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Le bateau de fleurs

C’était un yacht, un joli yacht appelé le Coromandel. D’où lui venait ce nom hindoustan, je l’ignore. 

Rien ne ressemblait moins en effet à ces naïves pirogues, les schelingues », carènes de cuir et d’écorce cousues de filasse de cocotier, sur lesquelles on aborde en rade de Madras, à travers trois barres terribles d’écume hurlante ; car, non seulement le Coromandel était une merveille de construction nautique, mais encore il ne tenait même pas l’eau en rivière, et il dormait, inutile et dérisoire, dans notre doux port d’Asnières-sur-Seine.

Or, ledit Coromandel avait bel et bien coûté les cent mille francs à son propriétaire, jeune armateur de fantaisie surpris en pleine bohème par le gros lot d’un héritage colossal, et décidé à se payer en un seul coup tous les plaisirs dont il avait été sevré pendant les années d’apprentissage. 

Charpenté en bois rares et exotiques, reluisant de cuivreries miroitantes et aménagé pour les longs voyages, il était tapissé de délicieuses lices mythologiques, meublé de pièces de haute ébénisterie d’art et muni d’une artillerie culinaire propre aux plus rudes combats de gueule. 

Et le fond de cale s’y lestait d’une provende de ces bouteilles à tête d’argent, qui sont la gloire de la Champagne. 

Pourtant, il demeurait amarré, le joli yacht, au port pacifique d’Asnières, sans équipage, sans pilote ni capitaine, et comparable au petit navire de la chanson, qui n’avait jamais navigué.

Il advint que les sieurs Titubard et Polanson, artistes dépourvus de commandes, et quelquefois même de pitance, errant sur les bords de la Seine, remarquèrent l’abandon du bateau de plaisance. 

Informations prises, ils surent qui en était le propriétaire. 

Ils l’avaient connu au temps de la mélasse, où ils avaient d’ailleurs barboté ensemble, et comme ils chassaient à l’idée de fortune, ils en attrapèrent, au vol, une qui leur parut tomber du ciel. Le lendemain matin, ils sonnaient à la porte du millionnaire, qui les reçut à bras ouverts.

— Nous ne venons pas l’emprunter d’argent, dit Titubard ; d’abord parce que nous sommes trop fiers.

— Pour te le rendre, interrompit Polanson.

— Il s’agit d’une affaire.

— D’or !

— Qu’est-ce que tu fais du Coromandel ?

— Rien, leur répondit-il ; il ne marche pas, il est mal fait, manqué ; il ne vaut que son bois de flottage. Je cherche à le vendre.

— Combien ?

— Je ne sais pas, moi. Ce qu’on voudra. Auriez-vous acquéreur ?

— Si c’est plus de cent sous, non, fit le facétieux Polanson. Mais il y a locataire.

— Qui ?

— Nous, ou les rats qui le rongent.

— Quels rats ?

— Tous ceux d’Asnières. C’est un crible, le Coromandel ! Donne-nous la préférence.

— Sur les rats ?

— Oui, au même prix.

Le jeune armateur se mit à rire.

— Elle est bien bonne. Mais, qu’en voulez-vous faire ?

— Oh ! rien à te cacher : un bateau de fleurs.

— C’est la seule chose qui manque à la Ville Lumière, résuma Titubard, l’homme pratique du couple.

— Tiens, mais ce n’est pas bête, avait acquiescé le maître du yacht.

Et, gaiement, il leur prêta le petit navire, en souvenir du bon temps de la vache enragée.

— Mais dépêchez-vous de le prendre, ajouta-t-il, parce qu’on va me donner un conseil judiciaire.

Huit jours après, quarante invitations, lancées d’une main sûre, atteignaient à domicile l’élite de ce Tout-Paris des premières sans laquelle rien ne se fonde ni ne se consacre. 

Notre vieille amie Géraldine, qui en était, à cette époque, par sa liaison avec un gentilhomme fameux dans nos fastes galants, reçut individuellement la sienne. 

Titubard et Polanson avaient négligé de convier le prince à la fête, et cet oubli voulu suffisait déjà à en fixer le caractère bien japonais et libre de toute servitude sentimentale. A l’inauguration d’un bateau de fleurs, il ne faut que fleurs sans attaches.

— Comprends-tu ma déveine, me disait-elle, en montrant la charmante carte illustrée par Willette, c’est pour mardi !

— Eh bien ?

— Comment, eh bien ? Le mardi, c’est le jour du prince. Je suis à lui tout entière, le mardi, c’est réglé comme du papier à musique !

Et elle soupirait, vertueuse :

— Pour une fois qu’on a l’occasion de s’amuser !

Le Coromandel stationnait au pont de la Concorde, où il avait été remorqué à grand’peine. 

Grâce au crédit des actionnaires, car ils avaient trouvé des actionnaires ! dûment réparé, calfaté et mis en état d’équilibre, il rivalisait de stabilité avec les établissements de bains dont la chaude saison orne la Seine. 

L’été, cette année-là, était admirable. Dans les ténèbres légères et transparentes des nuits de juillet, la ville luisait, diamantée, comme les gemmes et les pierreries dans le velours bleu des écrins, et la rivière, semée de reflets et de feux, semblait y doubler la Voie lactée. 

La soirée, en vérité, était si amoureuse qu’elle eût rendu le moins païen crédule à l’influence magnétique de Vénus sur les êtres et les choses, et je m’attendais, en arrivant, à la voir présider à l’ouverture du commerce dont Titubard et son copain allaient doter solennellement la France.

