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Georges Sand : La figure retrouvée

Elle continuait à s’instruire et à être très-heureuse, lorsqu’un jour,  elle avait alors environ quinze ans,  elle trouva son père triste et changé.

— Es-tu malade, mon père chéri ? lui dit-elle en l’embrassant : tu n’as pas ta figure des autres jours.

— Bah ! répondit Flochardet un peu brusquement, est-ce que tu connais quelque chose aux figures, toi ?

— J’essaye, mon papa ; je fais ce que je peux, reprit Diane, qui voyait dans les paroles de son père une moquerie de sa passion malheureuse pour l’art.

— Tu fais ce que tu peux ! dit alors M. Flochardet en l’examinant avec tristesse. 
Pourquoi t’es-tu fourré dans la tête cette folle idée d’être artiste ? 
Tu n’as pas besoin de cela, toi qui as trouvé un second père, plus sage et plus heureux que le premier ; tu veux connaître les soucis du travail, quand tu peux t’en dispenser ! Pourquoi ça ? À quoi bon ?

— Je ne peux pas te répondre, mon cher papa. C’est malgré moi ; mais pourtant si cela te fâche que j’essaie, j’y renoncerai, quelque chagrin que cela puisse me causer.

— Non, non ! amuse-toi, fais ce que tu veux, rêve l’impossible, c’est le bonheur de la jeunesse. Plus tard, tu sauras que le talent ne sauve pas de la fatalité et du malheur !

— Mon Dieu ! tu es malheureux, toi ? s’écria Diane en se jetant dans ses bras. Est-ce possible ? comment, pourquoi ? Il faut me le dire. Je ne veux plus être heureuse si tu n’es pas heureux.

— Ne crains rien, répondit Flochardet en l’embrassant avec tendresse, j’ai dit cela pour t’éprouver ; je n’ai aucun chagrin, je croyais que tu ne m’aimais plus parce que… parce que j’ai négligé ton éducation et l’ai confiée à un autre. Tu as peut-être pensé que j’étais un père frivole, indifférent, mené comme un enfant…

— Non, non, mon père, je t’adore, et je n’ai jamais pensé cela. Pourquoi l’aurais-je pensé, mon Dieu !

— Parce que je l’ai quelquefois pensé moi-même. Je me suis fait certains reproches ; à présent, je me console en songeant que s’il m’arrivait quelque désastre de fortune, tu ne t’en ressentirais pas.

Diane essaya de questionner encore son père ; il détourna la conversation et se remit au travail, mais il était agité, impatient, et comme dégoûté de ce qu’il faisait. 

Tout à coup il jeta son pinceau avec humeur en disant : 
— Ca ne va pas aujourd’hui, je gâterais ma toile, et pour un peu je la crèverais. Viens faire un tour de promenade avec moi !

Comme ils se préparaient à sortir, madame Laure entra, aussi pimpante qu’à l’ordinaire, mais la figure altérée aussi :

— Comment, dit-elle à son mari, vous sortez, et vous devez pourtant livrer ce portrait ce soir.

— Et quand je ne le livrerais que demain ? répondit Flochardet sèchement : suis-je l’esclave de mes clients ?

— Non, mais… Il faut que vous touchiez ce soir le prix de cette peinture, car demain matin…

— Ah ! oui, votre tailleuse, votre marchand d’étoffes. Ils sont à bout de patience, je le sais, et si on ne les satisfait pas, ce sera un nouveau scandale.

Diane, étonnée et comme effrayée, ouvrait de grands yeux qui frappèrent madame Laure. 
— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous dérangez trop souvent votre père, vous l’empêchez de travailler, et aujourd’hui surtout, il faut qu’il travaille. Laissez-le tranquille.

— Vous me renvoyez de chez nous ? s’écria Diane stupéfaite et consternée.

— Non jamais ! dit M. Flochardet avec force en la faisant asseoir près de lui. Reste ! jamais tu ne me déranges, toi !

