Arthur Conan Doyle
CONTES DE PIRATES (1922)
LA FLÉTRISSURE DE SHARKEY
Sharkey, l’abominable Sharkey, courait encore les océans.
Après avoir caboté deux ans le long de la côte de Coromandel, son bateau noir comme la mort, le Happy-Delivery, écumait la mer des Antilles : pêcheurs et commerçants prenaient le large dès que se profilait sur l’horizon violet des eaux tropicales la misaine à l’étamine sinistre.
De même que les oiseaux se blottissent quand l’ombre du faucon s’étire sur le champ qu’ils picorent, ou que le peuple de la jungle se tapit en tremblant quand le rugissement du tigre troue la nuit obscure, de même la nouvelle de l’arrivée du corsaire semait la perturbation dans le monde maritime, depuis les baleiniers de Nantucket jusqu’aux cargos de tabac de Charleston, en passant par les exportateurs espagnols de Cadix et les sucriers des Antilles.
Quelques capitaines rasaient les côtes, prêts à s’abriter au port le plus proche, d’autres s’écartaient des lignes traditionnelles du commerce.
Mais aucun n’était assez insouciant pour ne pas respirer plus librement quand les passagers et la cargaison arrivaient sous la protection maternelle des canons d’un fort.
Dans toutes les îles circulaient des histoires d’épaves carbonisées, d’embrasements nocturnes sur les lointains espaces de l’océan, de cadavres desséchés sur le sable aride des îlots des Bahamas. À ces signes on apprenait que Sharkey avait recommencé son jeu sanglant.
Ces eaux tranquilles et leurs îles d’or à palmiers souples étaient le refuge, le foyer des corsaires.
D’abord on connut le gentilhomme corsaire, homme de qualité et d’honneur, qui se battait en patriote mais qui était disposé à se faire payer en butin espagnol. En moins d’un siècle sa silhouette débonnaire fit place à celle des boucaniers, qui étaient tout simplement des voleurs, mais qui cependant étaient plus ou moins régis par un code à eux, que commandaient des chefs réputés et qui se livraient à quelques grandes entreprises collectives.
Eux aussi passèrent avec leurs escadres et le pillage des villes, mais pour être remplacés par la pire espèce, celle du piratesolitaire, indépendant, hors la loi, sanguinaire, en guerre avec tout le genre humain.
Telle était l’infâme progéniture qu’engendra le XVIIIe siècle à ses débuts ; le plus audacieux, le plus méchant, le plus redouté était l’impitoyable Sharkey.
En mai 1720 le Happy-Delivery se trouvait, avec sa voile de misaine masquée, à cinq lieues à l’ouest du détroit du Vent ; il attendait que les alizés lui adressassent un beau navire. Depuis trois jours il était là, sinistre tache noire, au centre du grand saphir de l’océan.
Au loin, vers le sud-est, les basses collines bleues de l’Hispaniola se détachaient sur l’horizon.
D’heure en heure, comme il guettait inutilement, Sharkey sentait la colère croître ; son tempérament sauvage se levait en tempête ; il était arrogant au point de ne supporter aucune contradiction, même du destin.
À son quartier-maître Ned Galloway, il avait dit cette nuit-là, en ponctuant ses paroles de son odieux rire nasillard, que l’équipage du prochain navire capturé paierait cher pour l’avoir fait attendre.
La cabine du bateau pirate était grande, décorée de parures ternies, et elle présentait un curieux mélange de luxe et de désordre. Les boiseries de santal sculpté et verni étaient abondamment souillées et criblées de traces de balles.
Les petits sièges étaient rembourrés de velours rares et de dentelles ; les œuvres de ferronnerie et de tableaux de prix garnissaient tous les espaces libres, car tout ce qui avait séduit la fantaisie du pirate dans le pillage de cent vaisseaux avait été disposé au petit bonheur dans sa cabine.
Le plancher était recouvert d’un tapis moelleux taché de vin et brûlé. Une grande suspension en cuivre éclairait d’une lumière jaune cette chambre singulière, ainsi que les deux hommes qui, en manches de chemise, une bouteille de vin entre eux, disputaient une partie de piquet. Ils fumaient de longues pipes.
