Georges Sand Mademoiselle de Pictordu
Diane se leva, remit ses souliers qu’elle avait ôtés pour dormir, rattacha les agrafes de sa robe et pria son papa de lui prêter le miroir pour qu’elle pût faire aussi un brin de toilette pendant qu’il irait avec Romanèche organiser le départ.
Flochardet, la sachant propre et soigneuse, la laissa seule, en lui recommandant, si elle sortait, de ne pas se risquer dans les décombres du château sans bien regarder à ses pieds.
Diane fit sa toilette, rangea très-bien toutes les pièces du nécessaire et, ne voyant pas revenir son père, elle alla errer dans le château, espérant retrouver toutes les belles choses qu’elle avait vues avec la fée pendant la nuit.
Mais elle n’en retrouva même pas la place. Les escaliers en spirale étaient rompus, ou leurs marches tournaient sur leurs pivots sans pouvoir s’appuyer aux flancs des tours écroulées.
La croyance à un esprit gardien des ruines s’était répandue, et personne n’y faisait plus de dommages ; mais le triste état des autres statues témoignait des outrages qu’elles avaient longtemps subis. À toutes, il manquait un ou deux bras, quelques-unes gisaient étendues dans les chardons violets et les linaires jaunes.
En regardant avec attention celle qui lui avait parlé, Diane s’imaginait reconnaître le portrait de son aimable fée, en même temps qu’elle identifiait aussi cette figure avec celle de la danseuse peinte dans la salle où elle avait dormi.
Elle pouvait bien s’imaginer à cet égard tout ce qu’elle voulait, toutes ces divinités de la renaissance imitées de l’antique ont dans les formes aussi bien que dans le costume un air de famille, et le hasard ayant voulu que toutes deux eussent la figure emportée, l’idée de la petite Diane était, sinon juste, du moins ingénieuse.
Fatiguée de marcher, elle tâcha de rejoindre son père et le trouva en bas de la terrasse, occupé à activer les réparations de la voiture.
Romanèche avait déterré aux environs une espèce de charron, bon paysan pas trop maladroit, mais qui n’allait pas vite et qui n’était pas très-bien outillé.
— Il faut prendre patience, ma petite demoiselle, lui dit Romanèche ; j’ai trouvé pour vous du pain bis qui n’est point mauvais, de la crème bien fraîche et des cerises. J’ai porté tout cela dans votre grande chambre. Si vous voulez y retourner déjeuner, ça vous désennuiera.
— Je ne m’ennuie pas du tout, répondit Diane, mais j’irai manger un peu. Je vous remercie d’avoir pensé à moi.
— Comment te trouves-tu ? lui demanda son père. Comment as-tu dormi ?
— Je n’ai pas dormi beaucoup, mon papa, mais je me suis amusé on ne peut mieux.
— Amusé en rêve, tu veux dire ? Tu as eu des songes gais ? Allons, c’est bon signe ; va manger.
Et, en la regardant s’éloigner, Flochardet admirait le bon naturel de cette enfant pâle et menue qui trouvait toujours toutes choses à son gré, ne tourmentait personne de son mal et montrait une petite gaieté tranquille en toute circonstance.
— Je ne comprends pas, pensait-il, que ma femme ait cru devoir l’éloigner de la maison, où elle faisait si peu de bruit et se montrait si facile à contenter. Je sais bien que ma sœur l’abbesse des Visitandines de Mende est très bonne pour elle, mais ma femme devrait la choyer encore mieux.
Diane retourna dans la salle de bain, et, comme elle savait lire, elle remarqua une inscription à demi effacée, gravée au-dessus de la porte des thermes. Elle réussit à la déchiffrer et à lire : Bain de Diane.
Tiens ! se dit-elle en riant, je suis donc ici chez moi ? J’aimerais bien m’y baigner, mais l’eau n’y arrive plus, et je dois me contenter d’y déjeuner et d’y dormir.
Elle trouva excellentes les choses que Romanèche avait placées pour elle sur les degrés de la piscine, et ensuite elle eut envie de dessiner.
Vous pensez bien qu’elle ne savait guère ; son père ne lui avait jamais donné de leçons.
Il s’était contenté de lui donner du papier et des crayons tant qu’elle en voulait pour faire ses barbouillages d’enfant dans un coin de son atelier, et dans ce temps-là, elle essayait de copier les portraits qu’elle lui voyait faire.
Il trouvait ces essais fort drôles et en riait de tout son cœur, mais il ne croyait pas qu’elle eût la moindre disposition pour le dessin, et il était résolu à ne pas la tourmenter pour lui faire suivre sa carrière.
