Georges Sand : La figure cherchée
Un beau jour de cette année-là, le docteur qui observait tout, s’aperçut d’un changement dans la famille.
Madame Laure ne pouvait cacher le désir qu’elle avait de voir Diane renvoyée au couvent.
Ce n’est pas qu’elle la détestât, madame Laure n’était pas méchante.
Elle n’était que vaine, et elle n’accusait Diane d’être sotte que parce qu’elle était sotte elle-même.
Elle était blessée de ne pas avoir à la gouverner, humiliée de n’avoir pas ce jouet à sa disposition.
Elle parlait sans cesse à son mari de l’inaction où vivait cette enfant.
Elle eût cru l’occuper utilement en lui faisant mener la vie dissipée et parfaitement inutile qu’elle menait.
Flochardet ne savait plus que penser. Il était partagé entre les tiraillements de sa femme et les avis du docteur.
Il regardait sa fille avec doute, avec anxiété, se demandant si elle avait une intelligence au-dessus de son âge, comme le prétendait M. Féron, ou si elle était sauvage et inculte comme l’insinuait madame Laure ; enfin si, pour son bien, il ne ferait pas mieux de la confier de nouveau aux soins de sa sœur, la religieuse de Mende.
De son côté, Diane apaisée par les sages paroles de Geoffrette, par le retour à la santé et par son bon naturel sans rancune, ne paraissait pas se tourmenter des petits reproches aigres et secs que lui lançait sa belle-mère ; mais elle ne l’aimait plus et ne cherchait plus à s’en faire aimer.
Cette belle dame lui était devenue indifférente. Elle songeait à tout autre chose.
Le désir de s’instruire recommençait à la tourmenter, et ce n’était pas seulement le dessin qu’elle eût voulu apprendre, c’était l’histoire dont les enseignements du docteur sur l’art lui faisaient entrevoir l’intérêt et l’importance.
Elle s’inquiétait du pourquoi et du comment des choses de ce monde.
C’est trop tôt, lui disait le docteur ; à ton âge on est bien heureux de ne rien comprendre à la folie humaine.
Mais, comme il est impossible de faire l’historique d’un art quelconque sans toucher à celui de ses causes de décadence et de progrès, autant dire à l’histoire entière du genre humain, il se laissait entraîner à l’instruire véritablement.
Elle l’écoutait avec tant d’avidité qu’il regretta de ne pouvoir s’occuper d’elle avec suite, d’autant plus que, chez elle, Diane ne recevait aucune notion sérieuse.
Flochardet parlait bien de lui donner une gouvernante, mais il était facile de prévoir qu’aucune ne paraîtrait supportable à madame Laure.
Alors le docteur prit un grand parti :
— Je veux, dit-il à l’artiste, que vous me donniez votre fille et sa nourrice.
— Plaisantez-vous ? s’écria Flochardet, donner ma fille ?
— Oui, me la donner sans qu’elle vous quitte, puisque nous demeurons porte à porte à la ville comme à la campagne. Elle passera les nuits chez vous si vous voulez, mais elle sera chez moi du matin jusqu’au soir, et c’est moi qui l’instruirai et la soignerai à ma manière.
— Mais vous n’aurez pas le temps ! dit Flochardet.
— J’aurai le temps ! Me voilà vieux et assez riche, j’ai le droit de me reposer et de passer ma clientèle à mon neveu qui vient d’achever ses études et qui n’est point une bête. Je l’ai élevé comme mon fils, mais j’ai toujours souhaité d’avoir une fille et de partager ma fortune entre deux enfants de sexes différents. Voyons, est-ce convenu ?
Le dernier argument du docteur était très-fort. Flochardet ne se crut pas le droit de refuser un si bel avenir pour sa fille, d’autant plus qu’au train que menait madame Laure, il était à craindre que sa propre fortune ne fût ébranlée un jour ou l’autre.
Déjà, pour satisfaire ses besoins de luxe, elle lui avait fait contracter des dettes qu’il n’osait point avouer.
Il céda et madame Laure en fut fort aise.
Elle trouva même beaucoup plus commode que la petite demeurât tout à fait avec Geoffrette chez le docteur.
