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Georges Sand : La débâcle

Je ne vous raconterai pas jour par jour les deux années qui suivirent. Diane continua à travailler avec courage et modestie, réclamant souvent avec une tendre humilité les conseils de son père. 

Mais celui-ci n’était pas disposé tous les jours à bien comprendre ce qu’il n’eût pas été capable de faire. 

Sans s’en rendre compte, Diane prenait une route tout opposée à la sienne. 

Le pays qu’elle habitait possédait beaucoup de beaux restes de la statuaire antique que l’on commençait à apprécier, car le goût français commençait, lui aussi, à chercher une pente nouvelle. 

La gravure répandait et popularisait les trouvailles précieuses d’Herculanum et de Pompeïa, peintures, vases, statues, meubles, objets de toute sorte, et une élégante simplicité, comme on disait alors, tendait à remplacer la chinoiserie, le contourné et le vanlotté. 

On connaissait mieux l’Italie, on voyageait davantage, et si on appréciait encore le beau coloris et l’aimable fantaisie de Watteau, on ne s’éprenait pas moins des vases étrusques et des médailles grecques. On ne revenait pas précisément au goût du temps des Valois, que nous appelons aujourd’hui l’époque de la Renaissance ; on tentait une renaissance nouvelle, moins originale, mais charmante encore. 

On faisait de ces meubles que nous appelons à présent style Louis XVI, et qu’alors on appelait meubles à l’antique. 

Ils étaient fort beaux sans être bien fidèles, mais ils avaient un grand air, et les femmes elles-mêmes commençaient à baisser leurs monumentales coiffures et à faire bouffer négligemment autour du front leurs cheveux encore poudrés. 

Les hommes bouclaient leurs ailes de pigeon, liaient d’un simple ruban leurs longs cheveux naguère renfermés dans une bourse ; quelques-uns même les relevaient en tresse avec un peigne d’écaillé. 

Flochardet, dans son atelier, était coiffé ainsi et faisait des portraits dont l’ajustement était beaucoup moins compliqué que ceux qui lui avaient valu tant de gloire.

On ne s’étonna donc pas trop de voir sa fille, à laquelle on commençait à faire attention, s’habiller plus simplement encore que la mode ne l’y autorisait, et lui-même ne se demanda pas trop comment cette vision du passé, ce goût pour ce qui ne faisait que poindre, avait pu germer en elle, dans sa tendance et dans son talent avec tant de parti pris et de précocité. 

Seulement, Flochardet devenait triste et se débutait de son propre savoir-faire. 

Ce réveil de la forme dans l’art le prenait au dépourvu, lui qui l’avait toujours escamotée pour faire ressortir l’ajustement. Il s’apercevait d’une baisse croissante dans la vogue dont il avait joui. 

Il avait essayé d’augmenter ses exigences au moment où l’on était moins disposé à le payer cher, et comme il eût été humilié de consentir à un rabais, il voyait rapidement diminuer sa clientèle. 

On commençait à connaître et à estimer le talent de sa fille et on ne craignait pas de lui dire qu’il devrait se faire aider, au besoin remplacer par elle. Certes, le pauvre homme n’était pas jaloux du talent de sa chère Diane, mais, à aucun prix, il ne voulait qu’elle interrompît ses libres et fécondes études pour s’adonner au métier, pour gagner de l’argent et réparer les sottises de madame Laure.

Durant ces deux années que je vous résume, la position de l’artiste devint très-grave. 

Il eût voulu tout sauver par un travail énergique, il se fût volontiers tué à la peine, mais la chose qu’il avait le moins prévue lui arrivait. 

Le travail lui manquait de plus en plus. Incapable de mettre de l’économie dans ses dépenses, madame Laure avait retiré de la communauté son petit avoir et s’était retirée à Nîmes, chez ses parents, où elle se tenait les trois quarts de l’année, ne se montrant qu’à de courts intervalles avec son mari, et le reste du temps dépensant en robes neuves le peu qu’elle possédait, au lieu de le sacrifier pour alléger les embarras du ménage. 

Diane voyant son père délaissé, triste et seul ; avait repris chez lui son domicile et partageait son temps entre lui et le docteur. On avait renvoyé presque tous les domestiques. Geoffrette faisait la cuisine, et Diane y mettait la main pour que son père, habitué à bien vivre, ne s’aperçût pas de cette décadence. 

