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Arthur Conan Doyle
CONTES DE PIRATES (1922)

UN PIRATE DE LA TERRE
Le lieu : la route Eastbourne-Tunbridge, pas très loin de Cross in Hand, isolée entre deux landes qui la bordent à droite comme à gauche.

L’heure : onze heures et quart, un dimanche soir de l’été dernier.

Une voiture descendait lentement la route.

C’était une Rolls-Royce longue et mince qui roulait en douceur. Son moteur ronronnait gentiment. Dans les deux clartés aveuglantes des phares, les bordures d’herbe et les grappes de bruyère défilaient comme un film doré : tout autour d’elles, derrière elles, la nuit se refermait. 

Un feu rouge rubis était allumé à l’arrière, mais il n’y avait pas de plaque de police visible dans le halo que projetait la lanterne. La voiture était un cabriolet du type touriste. 

La nuit était sans lune, mais même dans cette quasi-obscurité un passant n’aurait pas manqué de remarquer une bizarre imprécision dans sa ligne. 

S’il l’avait vue franchir le pinceau lumineux d’une villa ouverte, il en aurait compris la cause : la carrosserie était recouverte d’une sorte de housse en toile de Hollande pas très bien fixée. 

Le long capot noir était lui aussi tendu d’une draperie, mais mieux serrée.

L’homme qui conduisait cette étrange voiture était large, il se tenait courbé sur le volant. 

Le bord de son chapeau tyrolien retombait au-dessus des yeux et, dans l’ombre qu’il projetait, le bout rouge d’une cigarette se consumait. 

Il avait remonté jusqu’à en couvrir ses oreilles le col de son pardessus noir en ratine. 

Il tendait le cou en avant, et ce cou surgissait entre des épaules arrondies. 

Pendant que la voiture glissait sans bruit, débrayée et en roue libre, pour descendre la côte, il donnait l’impression, tant il fouillait la nuit devant lui, de chercher un objet passionnément désiré.

Un lointain coup de klaxon déchira le silence vers le sud. 

Par une telle nuit, en un tel endroit, toute la circulation était orientée sud-nord : les « week-enders » de Londres revenaient en effet des plages vers la capitale, abandonnaient les plaisirs pour le devoir.  

L’homme seul se redressa, écouta intensément.

Oui, c’était encore le klaxon, sûrement au sud. 

Il coucha son visage sur le volant et son regard dévora l’obscurité. 

Puis, tout à coup, il cracha sa cigarette et il avala une grande bouffée d’air. 

Au loin, plus bas sur la route, deux petits points jaunes avaient amorcé un virage. 

Ils disparurent dans un creux, remontèrent, puis s’évanouirent encore. Tout soudain le conducteur de la voiture enveloppée passa de l’inertie à une activité précipitée. 

Il tira de sa poche un masque de drap noir qu’il fixa solidement sur son visage en prenant grand soin que sa vue ne fût pas gênée. 

Il découvrit le temps d’un instant une lanterne à acétylène pour jeter un coup d’œil à ses préparatifs, et il la reposa près de lui sur le siège à côté d’un mauser. 

Il tordit le bord de son chapeau pour le baisser le plus possible, embraya et abaissa son frein à main. 

La voiture émit un petit rire étouffé, frémit, et elle s’élança ; son puissant moteur laissa échapper un doux soupir avant de s’engager dans la descente qui était assez raide. 

Son conducteur se pencha et éteignit les phares. 

Seule une vague coupure grise dans la lande lui indiquait la route. 

Devant lui  résonna bientôt un bruit confus de métal essoufflé : c’était l’autre voiture qui approchait en peinant dans la côte. 

Elle toussait, crachotait parce qu’elle était en première – une vieille première vitesse, antique et vénérable – et son moteur haletait comme un cœur fatigué. 

Les points jaunes qui avaient grossi et qui brillaient plongèrent une dernière fois dans le creux d’une  montagne russe. 

Quand ils reparurent en haut, les deux voitures n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres l’une de l’autre. 

