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Georges Sand : La figure perdue

On quitta la ville au mois de mai et on alla à la campagne. Diane s’y plaisait beaucoup.

Un jour qu’elle cueillait des violettes à la lisière d’un petit bois qui était entre le jardin de son père et celui d’une dame du voisinage, elle entendit qu’on parlait tout près d’elle, et, en regardant à travers les branches, elle vit sa belle-mère qui était en visite chez cette dame et qui avait une jolie toilette de mousseline sur un habillement de taffetas rose. 

La voisine était mise plus raisonnablement pour se promener dans le bois, où madame Laure l’avait trouvée. Toutes deux étaient assises sur un banc.

Diane alla pour les saluer, puis elle s’arrêta intimidée. 

Elle n’était pas sauvage, mais madame Laure était devenue si froide et si indifférente pour elle, qu’elle ne savait plus si elle lui faisait plaisir en l’abordant. 

Elle s’éloigna donc, incertaine et attristée, et se remit à cueillir des violettes, ne voulant pas s’enfuir et attendant qu’on l’appelât.

Comme elle était penchée derrière les buissons, ces dames ne la virent plus et Diane entendit que madame Laure disait à son amie : 

— Je croyais qu’elle viendrait vous faire sa révérence, mais elle s’est cachée pour s’en dispenser. 
La pauvre enfant est si mal élevée depuis qu’on m’a défendu de m’occuper d’elle ! 
Que voulez-vous, ma chère ? son père est faible, et gouverné par ce docteur Féron, qui est un ours baroque. 
Il a décrété que la petite devait ne recevoir aucune éducation. 
Aussi vous voyez le beau résultat !

— C’est dommage, dit l’autre dame ; elle est jolie et elle a l’air doux. Je la vois souvent autour de mon parterre, elle ne touche à rien et me salue poliment quand elle m’aperçoit. Si elle était un peu mieux arrangée, elle serait tout à fait bien.

— Ah bien oui, arrangée ! Ma chère, figurez-vous que le vieux docteur a défendu qu’elle portât un corset ! Pas une baleine sur le corps ! Comment voulez-vous qu’elle ne devienne pas bossue ?

— Elle n’est pas bossue. Au contraire elle est bien faite ; mais on pourrait l’habiller sans la serrer et ne pas lui refuser un peu de garniture à ses jupes.

— Bah ! c’est elle qui n’en veut pas. Cette enfant-là déteste la toilette. Elle tient de sa mère, qui était une personne du commun et plus occupée de surveiller sa cuisine que d’avoir bon air et bon ton.

— Je l’ai connue, sa mère, reprit la voisine. C’était une femme de bien, une personne raisonnable et très-distinguée, je vous assure.

— Ah ? C’est possible ! Moi, je parle par ouï-dire. M. Flochardet a son portrait caché quelque part. Il ne me l’a jamais montré. Il ne veut pas que je lui parle d’elle, et après tout, ça m’est égal ! Qu’on élève l’enfant comme on voudra ! Du moment que cela ne me regarde pas ! Je l’aurais pourtant aimée, si l’on m’eût chargée de la rendre aimable… Mais…

— Mais elle est donc maussade et désagréable ?

— Non, ma chère, elle est pis que cela ; elle est niaise, distraite, et je crois un peu idiote.

— Pauvre petite ! Est-ce qu’on ne lui apprend rien ?

— Rien du tout ! Elle ne sait même pas s’attacher un ruban ni mettre une fleur dans ses cheveux.

— J’ai cru qu’elle aimait à dessiner ?

— Oui, elle aime ça, mais son père dit qu’elle n’a pas de goût et ne comprend rien à la peinture ; or, comme elle ne comprend rien à tout le reste…

Diane n’en entendit pas davantage. 

Elle avait mis ses mains sur ses oreilles et s’en allait au fond du bois cacher ses larmes. 

Elle éprouvait un chagrin très-grand sans trop savoir pourquoi. Était-ce l’humiliation d’être trouvée si sotte, le découragement d’être jugée incapable par son père ? 

N’était-ce pas plutôt la douleur de découvrir qu’elle n’était point aimée ?

— Mon papa m’aime, pourtant, se disait-elle ; j’en suis sûre. S’il me trouve bête et maladroite… C’est possible, mais il ne m’en aime pas moins. C’est maman Laure qui me méprise et qui ne se soucie pas de moi.

