apparitions, si elle avait la bonne fortune d’en avoir encore, afin de les lui raconter aussi agréablement qu’autrefois.
Il fallait deux journées pour se rendre à Saint-Jean-Gardonnenque. M. Marcelin Féron, le neveu du docteur, devenu docteur de grand renom lui-même, voulut accompagner les deux femmes jusqu’à cette ville, où elles se reposèrent la nuit.
De là il se rendit chez un de ses amis qui demeurait aux environs, tandis que Diane, qui venait de retrouver avec joie le brave postillon Romanèche, prenait avec sa nourrice le chemin de Pictordu, dans une carriole de louage.
On avait fait à ce terrible chemin quelques réparations nécessaires, et nos voyageuses arrivèrent sans accident, dans l’après-dînée, au bas de la terrasse du château.
Ce n’était plus là l’entrée. Le pavillon réparé, qui n’était autre que l’ancien bain de Diane, avait son entrée plus bas.
Mais Diane voulait revoir seule cette statue qui lui avait parlé.
Elle tremblait de ne plus la retrouver. Elle envoya donc Romanèche et Geoffrette en avant, et, franchissant une petite barrière récemment posée, elle gravit légèrement les marches inégales et brisées du grand escalier.
Il était environ quatre heures de l’après-midi, le soleil commençait à éclairer obliquement les objets. Diane, avant de découvrir sa chère statue à travers les buissons qui la lui masquaient, vit son ombre se projeter sur le sable de la terrasse, et son cœur battit de joie.
Elle y courut et la contempla avec surprise.
Dans son souvenir, elle était gigantesque, et, en réalité, elle était à peine grande comme nature.
Était-elle belle et monumentale comme Diane l’avait gardée dans sa pensée ?
Non, elle était un peu maniérée, et les plis de son vêtement étaient trop fouillés et trop cassants ; mais elle avait de l’élégance et de la grâce quand même, et Diane qui eût été désolée d’avoir à la dédaigner, lui envoya un baiser naïvement attendri que la statue ne lui rendit pourtant pas.
La terrasse était dans le même état d’abandon qu’autrefois.
Les grandes herbes n’étaient pas foulées. Diane vit qu’on ne se promenait jamais par là ; elle sut plus tard que Blanche, qui craignait beaucoup les serpents et qui traitait de vipères les plus innocentes couleuvres, n’allait jamais dans les ruines et ne permettait à personne d’y aller.
Pourtant elle habitait au milieu de ces décombres, et Diane s’étonnait, en même temps qu’elle s’en réjouissait, de voir que cette solitude et ce désordre qui l’avaient autrefois charmée, n’avaient subi aucune amélioration bourgeoise, c’est-à-dire aucune altération.
Elle admira ce pêle-mêle d’arbres touffus et d’arbres morts, de magnifiques plantes sauvages et de plantes autrefois cultivées, aussi libres, aussi folles les unes que les autres ; ce chaos de pierres où la mousse avait envahi la roche naturelle et la roche taillée.
Elle revit le filet d’eau pure qui avait alimenté jadis les bassins et les cascatelles, et qui frissonnait discrètement entre l’herbe et les cailloux.
Elle contempla cette élégante façade renaissance, où le lierre vivace s’enlaçait aux guirlandes de lierre fouillées dans la pierre.
Quelques fenêtres finement ouvragées, quelques clochetons avaient peut-être disparu. Diane ne se souvenait pas bien exactement de ces détails ; l’ensemble avait encore cet aspect riant et noble que conservent, même dans leur décrépitude, les édifices de cette brillante époque.