Au couvent où Diane venait de passer un an, on n’apprenait pas à dessiner.
Dans ce temps-là, on ne recevait une éducation d’artiste que pour arriver à gagner sa vie, et Flochardet, étant riche, pensait à faire de sa fille une vraie demoiselle, c’est-à-dire une jolie personne sachant s’habiller et babiller, sans se casser la tête pour être autre chose.
Diane aimait pourtant le dessin avec passion, et jamais elle n’avait rencontré un tableau, une statue ou une image sans l’examiner avec une grande attention.
Il y avait dans la chapelle de son couvent quelques statuettes de saintes et quelques peintures qui lui plaisaient plus ou moins. Je ne sais pourquoi, en regardant la fresque des bains de Diane au château de Pictordu, et en se rappelant d’une manière un peu confuse tout ce que la fée lui avait montré durant la nuit, elle se persuada que les images de son couvent ne valaient rien et qu’elle avait maintenant devant les yeux quelque chose de très-beau.
Elle se rappela qu’en mettant deux albums dans sa malle, son père lui avait dit : Ce petit-là sera pour toi, si tu as encore le goût de gâcher du papier.
Elle chercha et prit cet album, tailla le crayon avec son petit couteau de poche et se mit à copier la nymphe à la robe verte que le soleil du matin éclairait d’une fraîche lumière ; et alors elle remarqua que cette figure ne dansait point ; elle passait majestueusement, marquant peut-être la mesure d’un pas moelleux, mais sans se trémousser, car ses deux pieds posaient sur le nuage qui la portait, et ses mains, enlacées à celles de ses sœurs, ne les tiraient point pour activer le mouvement de la ronde.
C’est peut-être une muse, pensa Diane, qui n’avait point oublié sa mythologie, bien que toutes ces fables profanes fussent proscrites du couvent.
Tout en rêvant, Diane dessinait, dessinait ; mécontente de sa première copie, elle en fit une seconde, et puis une autre, et une autre, jusqu’à ce que l’album fut à moitié rempli.
Et quand elle en fut là, elle n’était pas contente encore ; elle allait continuer, lorsqu’une petite main se posa sur son épaule. En se retournant avec vivacité, Diane vit derrière elle une fillette d’environ dix ans, assez pauvrement mise, mais jolie et bien faite, qui regardait son dessin et lui dit d’un air moqueur :
— Vous vous amusez donc à faire des bonnes femmes sur les livres, vous ?
— Oui, répondit Diane ; et vous ?
— Moi, non ! jamais. Mon père me le défend. Je ne gâte pas ses livres.
— Mon papa m’a donné celui-ci pour m’amuser, reprit Diane.
— Vraiment ? Il est donc bien riche ?
— Riche ? Mon Dieu, je ne sais pas !
— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être riche ?
— Pas beaucoup. Je n’ai jamais pensé à cela.
— C’est que vous êtes riche, alors. Moi, je sais très-bien ce que c’est d’être pauvre.
— Si vous êtes pauvre… je n’ai rien, moi, mais je vais demander à mon papa…
— Ah ! vous me prenez pour une mendiante ? Vous n’êtes pas polie, vous ! C’est parce que je n’ai qu’une petite robe d’indienne pendant que vous avez une jupe de soie ? Sachez que je suis pourtant très-au-dessus de vous. Vous n’êtes que la fille d’un peintre, et moi je suis mademoiselle Blanche de Pictordu, fille du marquis de Pictordu.
— D’où me connaissez-vous donc ? dit Diane fort peu éblouie de ces distinctions auxquelles elle ne comprenait goutte.
— Je viens de voir votre papa dans la cour de mon château, où il a causé avec mon père. Je sais que vous avez passé la nuit ici, votre papa s’en est excusé et mon père, qui est un vrai seigneur, l’a invité à venir dans une maison mieux arrangée que ce château abandonné. Je vous avertis parce que vous allez venir dîner chez nous à la maison neuve.
— J’irai où mon papa voudra, répondit Diane, mais je voudrais savoir pourquoi vous dites que ce château-ci est abandonné. Je crois, moi, qu’il est toujours très-beau et que vous ne savez pas tout ce qu’il y a dedans.