— Alors, c’est moi qui suis importune, répondit madame Laure, je comprends et je sais ce qui me reste à faire.

— Faites tout ce qu’il vous plaira, reprit Flochardet d’un ton glacial.

Elle sortit et Diane fondit en larmes.

— Qu’as-tu donc ? lui dit son père en essayant de sourire, qu’est-ce que cela te fait que je me querelle un peu de temps en temps avec maman Laure ? Elle n’est pas ta mère et tu ne l’aimes pas follement ?

— Tu es malheureux, répondit Diane en sanglottant, mon père est malheureux et je ne le savais pas !

— Non, dit-il ton reprenant son ton de légèreté habituel. 
On n’est pas malheureux parce qu’on a des contrariétés. 
J’en ai d’assez vives, je l’avoue, mais j’en sortirai. 
Je travaillerai davantage, voilà tout. Je croyais pouvoir arriver au repos, j’avais gagné une jolie petite fortune, environ deux cent mille francs.
En province, c’est une douce aisance ; mais il faut bien te le dire, car tu l’apprendrais un jour ou l’autre, nous avons trop mené grand train ; j’ai eu l’imprudence de faire bâtir, les devis ont été terriblement dépassés, bref, il faut revendre et à perte, car les créanciers sont pressés. 
Tu ne t’étonneras donc pas d’entendre dire que je suis ruiné. 
Ne t’en tourmente pas trop, on exagère toujours. 
Je vendrai ce que j’ai, et mes dettes seront payées, mon honneur sera sauf, tu n’auras pas à rougir de ton père, sois tranquille ! 
Je réparerai tout, d’ailleurs. 
Je suis encore jeune et fort, je me ferai payer un peu plus cher, il faudra bien que la clientèle y consente. 
Avec le temps, j’espère bien encore amasser de quoi te doter honnêtement si tu n’es pas trop pressée de te marier, auquel cas le docteur fera l’avance.

— Ah ! ne parlons pas de moi, s’écria Diane, je n’ai jamais pensé au mariage et je ne m’occupe pas de de qui me concerne dans l’avenir. 
Parlons de toi seul ; est-ce que cette jolie maison de ville que tu aimes tant, que tu as si bien arrangée, où tu es si bien installé, va être vendue ? Non, c’est impossible, où travailleras-tu ! Et ta maison de campagne… Où demeureras-tu donc ?

Flochardet, voyant que Diane s’affectait pour lui plus qu’il n’eût voulu, s’efforça de la rassurer en lui disant que peut-être obtiendrait-il de nouveaux délais. 

Mais elle s’inquiétait de l’excès de travail qu’il allait s’imposer. 

Elle craignait qu’il ne tombât malade. Elle feignit de se tranquilliser, mais ce fut pour lui faire plaisir, et elle rentra tout abattue et passa la soirée à pleurer en dedans. 

Elle n’osait pas dire au docteur combien elle avait de chagrin, elle craignait de lui entendre blâmer et critiquer son père. 

Elle joua aux échecs avec son vieux ami et se retira dans sa chambre pour pleurer en liberté.

Elle dormit peu et ne rêva point. Le matin, elle se remit au travail comme les autres jours, cherchant à se distraire, mais revenant toujours à cette pensée cruelle que madame Laure ferait mourir son père à force de travail, et que si sa pauvre mère, à elle, eût vécu, Flochardet eût toujours été sage et heureux.

Alors elle pleurait sa mère dans son cœur, non plus comme la première fois, alors qu’en la regrettant elle n’avait songé qu’à elle-même ; elle la regrettait maintenant pour le bonheur qu’elle eût pu donner à son père et qu’elle avait emporté avec elle.

Et elle dessinait machinalement sans songer à l’occupation de ses mains, elle appelait sa mère du fond de son âme, elle lui disait : 

— Où es-tu ? Vois-tu ce qui se passe ? Ne peux-tu rien me dire de ce qu’il faudrait faire pour sauver et consoler celui qu’une autre accable et désole ?