Si l’Aphrodite n’y était pas, elle était du moins représentée par les meilleures prêtresses de son culte, et notamment par Géraldine, que j’aperçus, dès le seuil, en écartant les tentures.

— Eh bien, mais. et le prince ? grondai-je.

— Que veux-tu, mon petit, je n’ai pu y résister. On ne voit pas ça tous les jours. Du reste, il n’arrive jamais là qu’à minuit, au sortir du cercle, et il n’est que neuf heures. Le temps de croquer quelques sandwichs, de les arroser de deux ou trois coupes et de faire un tour de valse, soit avec toi, soit avec un autre, et je vole au devoir professionnel, hélas ! Mon coupé est là-haut qui m’attend sur le quai.

Et elle se perdit, de bras en bras, éclatante de joie, folle de baisers, innocemment lascive, telle que Dieu l’avait créée, la belle bacchante, dans les soutes du Coromandel.

— Le patron du bateau, s’il vous plaît ?

La question venait de m’être adressée par un personnage galonné, au visage rébarbatif, aux façons cassantes, qu’il ne me fut pas difficile d’identifier fonctionnaire. C’en était un, en effet, l’inspecteur des berges. Et Polanson parut.

— Qui vous donne le droit de stationner ainsi sous le pont, le long du quai, et où est le papier qui vous y autorise ?

— J’ignorais, fit le tenancier, qu’il en fallût un, et vous m’étonnez. Le bateau est de création nouvelle et c’est le premier de ce genre que l’on voie dans la chrétienté.

— Circulez, fût la réponse.

— Soit.

Et Polanson fut détacher l’amarre.

A moins de débarquer piteusement les quarante invités, distributeurs de gloire, de rater ainsi le lancement et de voir l’affaire sombrer à jamais sous le ridicule d’une telle débandade, il n’y avait que cela à faire, en effet : détacher l’amarre. 

Titubard, esprit prompt, fut de cet avis, et comme le bateau commençait à glisser doucement dans le courant, il n’hésita pas à se mettre à la barre, tandis que Polanson sautait au poste de vigie.

Ce fut charmant d’abord. Illuminé de lanternes vénitiennes multicolores en guirlandes, au rythme des czardas de l’orchestre tzigane, le Coromandel descendait la rivière constellée, tantôt à droite, tantôt à gauche, parfois au centre, avec une fantaisie incomparable. 

Ainsi, de Paphos à Lesbos, la conque aérienne de l’Anadyomène attelée de colombes. 

Mais, comme le voyage n’était pas dans le programme, quelques têtes passaient aux écoutilles et d’autres se dessinaient à la rampe de l’entrepont, visiblement interrogatives.

— Où allons-nous donc ?

— Je ne sais pas, leur criait Polanson, du haut de la vigie, mais si ce n’est pas au poste, c’est au Havre.

Entre ceux et celles à qui la plaisanterie semblait mauvaise, Géraldine la trouvait détestable, et jamais belle Géorgienne enlevée pour le harem par des marchands d’esclaves ne poussa de cris plus aigus sur la troïka de ses ravisseurs.

— C’est ma position, clamait-elle, on me fait perdre ma position !

A présent, le Coromandel avait pris l’allure folle de ce bateau ivre » chanté par le poète verlainien. C’était miracle qu’il ne se fût pas brisé sur la culée d’un pont. Des barques s’étaient mises à notre poursuite. 

Les tziganes râclaient éperdument. Les rives fuyaient. 

Le bateau de fleurs n’était plus qu’un bateau de perruches sur lesquelles un vautour plane. Géraldine menaçait de se jeter à l’eau toute habillée, ce qui n’était pas beaucoup dire. 

Titubard était calme à la barre. Polanson nommait les paysages à tue-tête : L’île de Billancourt. les Moulineaux. le Bas-Meudon. » comme un guide. 

Ce fut là que nous abordâmes, je n’ai jamais su comment, par la clémence de Neptune sans doute, et un nouveau fonctionnaire monta à bord, plus rébarbatif que le premier, et non moins galonné, je vous assure. Celui-là, c’était l’inspecteur de la navigation.

— De quel droit circulez-vous sur la Seine ?

— Du droit d’épave, sonna Polanson.

— Avez-vous un constat de navigabilité ?

— Naviguer, c’est l’avoir, jeta Titubard, de fait sinon de droit.

— Voyons votre machine ?

— Quelle machine ?

— Pascal a dit : Les fleuves sont des chemins qui marchent. » Nous venons du pont de la Concorde en nous laissant aller, par une simple loi de physique. Lisez Pascal.

— Votre yacht n’est pas en état de tenir l’eau. Il y faudrait pour vingt mille francs de réparations.

— Prêtez-les-nous. D’ailleurs, où votre magistrature voit-elle un yacht là où il n’y a qu’un ponton d’amour ?

— Je vous arrête.

— Ah ! monsieur, quel service vous nous rendez ! s’était écriée Géraldine qui était le bon sens même. Et, se tournant vers moi :

— Quelle heure est-il ?

— Ecoute, fis-je.

Minuit sonnait au cadran de l’église. l’heure du prince ! Elle venait de perdre sa position.

Quant au Coromandel, il reprit la sienne, celle de petit navire, qui ne s’arrête ni ne circule, et les rats de Meudon y achevèrent en six mois la besogne des rats d’Asnières.

— Ce qui prouve, disait Titubard à Polanson, qu’il n’y a rien à faire en France pour les idées neuves et hardies et que l’avenir est au Nouveau-Monde, décidément.