La voiture qui avait ses phares éteints se mit en travers de la route pour barrer à l’autre le passage ; une lanterne à acétylène se balança en l’air pour avertir le nouvel arrivant qui, dans un effroyable grincement de freins, fut contraint de s’arrêter.

– Dites donc ! s’écria une voix mécontente. Ma parole, je vous jure que nous aurions pu nous faire mal ! Pourquoi diable n’avez-vous pas vos phares allumés ? Je ne vous ai vu qu’au moment où j’allais défoncer mon radiateur sur votre voiture !
 
La lanterne à acétylène, tendue à bout de bras, éclairait un jeune homme très en colère : il avait les yeux bleus, une moustache blonde, un teint fleuri ; il était seul au volant d’une ancienne Wolseley 12 CV. Tout à coup son regard furieux qui s’accordait mal avec un visage poupin fit place à l’expression d’une stupéfaction considérable. 

Le conducteur de la voiture noire était descendu de son siège. 

Un pistolet pointa son long canon méchant vers la tempe du jeune touriste ; et derrière le pistolet il y avait un rond de drap noir avec deux yeux terribles qui étincelaient.

– Haut les mains ! ordonna une voix ferme et brève. Haut les mains, sinon…

Le jeune homme était aussi courageux que n’importe qui, mais il leva néanmoins les mains.

– Descendez ! commanda son agresseur.

Le jeune homme glissa de son siège sur la route ; la lanterne à acétylène et le pistolet étaient toujours braqués sur lui. 

À un moment donné, il fit un geste comme s’il allait baisser les mains, mais un seul mot suffit pour qu’il les relevât aussitôt. 

– Dites, dites donc ! dit le touriste. Vous ne trouvez pas que ça fait plutôt vieux jeu ? Je suppose que vous plaisantez… hein ?

– Votre montre ! fit l’homme derrière le mauser.

– Non, vous ne voulez pas sérieusement ?…

– Votre montre, je vous dis !

– Bon. Prenez-la si ça vous fait plaisir. Elle n’est qu’en doublé, je vous préviens ! Vous avez deux siècles de retard, ou bien vous vous êtes trompé de quelques milliers de kilomètres en longitude. C’est la brousse qu’il vous faut. Ou l’Amérique. Sur une route du Sussex vous ne faites pas bien dans le tableau !

– Portefeuille ! dit l’homme.

Il y avait dans son accent et dans sa méthode quelque chose de très contraignant. Le portefeuille lui fut remis.

« Des bagues ?

– Porte pas !

– Restez là ! Ne bougez pas !

Le voleur de grand chemin passa devant sa victime et releva le capot de la Wolseley. Sa main, qui tenait des pinces d’acier, plongea dans les fils. Le bruit sec de la coupure de l’un d’eux fit sursauter le touriste.

– Allez vous faire pendre ! Mais n’abîmez pas ma voiture, au moins !

Il se retourna. Vif comme l’éclair, le pistolet se retrouva collé à sa tempe. Pourtant, le temps de cet éclair, pendant que le bandit se détournait des fils coupés, le regard du jeune homme surprit quelque chose qui le fit tressaillir et hoqueter de surprise. Il ouvrit la bouche comme pour crier quelques mots. 

Puis, au prix d’un effort évident, il se contint.

– Remontez ! ordonna le voleur de grand chemin.

Le touriste regrimpa sur son siège.
« Comment vous appelez-vous ?

– Ronald Barker. Et vous ?

L’homme masqué ignora l’impertinence.

– Où habitez-vous ? demanda-t-il.

– Mes cartes de visite sont dans mon portefeuille. Vous n’avez qu’à en prendre une.

Le bandit sauta dans sa voiture, dont le moteur n’avait cessé d’accompagner en sourdine le dialogue. Brutalement il desserra le frein, embraya, tourna le volant et dégagea la route pour la Wolseley immobilisée. Une minute plus tard, il roulait, tous phares allumés, à cinq ou six cents mètres vers le sud tandis que M. Ronald Barker, une lampe électrique à la main, farfouillait furieusement parmi les petits bouts de n’importe quoi de sa boîte d’entretien pour trouver un brin de fil qui pût rétablir le circuit électrique et lui permettre de reprendre sa route.