— Il y a dedans, dit mademoiselle de Pictordu d’un air triste et hautain, des couleuvres, des chauve-souris et des orties. Vous n’avez que faire de vous moquer. Je sais que nous avons perdu la fortune de nos ancêtres et que nous sommes forcés de vivre comme des petits gentilshommes de campagne. Mais mon papa m’a appris que cela ne nous rabaissait pas, parce que personne ne peut faire que nous ne soyons pas les seuls vrais Pictordu.
Diane comprenait de moins en moins les idées et le langage de cette demoiselle. Elle lui demanda ingénument si elle était la fille de la Dame au voile.
Cette question parut irriter beaucoup la jeune châtelaine.
— Apprenez, répondit-elle sèchement, que la Dame au voile n’existe pas et qu’il n’y a que des ignorants et des fous, qui puissent croire à de pareilles sottises. Je ne suis pas la fille d’un fantôme, ma mère était d’aussi bonne maison que mon père.
Diane se sentant trop ignorante pour lui répondre, ne répondit pas, et son père vint lui dire de se préparer au départ.
La voiture était réparée. Le marquis de Pictordu exigeait que le peintre acceptât son dîner.
Dans ce temps-là on dînait à midi. La maison neuve du marquis était à la sortie du ravin sur la route de Saint-Jean-Gardonenque.
De temps en temps, ce marquis venait se promener dans les ruines du manoir de ses aïeux, et, ce jour-là, s’y étant rendu par hasard, il s’était montré très-aimable et très-hospitalier pour les voyageurs qu’un accident y avait retenus.
Flochardet engagea tout bas Diane à mettre une robe plus fraîche avant qu’il fermât les malles, mais Diane, malgré sa simplicité, avait beaucoup de tact.
Elle voyait bien que Blanche de Pictordu était jalouse de sa simple toilette de voyage. Elle ne voulut pas augmenter son dépit en se faisant plus belle.
Elle pria son père de la laisser comme elle était, et même elle retira et mit dans sa poche une petite boucle de turquoises qui retenait le velours noir passé à son cou.
Quand la voiture fut rechargée, le marquis et sa fille qui étaient venus à pied, y montèrent avec Diane et Flochardet, et, une demi-heure après, on arriva à la maison neuve.
C’était une petite ferme avec un pigeonnier aux armes de la famille et un appartement de maître des plus modestes. Le marquis était un excellent homme assez borné, peu instruit quoique bien élevé, très-hospitalier et très-pieux, et pourtant incapable de se résigner à être un des moindres seigneurs de sa province, lui qui par sa naissance, se flattait d’être au-dessus des huit grands barons du Gévaudan.
Il n’avait d’amertume contre personne et trouvait fort juste qu’un peintre s’enrichît par le travail.
Il témoignait beaucoup d’estime à Flochardet dont il n’était pas sans avoir entendu parler, et il lui faisait le meilleur accueil possible ; mais il ne pouvait se défendre de s’excuser à tout instant de son manque de luxe, et d’ajouter que, dans ce monde en décadence, la noblesse sans l’argent n’était plus considérée.
Ce n’est pas qu’il fût maussade. Il s’ennuyait et ne demandait qu’à être égayé ; mais il avait tort de parler toujours de sa position devant sa fille. La petite Blanche était née orgueilleuse et envieuse.
Elle avait déjà le caractère aigri et c’était grand dommage, car elle eût pu être une charmante fille, aussi heureuse qu’une autre si elle se fût contentée de son sort.
Son père était très-bon pour elle, et après tout, elle ne manquait que du superflu.
Le dîner fut très-honnête et très-proprement servi par une grosse paysanne qui était la nourrice de Blanche et la seule domestique de la maison.
On parla de beaucoup de choses qui n’intéressaient pas Diane.
Mais quand il fut question du vieux château qu’elle avait quitté, sans oser le dire, avec un très-vif regret, elle ouvrit tant qu’elle put ses oreilles.
Son père disait au marquis :
— Je m’étonne, puisque vous vous plaignez de quelques embarras de fortune, de l’abandon où vous avez laissé les objets d’art ancien dont vous auriez pu tirer parti.
— Y a-t-il réellement encore des objets d’art dans mon château ? demanda le marquis.
— Il y en a eu avant que tous les toits fussent effondrés. J’ai vu beaucoup de débris, qui, sauvés à temps, eussent pu être envoyés en Italie où l’on a encore le goût de ces choses anciennes.
— Oui, reprit le marquis ; avec quelque argent, j’eusse pu encore sauver quelque chose, je le sais ; mais ce peu d’argent, je ne l’avais pas. Il eût fallu faire venir un artiste, lui dire de faire un choix et d’évaluer ; et puis les emballages, le transport des objets, un voyageur de confiance pour les accompagner… Vous comprenez que je ne pouvais pas faire moi-même le métier de marchand !
