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L'ail

Nul n’ignore, sur les boulevards, que notre bonne Géraldine celle-là même dont j’ai mis en scène de mon mieux, au théâtre du Vaudeville, l’aventure véridique avec Tacoman, roi de Chaonie[1] s’appelait au civil, qui est le triste réel, Aldine Gérat, et qu’elle était de Marseille.

Elle y avait débuté, hélas ! de toutes les manières, à la fleur printanière de ses ans, non que les Phocéennes y soient plus précoces que les autres, mais par l’effet d’une prédestination qui, vous vous en souvenez, rayonnait de toute sa personne. 

Lorsque le bon Dieu se mêle de les faire lui-même, il les fignole, et il n’y a plus qu’à tomber à genoux ou fuir, car elles dégagent l’irrésistible.

Géraldine a toujours évoqué en moi l’image de ces filles de la mer que l’amoureux Sanzio accroche à la conque triomphale de Galatée et dont il fait, autour d’elle, flotter les perfections rivales. 

Mais c’était la brune, l’aînée du soleil, la plus statuaire, celle qui dessine le mieux sa forme nacrée, aux contours pleins et sinueux, sur le saphir bordé de corail de la Méditerranée. 

Je pense toutefois que Raphaël lui eût perdu les mains dans le casque à torsades de ses cheveux d’ébène et noyé les pieds peut-être parmi les écumes de la conque, car elle avait les extrémités lourdes, mal venues et, pour parler un peu la langue de mon temps, tranchons le mot, les abatis canailles.

Le journaliste marseillais, félibre ardent, qui le premier en fit sa muse, l’avait découverte à la halle aux poissons, un jour férié de bouillabaisse. 

A la jucher de là sur le plateau d’un beuglant oriental de notre sainte Canebière, il n’avait pris que le temps de l’initier à l’un des services de l’emploi d’artiste, et je dois dire que l’élève en avait remontré au maître tout de suite. 

Ah ! qu’elle était douée ! » me disait-il encore longtemps après, au souvenir de ces leçons délicieusement inutiles. 

Pour les autres, il s’était borné à lui composer par mode d’anagramme, un nom d’affiche aussi transparent que typique, et sans grand effort de génie, il avait renversé Aldine Gérat en Géraldine. Là-dessus, elle était partie pour la gloire.

Si cette charmante vierge folle avait ainsi payé son virginal tribut à la Provence, sa lumineuse terre natale, j’ai pu me convaincre qu’elle avait totalement oublié ce qui est assez rare jusqu’au nom du sacrificateur. 

Ce trait-la peint en raccourci. Géraldine, en amour, n’aima jamais que l’amour même, et le dernier, pour elle, fut toujours le premier. 

Pourtant, le félibre lui avait décerné des vers ; mais que voulez-vous ? elle ne pouvait pas fermer la patte toujours ouverte où palpitait son cœur de tourterelle. 

De tous les heureux qu’elle a faits en ce monde, le seul que, la porte passé, elle n’ait jamais oublié fut Tacoman, roi de Chaonie. Il est vrai qu’ils étaient créés : l’un pour l’autre, car Dieu aussi les appareille.

Laissez-moi vous conter leur première rencontre.

L’histoire ignorera toujours quel fut celui qui, de Marseille, l’amena à Paris, et les interviews les plus pénétrantes n’ont jamais tiré d’elle à ce sujet qu’un geste navré d’insouvenance.

— Tout ce que je puis vous dire, déclarait-elle, c’est que je n’y suis pas venue seule, ça, j’en suis sûre. Mais qui ? Voilà. Un blond, peut-être ?

Toujours est-il qu’elle y était venue et qu’en deux tours de reins, ceux des néréides autour de la conque de Galatée, elle y avait tombé les maîtresses du genre. 

Un souper sans Géraldine, il y a dix ans, à Paris, n’était qu’un souper de province, quelque lugubre médianoche. Aussi les forts experts en joie, ne s’en offraient-ils qu’avec elle. 

Elle s’en réveillait sous la pluie des pierreries enveloppées de chèques, comme des pralines de devises, et elle les croquait sans compter, pour suivre la comparaison, au vif déplaisir de sa fidèle Pepetta, soubrette à l’âme pessimiste.

Pour Pepetta ? à moi, Emmanuel Frémiet ! car, en vérité, le grand animalier pourrait seul silhouetter la guenuche. 

Elle aussi, elle était Marseillaise, mais pratiquante, irréductible sur l’accent vainement raillé, sur la cuisine à l’huile, sur les coutumes, les modes, les croyances de terroir et sur le légendaire orgueil séparatiste des Provençaux. 

Ah ! se retirer là-bas dans le bastidon, sur la côte, y semer des aulx, y battre la brandade, y élever le porc et les poules, et vivre là jusqu’à mourir, sans homme », tel était le rêve du petit singe. 

L’arrondissement de sa pelote lui eût permis de le réaliser plus d’une fois, car la place était bonne entre les meilleures, mais toujours, au moment du départ, la tuile tombait dans le potage. 

Incapable de résister au moindre béguin, la patronne y usait tous les protecteurs. Du sein ouaté de l’opulence, on retombait aux maigres bras de la dèche, et Pepetta grinçait en se grattant les crins : Madame vient encore de perdre sa position !  

