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Muzarègne

Dire que le Père Éternel ne s’occupe pas du bonheur des hommes, c’est proférer, en un blasphème, un paradoxe et un lieu commun. 

A ceux qui s’y risquent en ma présence, je me borne à répondre : "On voit bien que vous n’avez pas connu Géraldine !"

Je viens de vous conter l’une de ses belles aventures amoureuses, et j’en sais de plus belles encore. Toutes prouvent à l’évidence la vénérable bonté de Dieu et sa clémence pour les souffrances de l’humanité. 

C’est sur l’ordre de sa providence que Géraldine n’a jamais dit non à personne. Elle ne le pouvait pas. Ça lui aurait cassé les dents, selon sa propre expression.

Je l’ai toujours vue aller à l’amant comme une martyre chrétienne allait au tigre, résolument, le camélia symbolique à la main, en guise de palme. 

Lorsque je m’étonnais de la voir se distribuer ainsi comme la manne, elle laissait tomber devant moi les voiles mal agrafés qui drapaient ses attraits consolateurs et elle soupirait :

— Regarde !

Et il n’y avait rien à répondre.

C’était au temps où elle s’était embéguinée de Bricolet, son copain de café-concert. 

Ce Bricolet n’était assurément qu’un pitre. Son numéro » consistait à se déformer la caboche, soit en distendant, soit en contractant ses traits élastiques, et à imiter les masques japonais les plus hideux et les plus hilares, par un artifice de grimaces dont le succès était immense. 

Peut-être vous le rappelez-vous ? Moi, je l’aurais fait guillotiner, mais Géraldine le goba. Pourquoi les plus jolies aiment-elles les monstres ? 

Les fées nous le disent dans le conte de La Belle et la Bête.

Toujours est-il que son erreur coûta assez cher à la folle divette. 

L’affreux singe à la mode lui grugea d’abord les quelques banknotes qui lui restaient d’une liaison de demi-caractère avec un gros vivandier des Halles centrales, puis il la battit, comme on bat des pois secs au fléau, à tour de bras, et il voulait l’astreindre au commerce dont la casserole est l’emblème, lorsqu’elle fut sauvée de cette honte par son aventure avec Muzarègne.

La voici :

Il y avait, parmi les instrumentistes de l’orchestre, un petit flûtiste contrefait, à demi bossu, tout à fait cagneux, en outre affligé de strabisme, qui répondait au nom de Muzarègne. Je ne crois pas qu’il eût trente ans alors, mais ce que je puis dire, c’est qu’il excellait en l’art de Tulou et de Taffanel, dont il était le meilleur élève, et que sa place à ce café-concert lut donnait le pain quotidien. 

Maigre pain, n’en doutez pas, plus souvent bis que blanc et rassis que frais, d’abord parce que la vie pratique réalise peu les promesses du Conservatoire, ensuite parce que, depuis la mort du grand Pan, peu de faunes s’adonnent à la flûte et enfin pour cette raison que le pauvre Muzarègne relevait mal son talent par les charmes de sa personne.

Il se savait laid jusqu’au ridicule et ne s’en consolait que chez lui lorsque, seul avec sa traversière » d’argent, il adressait, de loin, à Géraldine, tous les chants de son âme éprise. Il l’aimait, en effet, à en périr.

Chaque soirée où, sous les feux du lustre, elle venait étaler banalement aux quinze cents rivaux anonymes de la salle les trésors de sa carnation voluptueuse, lui, renouvelait les affres de sa joie dolente, et si, dans le hasard des jeux scéniques, le regard de l’adorée se posait sur lui, à l’orchestre, il s’effaçait derrière la contrebasse de Violier, son voisin de pupitre et son camarade de la pépinière », et il y couaquait, effaré, et sans embouchure.

Géraldine, cela va sans dire, ne savait rien de cet amour clos à verrou et à serrure. 

Non seulement elle n’avait jamais remarqué le tibi-cineur difforme, mais elle a confessé depuis que, dans la masse confuse des accompagnateurs, elle ne l’avait même jamais vu ». Pouvais-je me douter ? » demandait-elle. 