Lorsque l’aventurier eut placé une distance raisonnable entre lui et sa victime, il freina, ralentit, tira de sa poche son butin, rangea la montre, ouvrit le portefeuille et compta l’argent. 

En tout et pour tout, sept misérables shillings dont la vue l’amusa plus qu’elle ne le contraria. Il éclata de rire en contemplant à la lumière de sa lanterne les deux demi-couronnes et le florin. 

Puis  soudain, il se figea. 

Il replaça dans sa poche le mince portefeuille, desserra le frein et repartit avec le même air concentré et tendu qu’il avait arboré au début de son aventure. 

Les phares d’une autre voiture descendaient la route.

Cette fois il dissimula moins soigneusement ses manières de voleur de grand chemin. L’expérience lui avait nettement donné confiance. 

Avec ses phares allumés il fonça vers les touristes qui survenaient et il stoppa au milieu de la route. 

Il les somma de s’arrêter. 

Dans l’esprit des touristes ahuris le résultat ne se fit pas attendre. 

Dans la lumière de leurs propres phares,  ils voyaient deux disques brillants de chaque côté d’une puissante voiture, son long mufle muselé de noir et au-dessus, au milieu le visage masqué et la silhouette menaçante du conducteur solitaire. 

Dans le cercle doré projeté par le pirate de la terre une Humber de 20 CV était arrêtée, élégante, carrossée en coupé, conduite par un minuscule chauffeur très étonné qui, sous sa casquette à pois, osait à peine regarder. 

Derrière le pare-brise apparurent deux chapeaux à voilettes et deux visages surpris : c’étaient deux fort jolies jeunes femmes, assises l’une à côté de l’autre ; un crescendo de petits cris aigus révéla l’effroi sincère d’une voyageuse. L’autre, moins émotive, avait gardé son esprit critique.

– Conservez votre sang-froid, Hilda ! chuchota-t-elle. Fermez-la et ne faites pas l’idiote ! C’est Bertie ou l’un des autres  garçons qui nous fait une farce.

– Non, non Flossie ! C’est sérieux. C’est un voleur, c’est sûr. Ô mon Dieu qu’est-ce que nous allons faire ?

– Quelle publicité ! s’écria l’autre. Oh ! quelle magnifique publicité ! Trop tard pour les journaux du matin, mais tous les journaux du soir l’auront, j’en suis sûre ! 

– Qu’est-ce que ça va nous coûter ! gémit Mlle Hilda. Oh ! Flossie, Flossie ! Je sens que je vais m’évanouir ! Vous ne croyez pas que si nous nous mettions à hurler toutes les deux ça servirait à quelque chose ? Il est affreux, avec cette horreur noire sur la figure ! Oh ! chérie, chérie ! il est en train de tuer notre pauvre  petit Alf !

Les méthodes du voleur semblaient effectivement alarmantes. 

Il avait sauté de sa voiture et il avait fait dégringoler le chauffeur de son siège en le prenant par la peau de la nuque. 

La vue du mauser avait coupé net toute velléité de résistance. 

Sous sa contrainte, le petit homme avait relevé le capot et retiré les bougies. S’étant ainsi assuré de l’immobilité de la voiture, l’homme masqué alla, une lanterne à la main, vers la portière. 

Il avait mis de côté les manières un peu rudes dont il avait gratifié M. Ronald Barker. Sa voix et ses manières étaient empreintes de gentillesse, mais aussi de décision. 

En guise d’exorde à sa mise en demeure il retira son chapeau.

– Je suis désolé, mesdames, de vous déranger ! fit-il sur une note beaucoup plus haute que celle de sa précédente conversation. Puis-je vous demander qui vous êtes ?

Mlle Hilda avait dépassé le stade du discours cohérent, mais Mlle Flossie était d’un tempérament plus solide.

– C’est une drôle d’histoire ! dit-elle. De quel droit nous arrêtez-vous sur une route publique ? J’aimerais bien le savoir !

– Mon temps est mesuré, répondit le voleur d’une voix plus ferme. Répondez à ma question.

– Dites-lui, Flossie ! Pour l’amour du Ciel ! soyez gentille avec lui, s’écria Hilda. 