Flochardet céda encore et Diane fut installée dans une charmante petite chambre bien arrangée pour elle avec Geoffrette à côté.
Le docteur tint sa parole. Il quitta la partie active de son métier. Étant considéré comme grand médecin, il ne put se refuser à donner chaque jour deux heures de consultation pendant la récréation de son élève, et Diane passait ces deux heures chez son père.
Le soir, M. Marcelin, neveu et successeur de M. Féron, venait soumettre à celui-ci les cas sérieux ou intéressants et prendre son avis avec déférence.
Ensuite, quand il avait le temps, il jouait et causait avec Diane qu’il traitait de petite sœur, car c’était un brave garçon que Marcelin, incapable de concevoir de la jalousie contre elle, et se trouvant assez enrichi par l’éducation, le savoir et les clients qu’il devait à son oncle.
Un héritier de ce caractère… vous voyez, enfants, que le merveilleux est dans la nature, car enfin, s’il n’y en a pas beaucoup de tels, il y en a, et j’en connais.
Diane devint donc très-heureuse, très-studieuse et très-bien portante.
Elle parut avoir un peu oublié sa passion pour le dessin ; on eût dit que, malgré son jeune âge, elle avait compris que tout se tient dans l’intelligence et que, ne savoir qu’une chose, c’est ne rien savoir du tout.
Quand Diane fut devenue une grande personne de douze ans, elle était encore une charmante enfant, simple, gaie, bonne pour tout le monde, ne se faisant jamais valoir ni remarquer, et pourtant elle était très-solidement instruite pour son âge, et son esprit avait des côtés sérieux et ardents qu’on ne connaissait pas.
Elle faisait de la peinture très-gentille dont elle avait appris un peu le procédé manuel en regardant son père travailler mais elle ne la montrait plus à personne, parce qu’une fois le docteur avait dit que c’était très-bien et M. Flochardet avait répondu que c’était très-mauvais.
Diane sentait que le docteur, qui avait de bonnes idées critiques, n’entendait rien à l’exécution.
Il avait développé en elle l’amour du beau, mais il ne pouvait lui donner les moyens de le saisir.
Elle sentait aussi que son père avait un système tout opposé aux théories du docteur, qu’il ne jugeait jamais bien ce qui était en dehors de sa propre manière et qu’il pouvait être injuste sans le savoir.
Mais Diane pouvait-elle le savoir elle-même ? Voilà ce qu’elle se demandait avec anxiété. Que devait-elle penser du talent de son père que le docteur critiquait avec tant de justesse apparente ?
Mais que devait-elle penser des critiques du docteur qui n’était pas capable de tenir un crayon et de tracer une ligne ?
Ce problème la tourmentait si fort qu’elle en redevint un peu malade.
Elle avait beaucoup grandi sans être trop mince et trop délicate.
Le docteur la soigna sans en être inquiet, mais en cherchant à deviner la cause morale qui ramenait ses petits accès de fièvre.
Geoffrette lui confia que, selon elle, Diane dessinait trop. Comme elle ne voulait pas qu’on la vît travailler, elle se levait avant le jour, et la nourrice qui l’observait la voyait devenir tantôt rouge et comme folle de joie en dessinant, tantôt pâle et comme découragée, avec les yeux pleins de larmes.
Le docteur résolut de confesser sa chère fille adoptive et, bien quelle eût voulu se taire, elle ne put résister à ses tendres questions.
— Eh bien, lui dit-elle, je l’avoue, j’ai une idée fixe. Il faut que je trouve un visage et je ne le trouve pas !
— Quel visage ? Toujours la Dame au voile ? Est-ce que cette fantaisie d’enfant est revenue à la grande fille raisonnable que voici ?
— Hélas, mon ami, cette fantaisie ne m’a jamais quittée depuis que la femme voilée m’a dit :
« Je suis ta mère et tu verras ma figure quand tu me l’auras rendue. »
Je n’ai pas compris tout de suite ; mais peu à peu j’ai découvert qu’il me fallait retrouver et dessiner une figure que je n’ai jamais vue, celle de ma mère et c’est cela que je cherche.
On m’a dit qu’elle était si belle !
Il me sera peut-être impossible de faire quelque chose qui en approche, à moins que je n’aie beaucoup de talent, et j’en voudrais avoir, mais cela ne vient pas.