Elle mettait de l’ordre dans la maison et dans les affaires. Longtemps elle retarda le désastre qui menaçait le capital, en servant fidèlement les intérêts. 

Mais un jour vint où les créanciers, las d’attendre, firent une saisie sur les maisons, les jardins, la petite ferme, les objets d’art et le mobilier.

Ce fût un coup très-rude pour Flochardet, qui ne pouvait plus le cacher à sa fille et à ses amis. 

Il était résigné à tout abandonner et à chercher dans une autre province, non pas une nouvelle clientèle, il faut des années pour cela, mais des travaux quelconques. 

Il en avait déjà obtenu à Arles, dans les églises ; il faisait des vierges, des saintes et des anges, et d’abord, il s’était imaginé pouvoir se passer de faire le portrait. 

Un instant même, il s’était réjoui, se croyant passé maître pour tout de bon en abordant ce qu’il appelait la grande peinture. 

Mais l’idée que l’on se faisait des vierges et des anges avait changé aussi ; longtemps on avait aimé les madones souriantes et grassouillettes du temps de Louis XV. 

On commençait à les vouloir plus sérieuses, moins semblables à de jolies nourrices de village, et on lança beaucoup de lazzis aux bonnes petites mamans que Flochardet entourait vainement d’un nimbe lumineux semé de roses parfaitement exécutées. 

Ces railleries, qu’on lui épargnait par un reste de déférence, arrivèrent pourtant aux oreilles de Diane. 

Elle comprit que son père ne se relèverait pas par cette nouvelle tentative, et elle entra, un soir, chez le docteur au moment où il se rôtirait dans sa chambre. 

— Mon bon ami, lui dit-elle, savez-vous que mon père est perdu ?

— Oui, je le sais, répondit le docteur, tout à fait perdu ! Il lui faudrait deux cent mille francs et personne ne veut les lui prêter.

— Mais si quelqu’un se portait caution ?…

— Qui ferait cette folie ? Ce serait deux cent mille francs jetés à l’eau ; ton père ne s’acquittera jamais.

— Vous doutez de lui ?

— Non ; mais, dès qu’il aura recouvré une aisance apparente, sa femme reviendra et le ruinera de plus belle.

— Achetez, au moins, une des maisons pour satisfaire les créanciers ; vous permettrez que j’y demeure avec mon père, et, un jour, quand il ne sera plus, vous reprendrez tout ; moi, j’aurai assez de talent pour vivre ; il me faut si peu, qu’un tout petit peu de talent me suffira.

— Tu oublies que ton père n’a pas cinquante ans et que j’en ai soixante-quinze. Si j’achète ses biens et que je lui en laisse la jouissance, je ne retirerai jamais l’intérêt de mon argent et je mourrai dans la gêne. Est-ce là ce que tu veux ?

— Non ! je vous paierai le loyer ; je travaillerai, ma bonne fée fera encore un miracle pour moi, je gagnerai de l’argent ! Essayez, mon ami. Retardez la vente de nos biens en répondant du paiement et vous verrez qu’avant deux ans…

— Ce n’est pas si sûr que cela, dit le docteur. 
Il y a une autre solution, mais elle est bien grave. 
Je puis acheter pour toi au moins la maison de ville de ton père et tous les objets d’art de la maison de campagne. 
Je puis donc te mettre à même de lui conserver son domicile, ses habitudes et son bien-être, car vous pouvez louer une partie de cette maison qui est grande et vous en faire une petite rente pour subvenir à vos besoins. 
Mais voici ce qui arrivera : madame Laure reviendra chez son mari et elle s’arrangera pour te chasser de chez toi par ses tracasseries. 
Tu ne supporteras pas cette lutte que tu n’as jamais voulu engager, tu me reviendras, ce dont je serai fort content ; mais ton père retombera sous le joug, les dettes recommenceront, car on ne vivra pas avec la petite rente que fourniront les loyers. 
Alors, tu abandonneras la propriété pour sauver l’honneur de ton nom, ton père sera tout aussi ruiné qu’aujourd’hui, et toi, tu le seras à tout jamais, car la dot que je voulais te constituer aura passé à payer les cotillons à falbalas de ta belle-mère. 
Tu n’ignores pas que je veux partager ma fortune entre toi et mon neveu. Ce que ton père doit équivaut, à peu de chose près, à la moitié de mon avoir. 
Donc, si je sauve ton père, je sacrifie ton avenir, cela est aussi certain que deux et deux font quatre.