Plusieurs fois, elle avait bien trouvé dans sa case, chez la pipelette, des rouleaux de musique pour flûte, mais ils étaient sans paroles, et pas signés. Comment veut-on que l’on devine ?

Il y avait bien eu cette répétition où, insultée et maltraitée par Bricolet, elle avait été défendue par ce petit machiniste car elle avait toujours cru que c’était un machiniste qui s’était jeté entre elle et la brute, et qu’on avait emporté, à demi assommé, couvert de sang, dans l’ombre des coulisses. 

De quoi se mêlait-il, du reste, le malheureux ? C’était donc lui ? 

Pourquoi n’avait-il pas reparu à l’orchestre alors ? Tout donnait à supposer qu’après l’esclandre, il avait été remercié par le directeur. 

Elle s’expliquait les choses, à présent. Était-ce bête, mon Dieu, de ne lui avoir rien dit, à elle, Géraldine, à elle !

Un soir, quinze jours après, Violier, le contrebassiste, était monté dans sa loge, et, tout ému, le brave garçon, il lui avait appris que son camarade, un grand artiste, se mourait à la lettre » d’amour pour elle. 

Elle avait cru d’abord à une blague de théâtre. On nous en fait tout le temps comme ça. Mais cette fois, c’était du vrai, de celui dont on claque.

Violier l’avait tellement bouleversée en le lui racontant, qu’elle s’était mise à en pleurer elle-même toutes les larmes de son corps.

— J’irai, fit-elle, c’est sûr !

— Dépêchez-vous alors.

— En est-ce là ?

— Oui, il veut mourir. Il a brisé sa flûte. C’est le désespoir et la fin.

— Tout de suite après la représentation, alors. Venez me prendre.

— Et Bricolet ?

— Oh ! Bricolet, j’en ai soupé, et on ne laisse pas mourir un homme, c’est ça que le bon Dieu ne veut pas ! A tout à l’heure.

Lorsque, conduite par Violier, elle arriva au logis de Muzarègne, elle voulut entrer sans retard ni préparation, comme on va au devoir, tout droit. Le moribond était couché, et de chaque main, il tenait un tronçon de sa traversière d’argent.

— C’est moi, sourit-elle, vous ne pouviez donc pas me le dire ?

Et soulevant sa voilette, elle s’assit au pied du lit, rayonnante d’être aimée, la bonne Géraldine, comme il faut l’être.

— Ainsi, tu m’aimes ? murmura-t-elïe.

Le contrefait s’était dressé sous le tutoiement, devant l’apparition et dans ses yeux aux regards croisés, une flamme courut, extraordinaire, comme celle qui danse sur les marais. Puis sa bouche s’ouvrit en fleur de béatitude, et il retomba, dénoué de son âme et consolé.

— Trop tard, gémit la courtisane, mais ce n’est pas ma faute, voyons !

Et elle le couvrit de baisers perdus.

Comme l’artiste était sans famille et presque sans relations, ce fut elle qui le mena au cimetière où elle lui acheta une concession dont, jusqu’à son dernier jour, elle entretint le jardinet. Elle avait fait ciseler par le marbrier une flûte brisée sur la dalle funéraire. On l’y voit encore sous le lierre.

De cet amour trop pusillanime, car Dieu veut qu’on ose aussi, et le seul qu’elle n’ait pas couronné, Géraldine fut toujours hantée, même et surtout aux heures brillantes de sa carrière aspasienne. 

Il lui cuisait au cœur comme un remords. Il creusait un trou noir dans sa vie de bacchante. 

Il y avait au paradis un homme qui l’avait non seulement désirée, mais aimée, elle, elle, et qu’elle n’avait pu rendre heureux ! 

Lorsque je la voyais triste, la pensée vagabonde dans le vide, hors des choses et des jours, et que je l’interrogeais sur sa mélancolie, elle dégrafait son peignoir, et, les yeux mouillés de larmes, elle disait :

— Regarde, poète, regarde !