Une mince fumée bleue emplissait la cabine et se dissipait par la claire-voie au-dessus d’eux qui, à demi ouverte, révélait une tranche de ciel violet parsemé de grandes étoiles d’argent.
Ned Galloway, le quartier-maître, était un grand vaurien de la Nouvelle-Angleterre ; le seul rameau pourri de l’arbre géant d’une bonne famille puritaine.
Il avait hérité ses membres vigoureux et sa stature gigantesque d’une longue lignée d’ancêtres qui craignaient Dieu, mais son cœur de sauvage ne devait rien à personne. Barbu jusqu’aux tempes, avec de farouches yeux bleus, une crinière de lion, des cheveux noirs crêpelés et de grands anneaux d’or aux oreilles, il était l’idole des femmes dans tous les enfers du bord de l’eau, depuis l’île des Tortues jusqu’à Maracaïbo sur la mer des Antilles. Un bonnet rouge, une chemise de soie bleue, des chausses de velours marron avec des rubans criards aux genoux, de hautes bottes montantes de marin complétaient l’extérieur de cet hercule corsaire.
Le capitaine John Sharkey ne lui ressemblait pas du tout.
Sa figure imberbe, maigre, tirée, avait une pâleur cadavérique, et tous les soleils des Indes occidentales ne pouvaient qu’accentuer son aspect parcheminé.
Il était presque chauve ; quelques mèches plates de couleur filasse descendaient sur son front étroit, vertical.
Son nez maigre pointait en avant et, creusés tout près de chaque côté, des yeux bleus couverts d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’un bull-terrier blanc faisaient reculer les plus braves. Ses mains osseuses, pourvues de longs doigts minces qui frémissaient continuellement comme les antennes d’un insecte, tripotaient les cartes et le tas de pièces d’or qui s’empilaient devant lui. Il était vêtu d’une étoffe terne et malpropre, mais en vérité les hommes qui se trouvaient devant un regard aussi cruel n’avaient guère envie de s’intéresser au costume de son propriétaire.
La partie fut brusquement interrompue par l’irruption dans la cabine de deux rudes gaillards : Israël Martin, le maître d’équipage, et Red Foley, le canonnier. D’un bond Sharkey fut sur pied, un pistolet dans chaque main et le meurtre dans les deux yeux.
– Bandits ! Scélérats ! cria-t-il. Je vois bien que si je n’en tue pas un de temps en temps, vous oubliez qui je suis. Que signifie cette manière d’entrer chez moi comme si c’était une brasserie ?
– Non, capitaine Sharkey ! dit Martin en fronçant maussadement le sourcil. C’est un langage comme celui-là qui nous a déjà brouillés. Nous l’avons assez entendu !
– Plus qu’assez ! renchérit Red Foley le canonnier. À bord d’un corsaire il n’y a pas de second. C’est pourquoi le maître d’équipage, le canonnier et le quartier-maître sont les officiers.
– Vous ai-je jamais dit le contraire ? demanda Sharkey en jurant.
– Vous nous avez injuriés, maltraités devant les hommes.
En ce moment nous nous demandons pourquoi nous risquerions notre vie en nous battant pour la cabine contre le gaillard d’avant.
Sharkey sentit que quelque chose de sérieux planait dans l’air. Il reposa ses pistolets et se recula sur sa chaise, ses crocs jaunes étincelèrent.
– Voyons ! fit-il. Ce serait trop bête que deux types forts qui ont vidé avec moi pas mal de bouteilles et coupé tant de gorges se fâchent pour des broutilles. Je vous connais bien, vous êtes deux grands gueulards qui m’accompagneraient chez le diable en personne si je vous le demandais. Dites au steward d’apporter des pots, et noyons ensemble ce qui ferait tort à notre camaraderie.