Je suis mécontente de moi, je déchire ou je barbouille tout ce que je fais.
Toutes mes figures sont laides ou insignifiantes.
Je regarde comment mon père s’y prend pour embellir ses modèles, car il est certain qu’il les embellit, je m’en aperçois très-bien à présent et je sais que son succès vient de là.
Eh bien, voyez ce qui m’arrive !
Quand je les regarde, ces modèles qui ne sont certainement pas tous beaux, il y a même des dames bien fanées et des messieurs bien laids qui viennent chez lui se faire peindre, je trouve les plus laids moins comment dirai-je ? plus acceptables que la figure de convention que leur donne mon père.
Ils sont eux-mêmes, ces visages qui posent ; ils ont ceci ou cela d’original, et c’est justement ce que mon papa croit devoir leur ôter, et ils sont contents qu’on le leur ôte.
Dans ma tête, moi, je les peins tels qu’ils sont, et je vois bien que si je savais peindre, je ferais tout le contraire de ce que fait papa.
C’est là ce qui me tourmente et me chagrine, car il a certainement du talent et je n’en ai pas.
— Il a du talent et tu n’en as pas, cela est certain, répondit le docteur, mais tu en auras, tu es trop tourmentée pour qu’il ne t’en vienne pas, et quand tu en auras, je ne veux pas te dire que tu en auras plus que lui, je n’en sais rien ; mais ce sera une autre nature de talent, parce que tu vois avec d’autres yeux.
Il ne peut donc rien t’apprendre ; c’est à toi de trouver seule, et il te faut du temps.
Tu veux aller trop vite, voilà en quoi tu risques de ne pas avoir de talent du tout ; tu prends la fièvre et on ne fait rien qui vaille quand on ne se porte pas bien.
Quant à la figure que tu cherches, il est facile de te la faire connaître si cela doit chasser la dame au voile qui t’obsède.
Ton père possède une très-bonne demi-miniature de ta mère, et très-ressemblante.
Il ne l’a pas faite et il ne l’aime pas, parce que c’est le contraire de sa manière.
Il ne la montre à personne et prétend que ce n’est pas elle du tout.
Moi je dis que c’est elle tout à fait et je puis la lui demander pour te la montrer.
En ce moment Diane ne sentit que le désir de connaître les traits de sa mère.
Elle remercia vivement le docteur et accepta son offre avec une joie émue.
M. Féron lui promit qu’elle aurait cette miniature le lendemain sous les yeux.
Il lui fit promettre qu’elle serait calme jusque-là et qu’elle travaillerait désormais avec moins de feu et plus de patience.
— Il te faut dix ans encore, lui dit-il, avant de bien savoir ce que tu fais.
Il te faut voir les chefs-d’œuvre des maîtres.
Nous voyagerons quand tu seras en âge d’en profiter, ensuite tu pourras prendre des leçons de quelque bon peintre, car ici, sous les yeux de ton père, ce serait blâmé ; on le croit le premier du monde et lui-même serait peut-être blessé de te voir un autre professeur que lui.
— Oh ! c’est impossible, je le comprends, s’écria Diane ; je patienterai, mon bon ami, je serai raisonnable, je vous le promets.
Elle tint sa parole autant que possible.
Mais, dès qu’elle fut endormie, elle revit la Dame au voile qui lui proposait une promenade au château de Pictordu.
À peine y furent-elles arrivées, qu’une grande demoiselle mince et très-jolie vint les prier de s’en aller au plus vite, parce que le château allait tomber.
Diane reconnut que cette jeune personne n’était autre que mademoiselle Blanche de Pictordu, et, comme elle l’appelait par son nom, celle-ci lui répondit :
— Il ne vous est pas malaisé de me reconnaître, parce que vous voyez à mon cou la broche de turquoises que vous m’avez donnée. Sans cela, vous ne sauriez qui je suis, car vous n’avez point de mémoire et vous êtes trop maladroite pour avoir dessiné ma figure. Éloignez-vous d’ici. Le château bâille et se plaint. Il est las de résister aux orages et tout va s’écrouler.
