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H. L. On n’a pas encore pu identifier l’auteur de ce texte écrit en 1845 et publié dans le tome III du Répertoire national de John Huston et signé seulement des initiales H. L.

Le sacrifice du sauvage

I


C’était une de ces soirées qui rassemblent autour du foyer la famille du riche comme celle du pauvre, tandis que le vent mugit au dehors, et que les troncs de chêne brûlent lentement dans la large cheminée. 

Dans une jolie maison de la Normandie, on voyait assis auprès du feu un respectable vieillard ; autour de lui se pressaient ses enfants et ses petits-enfants, qui le regardaient en souriant et avec un mélange d’amour et de respect et la soirée se prolongeait silencieuse et morne, personne n’ouvrant la bouche, chacun se renfermant dans ses réflexions.

Cependant il y avait là de jeunes coeurs que le silence ennuie, que le tumulte de la conversation ranime, qui soupirent après des histoires merveilleuses. Tout à coup, une jeune fille à l’oeil vif et perçant, et pour qui ne s’étaient encore écoulés que seize printemps, s’approcha du vieillard :

– Mon père, dit-elle, les plaisirs ont fui avec l’été, les frimas ont glacé la terre, plus de luttes sur le gazon, plus de promenades sous les grands peupliers du jardin ! Mon tendre père, si vous nous racontiez quelque chose de vos longs voyages au Canada ! Vous avez assisté à sa découverte, vous avez vu des guerres terribles ; que de merveilles vous devez savoir !

Et cela dit, la jeune fille caressait de sa blanche main son vénérable aïeul, et le vieillard souriait à ses aimables jeux.

– Enfant, dit-il, que ta voix est douce, que tes paroles sont touchantes ! Non, tu ne seras pas refusée. Mes enfants, approchez ; venez écouter une page du récit de ma longue course à travers les chemins du monde.

Et la famille ayant serré de plus près son chef bien-aimé, il commença ainsi sans autre préambule.

II


Vous le savez, mes enfants ; longtemps j’ai habité les contrées lointaines du Canada ; longtemps mon bras y fut au service de nos rois. Là, mille événements se passèrent sous mes yeux ; un, surtout, laissa dans ma mémoire des traces que les années ne sauraient effacer.

J’avais quitté le fort des Français, et je m’étais enfoncé dans les forêts épaisses qui couronnent le Cap Diamant. 

Pour n’être pas reconnu des cruels indigènes, j’avais jeté sur mes épaules la dépouille d’un ours, et j’avais armé mon bras de l’épieu d’un chasseur. 

C’était une de ces nuits tranquilles et suaves où tout porte à la mélancolie et à la méditation la plus profonde. 

Les rayons de la lune répandaient à peine une douce clarté ; le silence de la forêt n’était interrompu que par le frémissement des feuilles et les cris des oiseaux nocturnes que le bruit de mes pas effrayait et chassait loin de leurs retraites. 

J’aimais à promener mes rêveries dans ces vastes solitudes où le chêne séculaire me rappelait en quelque sorte la puissance de mon Dieu, et où l’amour de la patrie se réveillait plus fort que jamais dans mon coeur ; je songeais au beau ciel de ma Normandie, à cette belle capitale de la France où, jeune encore, j’avais goûté de si doux plaisirs, et lorsque, réfléchissant sur mon état, je me voyais relégué dans ces pays barbares, mes yeux se remplissaient de larmes.

Mais cette nuit, je fus tout-à-coup distrait de ma méditation par le retentissement des pas d’une troupe de sauvages qui bientôt furent près de moi. 

Excité par la curiosité, je me mêlai à eux et les suivis. 

Nous marchâmes longtemps et avec lenteur ; enfin, nous arrivâmes sur le point le plus élevé du Cap Diamant. 

Là s’élève aujourd’hui une ville déjà florissante, à qui, je n’en doute pas, le ciel réserve de grandes destinées. 

Alors, ce n’était qu’un roc escarpé qui s’avançait au-dessus du fleuve ; de là, l’oeil plongeant dans l’abîme, découvrait la cataracte de Montmorency ; au pied, le Saint-Laurent roulait paisiblement ses ondes limpides. 

Le silence de la nuit, le calme des eaux, l’éclat des astres, tout, ce semble, s’était réuni pour contraster avec la scène d’horreur qui devait suivre.

Arrivés sur ce promontoire, les sauvages se rangèrent en cercle, et, au milieu d’eux, parut un devin. 

Je vis un vieillard, d’un air vénérable et plein de gravité ; une barbe longue et épaisse lui couvrait la poitrine ; il portait à la main un brandon allumé ! 

Il reste un moment immobile au milieu de ses compagnons ; puis, tout-à-coup, d’une voix forte et sonore, il fait entendre ces terribles paroles :

« Courageux enfants de Stadacona, vous réveillerez-vous enfin de votre honteux sommeil ? 
Ne vous opposerez-vous jamais aux desseins de vos cruels ennemis ? 
Vous êtes le faon timide qui se laisse atteindre et percer par l’habitant des bois. 
Le Français impie et sacrilège a renversé vos autels ; les chaînes de la servitude ceignent vos bras, à vous, enfants de la liberté. 
Écoutez-les, ces orgueilleux habitants d’un autre monde ! 
Ils vous promettent le bonheur, la tranquillité ! 
Aussi nombreux que les nuages de la tempête, ils accourent comme les flots de la mer. 
Allez, vous diront-ils, allez ; vos forêts nous appartiennent ; pour nous vivent dans les bois et le cerf léger et l’ours à l’épaisse fourrure.
 Enlevez vos cabanes et dites aux cendres de vos pères : Suivez-nous !
 