Tout à coup elle sentit comme un souffle chaud dans ses cheveux et une voix faible comme la brise du matin murmura à son oreille : Je suis là, tu m’as trouvée.

Diane tressaillit et se retourna ; il n’y avait personne derrière elle. 

Il n’y avait d’autre mouvement dans sa chambre que l’ombre des feuilles des tilleuls agitées par le vent, sur le plancher de sapin blanc. 

Elle regarda son papier, une silhouette très-fine s’y dessinait, c’était elle qui l’avait tracée ; elle l’indiqua davantage et modela le visage, toujours sans y attacher d’importance. 

Puis elle massa la chevelure de cette tête d’étude, y dessina une bandelette et une étoile en souvenir du camée splendide dont elle avait rêvé et la regarda avec indifférence, pendant que Geoffrette qui venait d’entrer trottait par la chambre pour ranger quelques objets.

— Eh bien, mon enfant, dit la bonne femme en s’approchant, êtes-vous contente de votre ouvrage, ce matin ?

— Pas plus que les autres jours, ma Geoffrette, je ne sais même pas trop ce que j’ai fait… mais qu’est-ce que tu as, toi ? te voilà pâle avec des larmes dans les yeux ?

— Ah ! seigneur Dieu ! s’écria Geoffrette, comment est-ce possible ? ce n’est pas vous qui avez fait cette figure-là ? Vous avez donc regardé le portrait ? vous l’avez donc copié ?

— Quel portrait ? je n’ai rien copié du tout.

— Alors… alors… c’est une vision, un miracle ? Monsieur le docteur, venez voir, venez voir cela ! qu’est-ce que vous en dites ?

— Quoi, qu’y a-t-il ? dit le docteur qui venait chercher Diane pour déjeuner. Pourquoi Geoffrette crie-t-elle au miracle ?

Et, regardant l’étude de Diane, il ajouta ; 

— Elle a copié le médaillon ! Mais c’est bien, cela, ma fille ; sais-tu que c’est très-bien ? 
C’est même étonnant, et la ressemblance est frappante. 
Pauvre jeune femme ! Je crois la voir. 
Allons, ma fille, courage ! Tu feras de meilleurs portraits que ton père, celui-là est beau et il est vivant.

Diane interdite, regardait son étude et y retrouvait le souvenir fidèle du camée de son rêve, le type qu’elle avait gardé dans sa pensée ; mais c’était l’ouvrage de son imagination, et sans doute aussi la ressemblance que lui trouvait Geoffrette et le docteur était une affaire d’imagination.

 Elle ne voulut pas leur dire qu’elle n’avait jamais ouvert le médaillon : elle eût craint qu’ils ne le lui fissent ouvrir, et elle ne se jugeait pas encore digne de cette récompense.

Pendant le déjeuner, elle demanda pourtant à son bon ami s’il était bien sûr que le portrait de sa mère fût ressemblant.

— Comment l’aurais-je reconnu, dit-il, s’il ne l’était pas ? Tu sais bien que je ne veux pas mettre de complaisance avec toi. — Geoffrette, ajouta-t-il, allez me chercher ce dessin. Je veux le voir encore.

Geoffrette obéit, et le docteur le regarda encore attentivement et à plusieurs reprises, tout en savourant son café. 

Il ne disait plus rien, il paraissait absorbé, et Diane se demandait avec angoisse s’il ne revenait pas sur sa première impression. 

En ce moment, on annonça M. Flochardet, qui venait quelquefois prendre le café avec le docteur.

— Que regardez-vous donc là ? dit-il à M. Féron, quand il eut embrassé sa fille,

— Regardez vous-même, répondit le docteur.

M. Flochardet se pencha sur le dessin et pâlit.

— C’est elle, dit-il avec émotion. 
Oui, c’est bien cette chère et digne créature à laquelle, sans le dire à personne, je pense sans cesse, et à présent plus que jamais ! 
Mais qui a fait ce portrait, docteur ? 
C’est une copie du médaillon que je vous ai donné pour Diane. Seulement c’est infiniment mieux senti, et mieux rendu. 
La ressemblance est plus noble et plus vraie, 
C’est très-remarquable et je n’ai pas un seul élève capable d’en faire autant. Dites ! dites-donc qui a fait cela ?