– Hé bien ! nous sommes du Théâtre de la Gaîté, à Londres, si cela vous intéresse. Peut-être avez-vous entendu parler de Mlle Flossie Thornton et de Mlle Hilda Mannering ? Nous avons joué pendant une semaine au Royal d’Eastbourne, et nous avons pris un congé aujourd’hui dimanche. Maintenant, vous savez tout !

– Il faut que vous me donniez vos bourses et vos bijoux.

Les deux dames poussèrent des cris perçants, mais elles découvrirent, tout comme M. Ronald Barker, qu’il y avait dans les procédés de cet homme un je-ne-sais-quoi d’assez contraignant. 

Au bout de quelques minutes elles lui avaient remis leurs bourses ; de plus, un tas de bagues étincelantes, de bracelets, de broches et de chaînes fut déposé sur le siège avant de la voiture.

Les diamants luisaient et scintillaient comme des petites pointes électriques à la lueur de la lanterne. 

Il ramassa la pile de bijoux et la soupesa dans sa main.

« Y a-t-il quelques chose à quoi vous teniez spécialement ? demanda-t-il.

Mlle Flossie n’était pas d’humeur à concéder quoi que ce fût.

– Ne jouez pas avec nous les Claude Duval ! dit-elle. Prenez le tout, ou laissez le tout. Nous n’aimons pas les miettes.

– Oh ! je voudrais le collier de Billy ! cria Hilda en désignant un petit rang de perles.

Le voleur s’inclina et desserra les doigts.

– Rien d’autre ? 

La courageuse Flossie se mit soudain à pleurer. Hilda l’imita. L’effet sur le voleur fut surprenant. Il jeta le tas de bijoux sur les genoux les plus proches.

– Là ! Là ! prenez-les ! dit-il. C’est du toc, d’ailleurs. Ils valent peut-être quelque chose pour vous, mais rien pour moi ! Les larmes, immédiatement, furent remplacées par un sourire.

– Pour nos bourses, aucune importance ! La publicité vaut dix fois l’argent. Mais quelle bizarre façon de gagner sa vie aujourd’hui ! Vous n’avez pas peur d’être pris ? C’est tellement merveilleux, une vraie scène de comédie !

– Ou de tragédie, parfois.

– Oh ! j’espère que non ! Je suis sûre que non ! crièrent les deux dames de théâtre.

Mais le voleur n’était plus d’humeur à parler. Au loin en bas de la côte deux petits points lumineux avaient apparu.  

Une nouvelle affaire s’offrait à lui ; il ne pouvait pas mêler l’une et l’autre. 

Il remit sa voiture en marche, leva son chapeau tyrolien et démarra pour rencontrer ce nouvel arrivant, tandis que Mlles Hilda et Flossie, toutes palpitantes de leur aventure, se penchaient par les portières de leur voiture en panne pour regarder un feu rouge arrière se fondre dans la nuit.

Cette fois tout laissait prévoir une prise de choix. 

Derrière ses quatre grandes lanternes cerclées d’un cuivre éblouissant, la magnifique Daimler 60 CV grimpait la côte avec ce ronflement bas, profond, égal qui proclamait l’énormité de la puissance latente. 

Tel un galion espagnol richement chargé et haut de poupe, elle allait droit devant elle, jusqu’à ce que le bateau pirate qui s’avançait lui coupât la route et l’obligeât à stopper  brusquement. 

Le voleur distingua un front haut et dégarni, deux joues tombantes et deux petits yeux rusés qui émergeaient d’entre les boursouflures de graisse. 

– Ôtez-vous de mon chemin, monsieur ! Retirez-vous tout 
de suite ! cria une voix grinçante. 
Passez-lui sur le corps,
Hearn ! 
Descendez et jetez-le à bas de son siège. C’est un ivrogne ! Un ivrogne, je vous dis !

Jusqu’ici, les manières du moderne voleur de grand chemin avaient été exemptes de méchanceté. 