– Ce n’est pas l’heure de boire, capitaine Sharkey ! répondit Martin, qui était devenu rouge brique. Les hommes sont en train de tenir conseil autour du grand mât et ils peuvent arriver ici à tout instant. Ils sont méchants, capitaine Sharkey, et nous sommes venus vous prévenir !
Sharkey sauta sur le grand sabre à poignée de cuivre qui était suspendu au mur.
– Les canailles ! cria-t-il. Quand j’en aurai étripé un ou deux ils entendront raison.
Mais les autres l’empêchèrent de franchir la porte.
– Ils sont quarante qui suivent Sweetlocks, le maître, expliqua Martin. Sur le pont à découvert ils vous hacheraient menu. Ici dans votre cabine nous pourrons peut-être les tenir en respect avec nos pistolets.
À peine avait-il fini de parler qu’il y eut sur le pont un piétinement lourd. Puis rien d’autre que le silence, seulement troublé par le léger clapotis de l’eau contre les flancs du navire. Enfin on frappa brutalement à la porte, comme avec la crosse d’un
pistolet ; un moment plus tard, Sweetlocks fit son entrée ; c’était un grand gaillard basané, avec une tache de naissance toute rouge sur la joue. Son allure décidée flancha quelque peu quand il regarda les yeux bleus, voilés d’une taie.
– Capitaine Sharkey, dit-il, je viens en qualité de porte parole de l’équipage.
– C’est ce qu’on m’a dit, Sweetlocks, répondit Sharkey d’une voix douce. J’espère vivre assez pour t’ouvrir le ventre sur toute la hauteur de ta veste, histoire de te remercier pour ton joli travail de ce soir.
– Peut-être ! fit Sweetlocks. Mais si vous voulez bien regarder là-haut, capitaine Sharkey, vous verrez que derrière moi j’ai des gars qui veilleront à ce que je ne sois pas maltraité.
– Tu peux le dire ! grogna au-dessus une voix grave.
Les officiers levèrent les yeux. Ils aperçurent une rangée de têtes farouches, barbues, brûlées par le soleil, qui les observaient par la claire-voie.
– Alors que désirez-vous ? demanda Sharkey. Parle, mon bonhomme, raconte-moi ton boniment jusqu’au bout et finissons-en !
– Les hommes pensent, dit Sweetlocks, que vous êtes le démon incarné, et que vous leur portez la guigne. Il fut un temps où nous faisions nos deux ou trois bateaux par jour, et chacun ici avait des femmes et des dollars à discrétion. Mais maintenant, depuis une longue semaine, nous n’avons pas levé une voile. Et, en dehors de trois misérables sloops, nous n’avons rien pris depuis que nous avons dépassé la côte de Bahama. Et puis ils savent que vous avez tué Jack Bartholomew, le charpentier, en lui cassant la tête avec un seau ; chacun de nous tremble pour sa vie. Aussi, le rhum est épuisé et il nous faut de l’alcool. Enfin, vous restez dans votre cabine, alors que dans le règlement il est stipulé que vous devez boire et rire avec nous. Pour outes ces raisons il a été décidé aujourd’hui dans une assemblée générale…
Furtivement Sharkey avait armé un pistolet sous la table.
Aussi fut-ce sans doute une chance pour le maître mutin qu’il eût été empêché d’achever son discours : en effet des pas légers coururent sur le pont et un mousse, tout fier de la nouvelle qu’il apportait, se précipita dans la cabine.
– Un navire ! hurla-t-il. Un grand navire ! Tout près !
Du coup la dispute fut oubliée ; les pirates se ruèrent à leurs postes. C’était exact, glissant lentement sous le souffle des alizés, un grand navire gréé en trois mâts, toutes voiles dehors, approchait.
Il était évident que ce navire venait de loin et qu’il ne connaissait rien des habitudes de la mer des Caraïbes, car il ne chercha nullement à éviter le bateau noir qui se tenait si près de son étrave ; au contraire il continua à avancer comme si sa grande taille pouvait le protéger.
Il témoignait même d’une telle audace que pendant un moment les pirates, tout en se préparant au combat, crurent qu’il s’agissait d’un bâtiment de guerre qui les avait surpris.