« Courageux enfants de Stadacona, vous réveillerez-vous enfin de votre honteux sommeil ? 
Ne vous opposerez-vous jamais aux desseins de vos cruels ennemis ? 
Levez-vous, guerriers ! Brandissez vos massues ; consultez le manitou, auteur des bons conseils. 
Vous volerez ensuite contre vos perfides dominateurs ; vous vous abreuverez de leur sang ; leurs crânes feront l’ornement de vos demeures. »

À ces mots, les barbares frémirent de colère et de rage ; ils serraient leurs armes contre leurs dents en faisant un sourd gémissement, semblable à celui de la mer en furie. 

Mais ce n’était que le prélude d’une horrible scène. On élève à la hâte une tente sur le rocher ; elle était d’une couleur lugubre, et un noir drapeau flottait au-dessus. Le devin s’insinue dans cette tente, et les guerriers se rangent autour d’un air mystérieux. 

Soudain un bruit sourd et prolongé se fait entendre ; on eût dit le roulement de la foudre qui se rapproche insensiblement. 

Le devin prononce quelques mots inintelligibles ; la tente s’ébranle, le drapeau s’agite dans les airs ; tous demeurent immobiles. 

Le devin resta longtemps enfermé ; lorsqu’il parut, il était couvert d’une pâleur effrayante ; il tremblait de tous ses membres, et sa longue chevelure, blanchie par les années, s’agitait en désordre sur sa tête.

– Braves guerriers, dit-il, Areskoui1 nous a écoutés ; il demande le sacrifice d’une vierge innocente. 
À ce prix, il fera tomber sous nos coups nos perfides ennemis. 
Guerriers, que vos coeurs ne s’amolissent pas comme ceux des lâches ! 
Qu’avant tout, l’amour de la patrie vous anime !

Les barbares applaudissent avec une joie féroce à ces horribles paroles ; ils brandissent leurs haches qui brillent aux rayons de la lune. Aussitôt le chef de la tribu s’avance sur le Dieu de la guerre chez les sauvages.

Au sommet du rocher ; il tient à la main sa jeune fille, et il déclare qu’il va la sacrifier au bonheur de ses pères ! 

Hélas ! cette tendre victime comptait à peine quinze printemps. 

Elle paraissait partagée entre la superstition et l’amour de la vie ; des larmes coulaient le long de ses joues ! Tantôt elle jetait un regard suppliant vers ceux qui l’entouraient ; tantôt, appuyant sa tête sur le sein de son père, elle cherchait un refuge dans celui qui n’était plus que son meurtrier.

Mais, à cet instant, le devin s’approche d’elle, je le vis murmurer quelques paroles à son oreille, et, admirez la puissance du fanatisme ! aussitôt la jeune fille change de sentiment. 

Son visage s’anime ; elle s’avance d’un pas ferme vers l’abîme, et d’une voix mélancolique et plaintive, elle soupire ses adieux à la vie :

« J’étais comme la tendre colombe qui suit encore sa mère ; la vie s’ouvrait devant moi comme une fleur tranquille, comme l’aurore d’un beau jour, et voilà que je vais mourir ! Kondiaronk, à la belle chevelure, me disait : 

– Viens, ma Darthula ; ma soeur, mon canot rapide repose sur le rivage du fleuve ; le ciel est pur ; la lune brille à travers les arbres de la forêt ; viens, ma soeur ; nous volerons ensemble sur la surface des eaux. 
Pleure, Kondiaronk ; pleure ta soeur : elle va mourir. 
Ô ! toi qui m’aimas plus que la lumière du jour, écoute la prière de ta soeur. 
Quand Darthula ne sera plus qu’une ombre, tu iras près de la cataracte écumeuse ; tu te reposeras sur la pierre humide ; et mon âme, légère comme un rayon de l’astre de la nuit, se mêlera au vent de la chute, et conversera encore avec son frère. »

Ainsi chanta ce cygne qui bientôt allait être la proie de la mort. 

Mes amis, que vous dirai-je maintenant ? Je voyais qu’un crime affreux allait se commettre ; mais que pouvais-je faire seul et sans armes contre une troupe nombreuse ?. 

La victime, hélas ! est précipitée dans les flots, et pas une larme ne brille dans l’oeil de son père barbare ! 

Deux fois, elle reparaît sur les ondes ; deux fois, on aperçoit ses cheveux noirs s’élever sur les eaux : elle disparaît une troisième fois ; son dernier gémissement se mêle à la vague, et les eaux reprennent leur calme trompeur. 

Aussitôt les barbares se rangent en ordre ; puis ils descendent la montagne en chantant l’hymne du sacrifice :

« Areskoui veut du sang ; il a parlé dans la tente sacrée ! »

Les guerriers entouraient le devin ; les casse-têtes brillaient aux rayons de la lune ; la mer battait les flancs du rocher. 

Les vierges ont pleuré, et les jeunes hommes tremblaient. « Areskoui veut du sang ; il a parlé dans la tente sacrée. »

III


Le chant des sauvages ne parvenait plus à mes oreilles que comme un bruit sourd et prolongé, et j’étais encore immobile au même endroit. 

Debout sur la pointe du rocher, je contemplais avec horreur l’abîme que j’avais vu se refermer sur l’intéressante victime. 

Je m’arrachai enfin à mes réflexions, et je pris le chemin du fort. Je frémissais à chaque pas ; il me semblait entendre encore le chant terrible des sauvages, et le dernier soupir de leur victime.