Elles tournèrent en une seconde à la sauvagerie. Le chauffeur, bien bâti, excité par cette voix de crécelle derrière lui, sauta de son siège et saisit par le collet le voleur qui s’avançait. Celui-ci le frappa de la crosse de son pistolet, l’homme s’écroula sur la route en gémissant. 

Sautant par-dessus le corps prostré, le voleur ouvrit la portière, empoigna par l’oreille le gros voyageur et le tira sur la route. 

Là, avec un grand sang-froid, il le souffleta à deux reprises de sa main ouverte. Dans le silence de la nuit, les gifles retentirent co mme deux coups de pistolet. Le touriste ventripotent devint blême et tomba à demi inanimé contre le flanc de la limousine. 

Le voleur lui déboutonna la veste, lui arracha la lourde montre en or avec tout ce qui la tenait, lui retira la grande épingle de cravate dont la pierre étincelait sur le satin noir, s’empara de quatre bagues dont aucune ne coûtait moins de cinq chiffres, et finalement ôta d’une poche intérieure un gros portefeuille. 

Il  transféra le tout dans son propre pardessus noir et y ajouta les perles qui servaient de boutons de manchette ainsi que le bouton en or de son col. Ayant vérifié qu’il ne restait plus rien à prendre, le voleur éclaira de sa lanterne le corps inerte du chauffeur et parut satisfait de le savoir assommé mais vivant.

Puis il se retourna vers le voyageur et se mit en devoir de lui arracher tous ses vêtements avec une énergie si farouche que sa victime se tordit et le supplia en pleurnichant de l’épargner. 

Quelle qu’eût été l’intention de son bourreau, elle se trouva  contrariée. Un bruit lui fit tourner la tête et il vit, à une distance relativement proche, les feux d’une voiture qui venait rapidement du nord. Cette voiture avait déjà dû dépasser les épaves que le pirate avait laissées derrière lui. Elle semblait s’être mise sur ses traces dans un but précis, et il n’était pas impossible qu’elle fût remplie de tous les policiers du district. 

L’aventurier n’avait pas de temps à perdre. 

Il abandonna sa victime à demi déshabillée, sauta dans sa voiture, appuya sur l’accélérateur et fonça sur la route. 

Un peu plus bas débouchait un chemin de traverse ; le fugitif s’y engagea à toute allure et, ayant mis huit ou neuf kilomètres entre lui et n’importe quel poursuivant, prit le risque de s’arrêter. 

 Dans un coin tranquille, il compta son butin de la soirée : la misérable prise aux dépens de M. Ronald Barker, les bourses un peu plus intéressantes des deux actrices (quatre livres en tout) et enfin les somptueux bijoux et le portefeuille bien garni du ploutocrate de la Daimler, cinq billets de cinquante livres, quatre de dix, quinze souverains, plus un certain nombre de titres et valeurs. 

C’était assez pour une nuit de travail. L’aventurier enfouit dans ses poches ses profits mal gagnés, alluma une cigarette et se remit en route avec l’air d’un homme que les soucis n’encombrent plus.

Le lundi matin qui suivit cette soirée fertile en événements, sir Henry Hailworthy, de Walcot Old Place, venait de terminer sans hâte son petit déjeuner. 

Il se leva pour se rendre à son cabinet, où il avait l’intention d’écrire quelques lettres avant d’aller siéger au tribunal du comté. Sir Henry était le substitut adjoint du comté. Baronnet d’ancienne noblesse, il était entré depuis dix ans dans la magistrature. 

Il était surtout célèbre par son écurie de course et il passait pour le plus intrépide cavalier de tout le pays. Grand gaillard solidement trempé, avec un visage imberbe, d’épais sourcils noirs et une mâchoire carrée, il faisait partie des gens dont on dit qu’il vaut mieux les avoir pour  amis que pour ennemis. Bien qu’il fût âgé de près de cinquante ans, il n’avait absolument pas l’air d’être sorti de l’adolescence, à cette réserve près que la nature, dans l’un de ses caprices bizarres, l’avait gratifié d’une petite touffe de cheveux blancs audessus de l’oreille droite, ce qui rendait ses boucles brunes encore plus noires par contraste. Ce matin-là, il était songeur ; il alluma sa pipe, s’assit à son bureau devant un bloc de papier blanc et se perdit dans une profonde rêverie.