Mais quand ils virent ses flancs bombés sans sabords et son équipement en navire marchand, ils poussèrent un grand cri de joie ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire ils firent pivoter leur voile de misaine, accostèrent de flanc, attaquèrent : tout un flot de bandits hurlants, jurants, se déversa sur le pont.
Une demi-douzaine de marins de garde furent taillés en pièces là où ils se trouvaient, le second fut abattu par Sharkey et jeté par-dessus bord par Ned Galloway. Avant que les dormeurs eussent eu le temps de se dresser sur leurs couchettes, tout le navire était aux mains des pirates.
Leur prise portait le nom de Portobello ; le capitaine Hardy le commandait ; venant de Londres, il se dirigeait vers Kingston en Jamaïque, et il était chargé de balles de coton et de fer feuillard.
Après avoir désarmé leurs prisonniers, qu’ils entassèrent dans un coin, les pirates se répandirent à travers le navire en quête de butin ; ils passaient tout ce qu’ils trouvaient au quartier-maître géant, qui à son tour transmettait par-dessus la rambarde à des hommes de garde sur le Happy-Delivery, lesquels entassaient au pied du grand mât toutes sortes de trésors.
La cargaison était inutilisable pour les pirates, mais dans le coffre-fort il y avait mille guinées et, sur les huit ou dix passagers, trois étaient de riches marchands de la Jamaïque qui ramenaient de Londres des sacs bien remplis d’espèces sonnantes et trébuchantes.
Quand le butin se trouva rassemblé, les passagers et l’équipage furent traînés jusqu’à l’entre-deux des gaillards ; de là, sous le froid sourire de Sharkey, ils furent jetés à l’eau les uns après les autres : Sweetlocks se tenait près de la rambarde et leur coupait les jarrets avec son sabre d’abordage au fur et à mesure qu’ils étaient précipités par-dessus bord : précaution pour éviter qu’un bon nageur vînt un jour réclamer leur mise en jugement.
Une dame majestueuse aux cheveux gris, épouse d’un planteur, figurait au nombre des prisonniers ; en dépit de ses pleurs et de ses hurlements elle partagea le sort des autres.
– Pitié pour toi, garce ? ricana Sharkey. Tu as au moins vingt ans de trop pour que je te fasse grâce ! Le capitaine du Portobello, vieux marin à la barbe grise et aux yeux bleus, était resté le dernier sur le pont. Il se tenait bien droit, son allure paraissait décidée ; Sharkey s’inclina devant lui en minaudant.
– Entre capitaines, nous nous devons bien un peu de courtoisie, n’est-ce pas ? dit-il. Que je sois pendu si le capitaine Sharkey est en retard pour les bonnes manières ! Je t’ai gardé pour la fin ; c’est un poste d’honneur pour un brave. Mais maintenant, mon ami, le spectacle est terminé ; tu peux sauter sans regret.
– J’ai bonne conscience, capitaine Sharkey ! J’ai accompli mon devoir jusqu’où j’en ai eu le pouvoir. Mais avant de sauter, je voudrais vous dire un mot à l’oreille.
– Si c’est pour me séduire, tu ferais mieux de garder ton dernier souffle pour autre chose ! Vous nous avez fait attendre ici pendant trois jours ; aucun d’entre vous n’en réchappera !
– Non. C’est pour vous informer d’une chose que vous devriez savoir. Vous n’avez pas découvert le véritable trésor de ce navire.
– Pas découvert ? Je te découperai le foie en tranches, capitaine Hardy, si tu m’as menti ! Où est le trésor dont tu me parles ?
– Ce n’est pas un trésor en or, mais c’est une jolie jeune fille, qui mérite toutes vos attentions !
– Où est-elle donc ? Pourquoi ne se trouve-t-elle pas avec les autres ?