Diane eut peur, mais la Dame au voile éloigna Blanche de la main, et entra dans le péristyle en faisant à Diane signe de la suivre. Diane obéit et le château s’abattit sur elles ; mais sans leur faire plus de mal que si c’eût été une petite bourrasque de neige, et le sol se trouva jonché de camées plus beaux les uns que les autres qui tombaient des nuages.
— Vite, dit la dame voilée, cherchons ma figure ! elle doit se trouver là-dedans, c’est à toi de la reconnaître. Si tu n’en viens pas à bout, tant pis pour toi, tu ne me connaîtras jamais !
Diane chercha longtemps, ramassant des pierres gravées, les unes en creux sur pierre dure, d’autres en relief sur des coquilles.
Celle-ci représentant un personnage en pied d’une élégance extrême, celle-là un profil charmant ou sévère, quelques-unes grimaçantes comme des masques antiques, la plupart d’une expression austère ou mélancolique, et toutes d’un travail exquis qu’elle ne pouvait se défendre d’admirer. Mais la fée la pressait.
— Vite donc, disait-elle, ne t’amuse pas à regarder tout ce monde-là, c’est moi, moi seule qu’il faut trouver.
Alors Diane trouva sous sa main une cornaline transparente sur le fond de laquelle se découpait en blanc mat un profil d’une beauté idéale, coiffé de cheveux rejetés en arrière avec un ruban et une étoile au front.
D’abord cette petite tête lui parut de la grandeur d’un chaton de bague ; mais, à mesure qu’elle la regardait, elle augmentait et elle arriva à remplir tout le creux de sa main.
— Enfin ! s’écria la fée, me voilà ! C’est bien moi, ta muse, ta mère, et tu vas voir que tu ne t’es pas trompée !
Elle se mit à dénouer son voile attaché par derrière mais Diane ne put voir sa figure, car la vision s’évanouit, et elle s’éveilla désespérée.
Pourtant la fiction avait été si vive et si frappante, qu’elle ne put retrouver ses esprits tout de suite et qu’elle serra la main, croyant y sentir le précieux camée, qui du moins, lui conserverait l’image précieuse si ardemment cherchée.
Hélas, cette illusion ne dura qu’un instant.
Elle eut beau serrer sa main et l’ouvrir ensuite, il n’y avait rien dedans, absolument rien.
Quand elle fut levée, le docteur entra chez elle portant une boîte en maroquin à agrafes d’or qu’il allait ouvrir, croyant lui causer une douce joie, mais elle s’écria en le repoussant :
— Non, non, mon bon ami ! Je ne dois pas la voir encore ! Elle ne veut pas. Il faut que je la trouve toute seule, sinon elle m’abandonnera pour jamais !
— Comme tu voudras, répondit le docteur ; tu as des idées à toi que je ne comprends pas toujours, mais que je ne veux pas contrarier. Je te laisse ce médaillon, il est à toi. Ton père te le donne, tu le regarderas quand la fée qui te parle en rêve t’en donnera la permission, ou quand tu ne croiras plus aux fées, ce qui arrivera bientôt, car te voici dans l’âge où on distingue le rêve de la réalité, et je ne suis pas inquiet de ta raison.
Diane remercia M. Féron de ses bonnes paroles et du beau cadeau qu’il avait obtenu pour elle.
Elle baisa le médaillon, et, sans l’ouvrir, le serra précieusement dans son petit secrétaire, après s’être juré à elle-même qu’elle attendrait la permission de la muse mystérieuse et elle se tint parole.
Elle résista au désir de connaître cette figure chérie et elle se remit à la chercher au bout de son crayon.
Mais elle tint aussi parole à son bon ami ; elle travailla avec plus de patience, ne s’obstinant plus à réussir tout de suite, et s’attachant à copier des études, sans espérer d’arriver à créer quelque chose de beau du jour au lendemain.
Une idée étrange qui l’aida à être patiente, c’est qu’elle croyait se rappeler parfaitement le beau profil qu’elle avait vu et touché dans son rêve.
Il était toujours devant ses yeux, et toujours le même, toutes les fois qu’elle voulait y penser ; elle se défendait d’y penser trop longtemps et trop souvent car alors il lui semblait le voir trembloter et menacer de disparaître.