Mais le présent se rappela à ses pensées. Derrière les lauriers qui bordaient l’allée, un bruit de ferraille retentit, qui se transforma en une indication plus précise : une vieille voiture s’annonçait. 

Du virage émergea en effet une Wolseley démodée, poussive, conduite par un jeune homme bien portant qui arborait une moustache blonde. Sir Henry sauta sur ses pieds quand il le vit, puis se rassit. 

Il se releva une minute plus tard, quand un domestique annonça M. Ronald Barker. C’était une visite matinale, mais Barker était un ami intime de sir Henry. 

L’un et l’autre étaient d’excellents tireurs, cavaliers, joueurs de billard ; ils avaient donc beaucoup de goûts en commun, et le plus jeune (le plus pauvre) avait l’habitude de passer au moins deux soirées 
par semaine à Walcot Old Place.

 Aussi sir Henry s’avança cordialement la main tendue pour l’accueillir.

– Vous vous êtes levé tôt, ce matin ! lui dit-il. Que se passet-il ? Si vous allez à Lewes, nous pourrions faire route ensemble.

Mais la contenance du jeune homme était bizarre, peu aimable. Il dédaigna la main qu’on lui tendait, et il resta debout, tirant sur sa longue moustache et dévisageant le magistrat d’un regard trouble, interrogatif.

« Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ? demanda sir Henry. 

Le jeune homme ne parla pas encore. Il était visiblement au bord d’une question qu’il ne se décidait pas à poser. Son hôte perdit patience.

« Vous ne paraissez guère vous-même, ce matin ? Allezvous me dire ce qui se passe ? Quelque chose vous a indisposé, bouleversé ?

– Oui, répondit Ronald Barker avec emphase.

– Quoi ?

– Vous !

Sir Henry sourit :

– Asseyez-vous, cher ami. Si vous avez le moindre grief contre moi, faites-le moi connaître, je vous prie. Barker s’assit. Il parut prendre son élan pour oser exprimer un reproche. Quand il fut émis, ce fut avec la brutalité d’un boulet de canon.

– Pourquoi m’avez-vous dévalisé la nuit dernière ? Le magistrat avait des nerfs d’acier. Il ne laissa paraître ni surprise ni colère. Pas un muscle ne bougea sur sa figure calme.

– Pourquoi me dites-vous que je vous ai dévalisé la nuit dernière ?

– Un type grand et fort en voiture m’a arrêté sur la route de Mayfield. Il a braqué un pistolet sur moi et m’a pris ma montre et mon portefeuille. Sir Henry, cet homme, c’était vous ! Le magistrat sourit. 

– Et je suis l’unique type grand et fort du district ! L’unique qui possède une voiture !

– Est-ce que vous croyez que je suis incapable de reconnaître une Rolls-Royce ? Moi qui ai passé la moitié de ma vie sur une voiture et l’autre moitié dessous ? Et qui d’autre dans le pays possède une Rolls-Royce ?

– Mon cher Barker, ne croyez-vous pas qu’un moderne voleur de grand chemin tel que vous me le décrivez opérerait plus vraisemblablement hors de son propre district ? Combien de centaines de Rolls-Royce roulent dans le sud de l’Angleterre ?

– Non, vous perdez votre temps, sir Henry ! Rien à faire ! Vous avez eu beau baisser le timbre de votre voix de quelques notes, je l’ai reconnue. Mais n’importe, mon cher ! Pourquoi avez-vous fait cela ? Voilà ce qui me tracasse. Que vous m’ayez dévalisé, moi un de vos plus grands amis, moi un homme qui s’est tué de travail quand vous vous êtes présenté aux élections, et cela pour l’amour d’une montre Brummagen et de quelques shillings, voilà qui est proprement incroyable !

– Tout à fait incroyable ! répéta en souriant le magistrat.