— C’est… c’est, dit le docteur avec une hésitation maligne, un petit élève de… de moi, ne vous en déplaise ! 
Flochardet regarda sa fille qui s’était tournée vers la fenêtre pour cacher son émotion, et regardant aussi le docteur d’une manière qui équivalait à un point d’interrogation, il comprit et reporta ses yeux sur le dessin avec une surprise extrême, cherchant peut-être à y critiquer quelque chose, mais ne trouvant rien à reprendre, car il était dans une de ces dispositions d’esprit où l’on n’est plus si sûr de soi-même et où l’on se sent forcé d’admettre que dans les choses les plus sérieuses on a pu se tromper.

Diane n’osait pas se retourner, elle craignait de rêver, elle se penchait sur la fenêtre pour cacher son trouble, sans s’occuper du soleil qui frappait vivement sur sa tête et qui lui enfonçait, comme des aiguilles rouges dans les yeux, ses rayons de rubis. 

Dans cet éblouissement, elle vit une grande figure blanche, d’une merveilleuse beauté, dont la robe verdâtre brillait comme une poussière d’émeraude. 

C’était la muse de ses rêves, c’était sa bonne fée, la dame au voile ; mais elle n’avait plus ce voile sur la figure, il flottait autour d’elle comme un nimbe d’or, et son beau visage, qui était celui du camée vu en songe, était exactement celui que Diane avait dessiné celui que Flochardet contemplait sur le papier avec une admiration mêlée d’un certain effroi.

Diane étendit volontairement les bras vers cette figure rayonnante qui lui souriait et qui lui dit en se dissipant : Tu me reverras !

Diane, oppressée et ravie, tomba sur une chaise dans l’embrasure de la fenêtre en étouffant un cri de joie. 

Flochardet et le docteur s’élancèrent vers elle pensant qu’elle se trouvait mal ; mais elle les rassura et, sans leur dire la vision qu’elle venait d’avoir, elle demanda à son père s’il était vraiment un peu content de son ouvrage.

— Je n’en suis pas seulement content, répondit-il ; j’en suis ravi et bouleversé. Je te fais réparation, mon enfant ; tu as le feu sacré, et avec cela une connaissance du dessin très au-dessus de ton âge. Continue sans te fatiguer, travaille, espère, doute souvent de toi-même, cela est fort bon, mais moi, je n’en doute plus et j’en suis bien heureux !

Ils s’embrassèrent en pleurant. Puis, Flochardet pria sa fille de le laisser parler affaires avec le docteur, et elle se retira dans sa chambre où elle se trouva seule, Geoffrette ayant été déjeuner. 

Alors Diane courut à son secrétaire et y prit la boîte de maroquin qu’elle avait liée d’un ruban de satin noir, pour n’avoir pas la tentation de l’ouvrir trop tôt. 

Elle l’ouvrit enfin, se mit à genoux sur un coussin et baisa le médaillon avant de le regarder ; puis, elle ferma les yeux pour revoir dans sa pensée la figure idéale qui lui avait promis de revenir. 

Elle la revit bien nette, et, sûre de son consentement, elle regarda enfin le portrait. 

C’était bien la même figure qu’elle avait dessinée ; c’était la muse, c’était le camée, c’était le rêve, et c’était pourtant sa mère ; c’était la réalité trouvée à travers la poésie, le sentiment et l’imagination.

Diane ne se demanda pas comment le prodige s’était fait en elle. 

Elle accepta le fait tel qu’il se produisait et ne chercha pas comment sa raison se mêlerait plus tard de l’expliquer. 

Je crois qu’elle fit fort bien. Quand on est encore très-jeune, il vaut mieux croire à des divinités amies que de trop croire à soi-même.