Jusque-là, Diane avait fait de son mieux pour aimer madame Laure. 

En ce moment, elle sentit qu’elle n’était rien pour elle, et, pour la première fois, elle pensa à sa mère et fit de grands efforts pour se la rappeler ; mais c’était bien impossible ; elle était encore au berceau quand elle l’avait perdue et ne s’était aperçue de rien. 

Elle se rappelait très-vaguement le mariage de son père avec madame Laure ; seulement elle avait remarqué la tristesse de sa nourrice, ce jour-là ; elle se souvenait de lui avoir entendu dire plusieurs fois en la regardant :

— Pauvre petite ! voilà qui est malheureux pour elle.

Madame Laure avait embrassé Diane et l’avait bourrée de bonbons. 

L’enfant n’avait plus fait attention au chagrin de sa nourrice. 

Elle commença à le comprendre en entendant les aigres paroles de sa belle-mère sur son compte et sur celui de cette défunte mère dont personne ne lui avait jamais rien dit, et à laquelle elle se mit à songer avec une ardeur et une douleur toutes nouvelles dans sa vie. 

C’était comme une découverte qu’elle faisait en elle-même d’un sentiment endormi au fond de son cœur. 

Elle se laissa tomber sur l’herbe en répétant d’une voix brisée par les sanglots :

— Maman ! maman !

Alors elle s’entendit appeler à travers les branches des lilas en fleurs, par une voix douce qui disait :

— Diane, ma chère Diane, mon enfant, où es-tu ? — Là, là, je suis là ! s’écria Diane, en courant toute affolée.

La voix rappela encore, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Elle s’élançait pour la rejoindre, et elle arriva au bord d’une grande rivière sans savoir dans quel pays elle se trouvait. 

Elle entra dans l’eau et se vit assise sur un dauphin qui avait des yeux d’argent et des nageoires d’or. Elle ne pensa plus à sa mère. Elle voyait des syrènes qui cueillaient des fleurs au beau milieu de la rivière. 

Tout à coup elle se trouva sur le haut d’une montagne, où une grande statue de neige lui dit :

— Je suis ta mère, viens m’embrasser !

Et elle ne put bouger, car elle était devenue statue de neige aussi, et elle se cassa en deux en roulant au fond d’un ravin, où elle revit le château de Pictordu et la dame voilée, qui lui faisait signe de la suivre. 

Elle essaya de crier : « Fais-moi voir ma mère ! » mais la dame voilée devint un nuage, et Diane s’éveilla en sentant un baiser sur son front.

C’était sa nourrice, la bonne Geoffrette, qui la souleva en lui disant : 

— Je vous cherche depuis un bon quart d’heure. Il ne faut pas dormir comme ça sur l’herbe, la terre est encore fraîche. Voilà votre goûter, que j’avais été chercher. Levez-vous donc, vous attraperez du mal ! Venez par là, manger au soleil.

Diane n’avait pas faim. Elle était toute bouleversée par son rêve, qu’elle confondait avec ce qui s’était passé auparavant. 

Elle fut quelques moments sans se ravoir ; et puis, tout à coup elle dit à Geoffrette :

— Nounou, où est maman ? Pas ma maman d’à-présent, non, non ! pas madame Laure ; ma vraie maman, celle d’auparavant !

— Ah ! mon Dieu ! dit Geoffrette toute surprise, elle est dans le ciel, vous le savez-bien !

— Oui, tu m’as déjà dit comme ça ! Mais où est-ce, le ciel ? Par où y va-t-on ?

— Par la raison, ma fille, par la bonté et par la patience, répondit Geoffrette, qui n’était point sotte, quoiqu’elle parlât peu et jamais sans nécessité.

Diane baissa la tête et réfléchit.

— Je sais, dit-elle, que je suis une enfant et que je n’ai pas de raison.

— Si fait ! vous en avez assez pour votre âge !

— Mais, à mon âge, on est sotte, n’est-ce pas, et on ennuie les autres ?

— Pourquoi dites-vous cela ? Est-ce que je m’ennuie avec vous ? Votre père vous chérit et le docteur vous aime.

— Mais madame Laure ?

Et, comme Geoffrette, qui n’aimait pas à mentir, ne répondait rien, Diane ajouta :

— Oh ! je sais très-bien qu’elle ne m’aime pas. Dis-moi si sa mère m’aimait.

— Sans doute, elle vous adorait, quoique vous fussiez un tout petit enfant.