– Et puis, il y a eu ces actrices, pauvres petites bonnes femmes, qui gagnent jusqu’au moindre penny de leur portemonnaie. Je vous ai suivi en bas de la route, comprenez-vous ? Un sale boulot, comme jamais je n’en ai vu ! Pour le requin de la City, c’était différent. S’il y avait quelqu’un à dévaliser, cette sorte de type était le pigeon rêvé ! Mais votre ami !… Et puis ces filles… Je vous le répète, jamais je ne l’aurais cru !

– Mais pourquoi le croyez-vous ?

– Parce que je vous ai vu. 

– Eh bien ! vous m’avez tout l’air de vous être autosuggestionné. J’attends vos preuves !

– Je pourrais prêter serment contre vous devant un tribunal. Ce qui a été le comble, c’est que, lorsque vous avez cisaillé mes fils (avec un drôle de culot !), j’ai vu votre mèche blanche, elle dépassait sous votre masque.

Pour la première fois, un observateur attentif aurait pu noter sur le visage du baronnet une trace d’émotion.

– Vous me paraissez doté d’une imagination plutôt vive !  dit-il.

Son visiteur rougit d’indignation.

– Maintenant, regardez, Hailworthy ! dit-il en ouvrant sa main et en montrant un petit triangle découpé dans du drap noir. Vous voyez ça ? Je l’ai ramassé par terre près de la voiture des deux jeunes femmes. Vous avez dû le déchirer quand vous avez sauté de votre siège. À présent, faites donc venir cet épais pardessus noir que vous aviez pour conduire. Si vous ne sonnez pas, je sonnerai moi-même pour le voir. Je suis résolu à aller jusqu’au fin fond de l’affaire, ne vous y trompez pas !

La réponse du baronnet fut tout à fait surprenante. Il se leva, passa près de la chaise de Barker, marcha vers la porte, la ferma à clé, et mit celle-ci dans sa poche.

– Vous voulez aller jusqu’au bout ? dit-il. Je vous tiendrai enfermé jusqu’à ce que vous soyez au bout. Maintenant, Barker, nous devons avoir une conversation franche, d’homme à homme. Elle peut s’achever ou non en tragédie, cela dépend de vous. 

Il avait entrouvert tout en parlant l’un des trois tiroirs de son bureau. Son visiteur, très en colère, fronça le sourcil.

– Vous n’arrangerez pas les choses en me menaçant Hailworthy ! Je veux accomplir mon devoir, vous ne me blufferez pas assez pour me le faire oublier.

– Je ne désire nullement vous bluffer. Quand j’ai parlé d’une tragédie, je ne pensais pas à vous. Ce que je voulais dire, c’était que l’affaire pouvait prendre plusieurs tournures. Je n’ai ni amis ni parents, mais il y a l’honneur du nom, et certaines choses sont impossibles.

– Il est bien tard pour parler ainsi !

– Ma foi, peut-être est-il tard, peut-être ne l’est-il pas trop… J’ai beaucoup à vous dire, Barker. En premier lieu, vous avez tout à fait raison, c’est moi qui ai pratiqué sur vous un hold-up la nuit dernière sur la route de Mayfield.

– Mais nom d’un chien, pourquoi ?

– Parfait. Laissez-moi vous donner ma version des faits. Auparavant je voudrais que vous regardiez ceci…

Il ouvrit tout à fait le tiroir et en sortit deux petits paquets.

« … Ils devaient être postés ce soir, reprit-il. Celui-ci vous était adressé, et je peux aussi bien vous le faire parvenir tout de suite de la main à la main. Il contient votre montre et votre portefeuille. Ainsi, voyez-vous, si j’excepte votre fil cisaillé, dans cette aventure vous n’aurez rien perdu. L’autre paquet est adressé aux jeunes dames du Théâtre de la Gaîté, et il contient ce qui leur appartenait. J’espère vous avoir convaincu qu’avant vos accusations j’avais déjà l’intention de réparer pleinement mes torts ? 

– Et alors ? interrogea Barker.