— Sacrifiez-le ! il faut le sacrifier ! répondit Diane avec un ton d’autorité comme si elle eût été une de ces fières déesses dont elle avait le profil pur et la belle tournure. Vous ne m’aviez jamais dit ce que vous vouliez faire pour moi : à présent que je le sais, je me tranquillise, mon père est sauvé. Vous ne pouvez pas me conseiller de l’abandonner au désespoir et à la misère pour préserver mon avenir.

— C’est fort bien, dit le docteur ; mais mon présent, à moi ? mon revenu, c’est-à-dire mon bien-être ? il faudra donc que je le diminue de moitié, dès demain ?

— Si vous m’eussiez mariée, ne l’eussiez-vous pas fait ?

— Je comptais que tu resterais près de moi, que nous vivrions en famille ; de cette façon on ne s’aperçoit pas de la dépense, on a pour compensation le bonheur domestique ; au lieu que me priver pour faire vivre largement madame Laure…

— Sans doute, reprit Diane, cela n’a rien de réjouissant ; mais tenez, j’y ai songé : je suis résolue à mettre mon autorité à la place de la sienne et je sens que j’en viendrai à bout. Je vous servirai l’intérêt du capital que vous me confiez. Croyez en moi, car si j’adore mon père, je vous adore aussi et je ne veux pas que vous souffriez, si peu que ce soit, du bienfait que vous me destinez.

— Allons ! dit le docteur en l’embrassant, j’y songerai. Va-t’en dormir et dors bien ; à tout risque et quoi qu’il arrive, ton père sera sauvé jusqu’à nouvel ordre, puisque tu le veux.

En effet, le lendemain, la maison de la ville et la maison de campagne mises aux enchères furent poussées et enlevées par le docteur Féron ; mais, contre l’attente de Diane, il garda pour lui l’une et l’autre. 

Il savait ce qu’il faisait et ne voulait pas la mettre dans l’alternative d’entrer en lutte avec son père ou d’être dépouillée par lui. 

Il connaissait la faiblesse de Flochardet pour sa femme et ne voulait pas non plus amener entre eux un rapprochement funeste. 

Il ne s’en ouvrit nullement à Flochardet. 

— Mon ami, lui dit-il, je regrette de n’avoir pu vous sauver de cette catastrophe ; vous voilà dépossédé de tous vos biens, mais, puisque j’en fais l’acquisition, vous vivrez tranquille et sans dettes désormais. 
Vous vivrez chez votre fille, à qui je loue votre maison devenue mienne. 
Elle tirera parti d’une grande moitié de cet immeuble qui ne vous servait qu’à donner des bals et des spectacles, et votre clientèle à tous deux suffira à vos dépenses, car elle compte travailler à vos côtés, et, tout en faisant des progrès, elle ramènera la vogue à votre atelier. 
Elle ne s’en flatte pas sans raison. 
Je sais que l’opinion est bien disposée pour elle et que si elle l’eût voulu, elle eût déjà eu des commandes et du succès.

Flochardet remercia le docteur et objecta pourtant que si sa femme voulait se réunir à lui, il serait forcé d’élire un autre domicile.

— Si cela arrive, reprit M. Féron, elle acceptera celui que votre fille, principale locataire de ma maison, vous offre à tous deux.

— Ma femme n’y consentira jamais ! elle a trop d’orgueil : elle alléguera, pour vivre tout à fait séparée de moi, que je n’ai pas de domicile à lui offrir, parce qu’elle ne veut rien devoir à ma fille.

— Ce sera un fort mauvais prétexte, car il lui reste quelque chose et rien ne l’empêchera de payer pension à sa belle-fille. Ce sera une manière de contribuer aux dépenses de la communauté, devoir dont elle se dispense un peu trop.

Flochardet sentit que le docteur avait raison, et, à vrai dire, sa femme l’avait rendu si malheureux qu’il ne pouvait pas la regretter beaucoup. 

Son caractère facile ne lui fit pas envisager comme humiliante la position qu’on lui offrait. 

Doux et honnête, naturellement confiant, il espéra recouvrer sa clientèle et son indépendance, une fois qu’on saurait ses dettes acquittées.