— Mais, dans les environs, il ne s’est trouvé personne qui eût envie de quelques tapisseries ou de quelques statues ?
— Personne. Les riches d’aujourd’hui méprisent ces antiquailles. Ils suivent la mode, et la mode est aux chinoiseries, aux rocailles, aux bergères poudrées ; on n’aime plus les nymphes et les muses. Il faut du tortillé, du riche et du surchargé. N’est-ce pas votre opinion ?
— Je ne dis jamais de mal de la mode, reprit le peintre. Je suis, par état, son aveugle et dévoué serviteur. Pourtant la mode change, et il se peut qu’on se reprenne de goût pour le vieux style du temps des Valois. Si vous avez sauvé quelques débris des ornements de votre château, gardez-les ; un temps peut venir où ils auront quelque valeur.
— Je n’ai rien sauvé, répondit le marquis. Quand je cuis venu au monde, mon père avait déjà laissé tout dépérir, par dépit et aussi par fierté. Rien ne l’eût décidé à vendre une pierre de son château, et il ne l’a quitté que quand il a failli lui tomber sur la tête. Plus humble et plus soumis à la volonté du ciel, je suis venu habiter cette petite ferme, seul bien qui me reste de nos immenses propriétés.
Diane essayait de comprendre ce qu’elle entendait et elle croyait le comprendre ; elle eut un remords de conscience.
Elle tira de sa poche une poignée de ces petits cailloux de diverses couleurs qu’elle avait ramassés dans le parterre, et, la donnant à M. Flochardet :
— Papa, lui dit-elle, voilà ce que j’ai pris dans le jardin du château. Je croyais que c’était des cailloux comme les autres ; mais puisque tu dis que M. le marquis a eu tort de tout laisser se perdre, il faut lui rendre ces choses-là qui sont à lui et que je n’avais pas l’intention de dérober.
Le marquis fut attendri de la gentillesse de Diane, et, remettait les mosaïques dans la main de l’enfant :
— Gardez-les en souvenir de nous, dit-il ; je regrette, ma chère petite, que ce soient des morceaux de verre et des fragments de marbre sans aucune valeur. Je voudrais avoir mieux à vous offrir.
Diane hésita à reprendre les jouets qu’on lui offrait si gracieusement. En tirant à la hâte tout ce qui remplissait sa poche, elle en avait retiré aussi sa petite boucle de turquoises, et elle regardait son père en lui montrant mademoiselle Blanche qui, de son côté, regardait le bijou et paraissait mourir d’envie d’y toucher.
Flochardet comprit la bonne intention de sa fille, et présentant la boucle à mademoiselle de Pictordu :
— Diane vous prie, lui dit-il, d’accepter, en échange de vos jolis cailloux, ces petites pierres taillées, afin que vous gardiez un souvenir l’une de l’autre.
Blanche rougit à en avoir les oreilles cramoisies. Elle était trop fière pour accepter simplement, mais l’envie qu’elle avait de ces gentilles turquoises lui faisait battre le cœur.
— Vous ferez beaucoup de chagrin à ma fille si vous refusez, lui dit Flochardet.
Blanche saisit le bijou avec un mouvement nerveux, l’arracha presque des mains du peintre et sortit en courant, sans prendre le temps de remercier, tant elle craignait que son père ne lui ordonnât de refuser.
C’est peut-être ce qu’il eût fait s’il eût espéré d’être obéi ; mais, connaissant le caractère de l’enfant, il ne voulut point rendre ses hôtes témoins d’une scène fâcheuse.
Il pria Flochardet d’excuser les manières brusques d’une petite sauvage et remercia à sa place.
Le dîner étant terminé, Flochardet, qui voulait voyager le reste de la journée, prit congé du marquis en l’invitant, s’il allait dans le Midi, à l’honorer de sa visite.
Le marquis le remercia des moments agréables qu’il lui avait fait passer, et ils échangèrent une poignée de main. Blanche, mandée par lui, vint de mauvaise grâce donner un froid baiser à Diane.
Elle avait au cou l’agrafe de turquoises et y tenait la main, comme si elle craignait qu’on ne la lui reprît. Diane ne put s’empêcher de la trouver bien sotte, mais elle lui pardonna en faveur du bon marquis, qui avait fait remplir les paniers de la voiture de ses meilleurs gâteaux et de ses plus beaux fruits.