– Et alors ? Eh bien ! nous allons maintenant en venir à sir George Wilde qui est, comme vous le savez sûrement, l’associé principal de Wilde et Guggendorf, les fondateurs de la Ludgate Bank d’infâme mémoire. Son chauffeur est un cas à part. Vous pouvez m’en croire, je vous donne ma parole d’honneur que j’avais d’autres projets pour le chauffeur. Mais c’est du maître que je veux parler. Vous savez que je ne suis pas riche. Tout le comté le sait. Quand Tulipe Noire perdit le Derby, ce fut un coup dur pour moi. Et ce ne fut pas mon seul ennui. J’eus un legs de mille livres. Cette banque infernale payait sept pour cent sur les dépôts. Je connaissais Wilde. J’allai le voir. Je lui demandai si je pouvais lui faire confiance. Il me dit que c’était un bon placement. Je lui versai l’argent. Quarante-huit heures plus tard, c’était la catastrophe. Devant l’administrateur judiciaire il fut prouvé que Wilde, depuis trois mois, savait que rien ne pourrait le sauver. Et cependant il avait pris tout mon argent à bord de son bateau qui allait couler ! Il s’en tira très bien !… Que le diable l’emporte !… Il avait beaucoup d’argent en dehors. Mais moi, j’avais perdu tout le mien et aucune loi ne pouvait me secourir. Il m’avait pourtant dévalisé aussi complètement que n’importe quel voleur de grand chemin aurait pu le faire. Je retournai le voir : il me rit au nez. Il me dit que je ferais mieux de m’en tenir aux fonds consolidés, et que la leçon ne m’avait pas coûté cher. Alors je jurai que, d’une manière ou d’une autre, je prendrais ma revanche. Je connaissais ses habitudes, du moins je m’arrangeai pour les connaître. Je savais qu’il revenait tous les dimanches soir d’Eastbourne à Londres. Je savais qu’il transportait avec lui dans son portefeuille une forte somme. Bon. Aujourd’hui, c’est mon portefeuille et ce n’est plus le sien. Voudriez-vous me faire admettre que mon acte manque de justification morale ? Au nom du Ciel ! j’aurais dépouillé ce démon aussi complètement qu’il a dépouillé je ne sais combien de veuves et d’orphelins, si j’en avais eu le temps ! 

– Très bien. Mais moi ! Mais les actrices ?

– Ayez un peu de bon sens, Barker. Vous imaginez-vous que je pouvais dévaliser cet ennemi personnel en évitant d’être soupçonné ? Impossible ! J’étais obligé d’agir comme un voleur ordinaire qui se serait attaqué à lui par hasard. C’est pourquoi je me suis posté sur la grand-route pour risquer ma chance. Le diable le voulut : le premier passant qui se présenta, c’était  vous ! Je fus un imbécile de ne pas reconnaître votre vieux tas de ferraille d’après le chahut qu’il faisait en grimpant la côte. Quand je vous vis, je pouvais à peine parler tellement j’avais envie de rire. Mais il fallait que j’aille jusqu’au bout. Avec les actrices, ce fut la même chose. Je crains de m’être trahi, car je ne pus me résoudre à prendre leur verroterie, mais j’avais à tenir mon rôle. Enfin mon homme survint. Là il n’y eut pas de bluff. J’étais là pour le dépouiller, je le fis. À présent, Barker, que pensez-vous de tout cela ? La nuit dernière j’avais braqué un pistolet sur votre tempe ; mais ce matin, que vous le croyiez ou non, c’est vous qui en avez braqué un sur la mienne ! Le jeune homme se mit debout. Avec un large sourire, il empoigna la main du magistrat.

– Ne récidivez pas. C’est trop risqué ! fit-il. Ce porc marquerait trop de points si vous étiez pris.

– Vous êtes un brave type, Barker ! dit le magistrat. Non, je ne recommencerai pas. Qui donc a parlé d’une « heure encombrée de sa vie » ? Ma foi, c’est terriblement fascinant ! J’ai eu cette heure de vie ! C’est bien mieux que la chasse au renard… Non, je ne récidiverai plus jamais, je pourrais m’y laisser prendre ! 

Sur la table le téléphone sonna. Le baronnet posa le récepteur contre son oreille. En écoutant, il ne put s’empêcher de sourire.

– Je suis un peu en retard ce matin, dit-il à son compagnon. On m’attend pour juger quelques menus larcins au tribunal du comté.