– Je vais vous le dire. Elle est la fille unique du comte et de la comtesse Ramirez ; vous les avez tués tous les deux. Elle s’appelle Inez Ramirez et elle est du meilleur sang d’Espagne ; son père est gouverneur de Chagres où il se rendait. Pendant le voyage elle a contracté un certain attachement (cela arrive aux jeunes filles) pour un homme très au-dessous de son rang qui était à bord. Ce que voyant, ses parents, dont la puissance était grande et dont la parole ne supportait pas d’être contredite, m’ont obligé à l’enfermer dans une cabine à l’arrière. Elle y est restée sans voir personne ; je lui portais de quoi manger. Je vous dis cela en guise de suprême cadeau. Pourquoi ? Je n’en sais rien, car en vérité vous êtes un effroyable bandit, et je mourrai content en pensant que dans ce monde vous serez sûrement un gibier de potence et un gibier de l’enfer dans l’autre.
Sur ces mots il sauta la rambarde et disparut dans l’obscurité ; tandis qu’il sombrait dans les profondeurs de la mer il pria pour que sa trahison à l’égard de la jeune fille ne lui fût pas comptée à un prix trop élevé pour le salut de son âme.
Le corps du capitaine Hardy n’avait pas encore atteint le sable qui gisait à quarante brasses de fond que les pirates se ruaient dans le couloir des cabines.
Tout au bout il y avait une porte verrouillée qu’ils avaient négligée. Ils n’avaient pas la clé, mais ils l’enfoncèrent à coups de crosse de pistolets ; chaque coup provoquait de l’intérieur un hurlement.
À la lueur de leurs lanternes tendues à bout de bras ils virent une jeune fille dans la beauté et la plénitude de sa jeunesse, accroupie dans un coin ; ses cheveux dénoués traînaient jusqu’à terre, ses yeux noirs luisaient d’effroi ; tout son corps fut secoué d’horreur à la vue de ces sauvages maculés de sang.
Des mains rudes l’empoignèrent ; elle fut brutalement remise debout et conduite en dépit de ses cris vers John Sharkey.
Le pirate éclaira le joli visage avec sa lanterne, éclata de rire, se pencha en avant et lui imprima sa main rouge sur la joue.
– C’est la flétrissure des corsaires, ma fille ! Pour qu’ils reconnaissent leurs brebis. Portez-la dans la cabine et traitez-la comme il faut. Maintenant, mes braves, sabordez-moi ce bateau, et en route pour une nouvelle chance !
En moins d’une heure le bon Portobello avait rejoint ses passagers sur le sable de la mer des Caraïbes, tandis que le bateau pirate, dont le pont était jonché de butin, se dirigeait vers le nord en quête d’une autre proie.
Cette nuit-là la cabine du Happy-Delivery fut le théâtre d’une beuverie dont les trois héros furent le capitaine, le quartier-maître, et Baldy Stable le médecin. Celui-ci s’était jadis établi à Charleston, où il avait la plus belle clientèle de la ville, mais, ayant malmené un malade, il avait eu maille à partir avec la justice et il avait mis sa science médicale au service des pirates. C’était un homme gras, bouffi même, avec un cou qui faisait des plis et un crâne nu comme un œuf.
Pour l’heure Sharkey ne pensait plus du tout à la mutinerie, il savait qu’un animal gavé n’est jamais féroce et que, tant que le pillage du Portobello et son butin occuperaient ses hommes, il n’aurait rien à craindre d’eux.
Il s’abandonna donc au vin et à l’orgie, chantant et riantavec ses gais compagnons.
Tous les trois étaient écarlates, excités, mûrs pour n’importe quelle diablerie.
Soudain le pirate se rappela la jeune fille. Il cria à son steward nègre de la faire venir immédiatement.
Inez Ramirez avait à présent tout compris.
Elle savait que ses parents étaient morts, et elle devinait dans quelle situation elle se trouvait parmi leurs assassins.
Néanmoins, le fait de savoir lui avait permis de recouvrer son calme ; quand elle fut conduite dans la cabine, son fier visage sombre n’exprimait nulle terreur ; bien plutôt on y lisait de la résolution dans sa bouche crispée et une sorte de joie dans l’éclat du regard, comme si elle entrevoyait de grands espoirs pour l’avenir. Elle sourit au pirate quand il se leva et la saisit par la taille.