Et elle vidait sa réserve sur les genoux de Géraldine, le seul être humain qu’elle aimât. Hélas ! le pauvre bastidon sans homme », quand y battrait-elle la brandade ?

Or, c’était le temps où Tacoman V, futur roi de Chaonie, n’était encore que le prince Omar, dit prince Écrevisse dans les revues de fin d’année on devine aisément pourquoi si on en a vu une et étudiait chez nous cet art de connaître les hommes dont la base est le noctambulisme. 

Au cours de ses libres recherches, celui qui promène les Haroun-al-Raschid dans les Bagdad lui fit, un soir, en l’un des grands bars de la République, rencontrer en Géraldine sa Baudroubouldour éternelle. 

Il la vit et l’aima. Et comme ce seigneur était un homme d’un esprit infini, il sentit que, précisément parce qu’il l’aimait, il n’en serait pas aimé. Il se prépara donc à être très malheureux, ou, si l’on veut, à aimer seul, car c’est la même chose.

Elle s’étonnait elle-même, que dis-je ? elle s’irritait, la bonne créature, de lui être si rebelle, et, peu versée dans la théorie de son art, elle n’entendait rien à ce qui lui arrivait.

— Comme c’est drôle, Pepetta, celui-là ne me dit rien du tout. Il est pourtant prince !

Mais la guenuche se méfiait, d’instinct, rien, selon son adage familier, n’étant plus rosse que la nature.

Chaque année, au retour de sa fête car il y a des saints pour tous les chrétiens Géraldine s’offrait une joie professionnelle dont la saveur est paradisiaque. Ce jour-là elle couchait seule. 

Elle redevenait Aldine Gérat pour vingt-quatre heures. Pour se préparer à ce spasme commémoratif, elle allait d’abord à la messe, et, si elle se trouvait en fonds, elle versait sa bourse grande ouverte dans le tronc des pauvres. 

Après quoi, elle se rendait au Louvre, le musée, s’entend celui où l’on ne va jamais, on ne sait pourquoi », puis, après une lente promenade le long des quais de la Seine, le plus beau paysage du monde », elle rentrait, vertueuse, au logis, y tirait le verrou de la porte, et seule, bien seule avec Pepetta, s’attablait goulûment devant le balthazar strictement composé de mets à la provençale.

— Tout à l’ail, rien qu’à l’ail, aujourd’hui l’on pue, lançait la petite macaque séparatiste, nous sommes dans le bastidon ! Zut pour les hommes !

Et l’aïoli de succéder à la brandade, puis la divine bouillabaisse, dont les ambroisies se mêlaient en un concert de gueule digne des anges.

— Ah ! que c’est bon ! ça sent Marseille !

— Dis qu’on y est !

— Je vois le port.

— Moi, le cours Belzunce.

— Ça vous remet du Nord.

— Une cigarette là-dessus, et madame n’a plus qu’à se coucher et dormir.

— Seule, Pepetta, pour ma fête !

L’un de ces soirs fériés pourtant elle avait dû forfaire à sainte Aldine. 

Malgré les ordres donnés, le prince avait franchi la porte, et il avait bien fallu le recevoir, les futurs rois n’étant pas de ceux qu’entrave une consigne. 

Il avait d’ailleurs annoncé sa visite par un splendide bouquet dont les fleurs jonchaient les cassolettes de l’aïoli et les brûle-parfums de la brandade.

— Tant pis pour lui, qu’il entre, fit Géraldine qui tout de même s’était tamponné la bouche d’un mouchoir parfumé.

Dès le seuil, Omar pensa tomber à la renverse. L’atmosphère était pestilentielle. 

Il s’avança néanmoins, très pâle, et avec sa souriante galanterie levantine, il s’excusa de son indiscrétion par la nécessité où il était de courir en Chaonie le lendemain, par le premier train, à cause d’une révolution très drôle, où du reste il risquait sa tête, comme dans les opérettes. 

Il n’avait donc pas voulu disparaître à l’anglaise sans dire adieu à ceux ou celles qu’il aimait, et l’ayant vue, à l’église, derrière un pilier, si désemparée devant le tronc des pauvres, il la priait, en souvenir du prince Écrevisse, de vouloir bien distribuer dans sa paroisse un reliquat de liste civile, qu’il perdrait certainement au jeu s’il retardait son départ d’un jour, et qu’il avait laissé en entrant sur la banquette de l’antichambre.

Ce disant il vacilla et perdit connaissance, car l’odeur de l’ail lui arrachait l’âme par le nez et c’était la chose dont il avait le plus horreur au monde.

Lorsqu’il revint à lui sous les sels et dans l’aération des fenêtres, Géraldine l’éventait doucement, et ne savait que lui dire.

— Je vous aime, murmura-t-il, adieu, vous ne m’aimez pas.

Puis il se leva pour s’en aller. La bonne fille était fortement troublée par cette déclaration à voix douce dont un regard ardent, et d’elle bien connu, confirmait la véracité.

— Monseigneur, fit-elle enfin, c’est beaucoup d’honneur. Je ne demanderais qu’à vous croire. Mais l’amour, cela se prouve. même à nous autres.

— Que dois-je faire ?

— Eh bien ! embrassez-moi ?

Et elle lui tendit les lèvres, gouffre rose de brandade. Tacoman V s’y jeta et il y a laissé son âme. C’est l’acte le plus brave de sa vie, sinon de son règne, qui ne commença que le surlendemain.