— Et, à présent, si elle me voyait, m’aimerait-elle, moins ou plus ? — Les mères aiment leurs enfants toujours de même, à tous les âges.

— Alors c’est un malheur pour moi de n’avoir plus ma mère ?

— C’est un malheur qu’il faut réparer vous-même en étant toujours aussi bonne et aussi sage que si elle vous voyait.

— Mais elle ne me voit pas ?

— Ah ! je ne dis pas ça ! Je n’en sais rien, mais je ne peux pas dire qu’elle ne vous voit pas.

C’était répondre comme il convenait à Diane, qui avait de l’imagination et du cœur. Elle embrassa sa nourrice et lui fit mille questions sur sa mère.

— Mon enfant, dit Geoffrette, vous m’en demandez trop. J’ai connu votre maman très-peu de temps. Elle était pour moi ce qu’il y avait de plus beau et de meilleur au monde. Je l’ai beaucoup pleurée et je la pleure encore quand j’y songe. Ne m’en parlez donc pas trop si vous ne voulez pas me faire de la peine.

Elle répondait comme cela pour calmer Diane qu’elle voyait très-agitée. 

Elle réussit à la distraire, mais, le soir, l’enfant eut encore un peu de fièvre et toute la nuit elle fit des rêves embrouillés et fatigants. 

Le matin, elle se calma, ouvrit les yeux et vit que le jour commençait à poindre. 

À travers son rideau bleu, sa chambre paraissait toute bleue et elle n’y distinguait rien. 

Peu à peu, elle vit plus clairement une personne debout au pied de son lit.

— Pst-ce toi, Nounou ? lui dit-elle ; mais la personne ne répondit rien et Diane entendit Geoffrette qui toussait un peu dans son lit. Quelle était donc cette personne qui paraissait veiller Diane ?

— Est-ce vous, maman Laure ? dit-elle, oubliant ses dures paroles et ne demandant pas mieux que de l’aimer encore.

La personne ne répondit pas davantage et Diane s’aperçut qu’elle avait un voile sur la figure. Ah ! dit-elle avec joie, je vous reconnais ! Vous êtes ma bonne fée de là-bas ! Vous voilà donc enfin ! Venez-vous pour être ma maman, vous ?

— Oui, répondit la Dame au voile, avec sa belle voix qui résonnait comme du cristal.

— Et vous m’aimerez ?

— Oui, si tu m’aimes.

— Oh ! je veux bien vous aimer !

— Veux-tu venir te promener avec moi ?

— Certainement, tout de suite ; mais je suis faible !

— Je te porterai.

— Oui, oui ! Allons !

— Qu’est-ce que tu veux voir ?

— Ma mère.

— Ta mère ?… C’est moi.

— Vrai ? Oh ! alors ôtez votre voile, que je voie votre figure.

— Tu sais bien que je n’en ai plus !

— Hélas ! je ne la verrai donc jamais ?

— Cela dépend de toi, tu la verras le jour où tu me la rendras.

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire et comment ferai-je ? — Il faudra que tu la retrouves. Viens avec moi, je t’apprendrai bien des choses.

La Dame au voile prit Diane dans ses bras et l’emporta je ne saurais vous dire où, Diane ne s’en est jamais souvenue. 

Il paraît qu’elle vit des choses bien belles, car lorsque Geoffrette vint pour la réveiller, elle la repoussa de la main et se retourna du côté de la ruelle pour dormir et rêver encore, mais son rêve était changé. 

La Dame au voile avait pris la figure et les habits du docteur, qui lui disait : 

— Qu’est-ce que cela me fait que madame Laure t’aime ou ne t’aime pas ? Nous avons bien d’autres chats à fouetter que de nous occuper d’elle ! 

Puis Diane rêva que son lit était couvert d’images toutes plus belles les unes que les autres, et chaque fois qu’elle regardait une figure de déesse ou de muse, elle disait : 
— Ah ! voilà ma mère, j’en suis sûre ! mais aussitôt la figure changeait et elle ne pouvait retrouver celle qu’elle avait cru reconnaître.

Vers neuf heures, le docteur, que Geoffrette avait averti, entra chez Diane avec son père. 

L’enfant était sans fièvre, l’accès était passé. 

On la soigna dans la journée, et la nuit suivante elle fut très-calme. Deux jours après, elle était de nouveau guérie, et sur l’ordre du docteur, elle recommençait sa vie de promenade et d’insouciance.