– Pardieu, voici une fille qui n’a pas peur ! cria Sharkey en l’enlaçant. Elle était née pour faire la femme d’un corsaire. Viens, mon oiseau ! Et buvons à notre entente !
– Article six ! hoqueta le médecin. Tous bona roba en commun !.
– Oui ! Nous vous rappelons cela, capitaine Sharkey ! insista Galloway. C’est écrit à l’article six.
– Je ferai de la bouillie avec celui qui s’interposera entre nous deux ! hurla Sharkey en dévisageant successivement ses deux camarades. Non, ma fille, il n’est pas encore au monde, celui qui t’arrachera à John Sharkey ! Assieds-toi sur mes genoux et passe ton bras autour de mon cou. Comme ça ! Ma parole, elle m’a aimé dès le premier coup d’œil ! Dis-moi, ma jolie, pourquoi as-tu été maltraitée et enfermée sur l’autre bateau ?
La jeune fille secoua la tête en souriant.
– No Inglese… No Inglese ! zézaya-t-elle.
Elle avait vidé le gobelet de vin que Sharkey lui avait tendu, et ses yeux brillaient de plus en plus. Assise sur les genoux de Sharkey, elle avait passé son bras autour de son cou, et sa main jouait avec les cheveux, l’oreille, la joue du pirate.
Le quartiermaître et le médecin, qui n’étaient pourtant pas des novices, ne purent se défendre contre un sentiment d’horreur.
Cependant Sharkey exultait.
– C’est une fille en or ! cria-t-il.
Il la pressa contre lui et baisa des lèvres qui ne lui résistèrent pas.
Mais le regard du médecin changea soudain du tout au tout.
Son visage se durcit, ses yeux se dilatèrent, comme si une idée terrifiante lui avait traversé l’esprit.
Sur sa figure bovine s’installa une pâleur grise qui remplaça les couleurs vives issues des tropiques et du vin.
– Regardez sa main, capitaine Sharkey ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu, regardez sa main !
Sharkey, surpris, examina la main qui le caressait.
Elle était d’une étrange pâleur cadavérique, et le tissu entre les doigts était d’un jaune brillant.
Toute la main était recouverte d’une poussière floconneuse blanche, comme si elle avait été mise au contact de la farine d’un pain sortant du four.
Cette poudre s’était déposée sur le cou et la joue du Sharkey. Celui-ci poussa un cri de dégoût et chassa la jeune fille de ses genoux.
Aussitôt elle bondit comme un chat sauvage et, dans un cri de malice triomphante, sauta sur le médecin qui en hurlant disparut sous la table. L’une de ses mains attrapa Galloway par la barbe, mais il se dégagea, s’empara d’une pique et la maintint à l’écart tandis qu’elle poussait de petits cris et se contorsionnait comme une démente.
Entendant le vacarme, le steward nègre était accouru ; en réunissant leurs forces ils forcèrent la jeune fille à rentrer dans une cabine dont ils refermèrent la porte à clé. Ils avaient tous à la bouche le même mot ; ce fut Galloway qui le prononça le premier.
– Une lépreuse ! cria-t-il. Elle nous a passé la lèpre, à tous !
– Pas à moi ! dit le médecin. Elle ne m’a pas touché.
– Elle ne m’a touché que la barbe ! soupira Galloway. D’ici demain il ne m’en restera pas un poil !
– Idiots que nous sommes ! hurla le médecin en se tapant le front. Que nous soyons contaminés ou non, nous ne connaîtrons jamais un moment de paix avant qu’une année ne soit écoulée et que tout danger soit écarté. Pardieu ! Ce capitaine du navire marchand nous a laissé un joli souvenir ! Avons-nous été bêtes pour croire qu’une aussi jolie fille avait été mise en quarantaine sous le motif qu’il nous a indiqué ? Je comprends tout, à présent ; l’infection s’est déclarée pendant le voyage, et il fallait soit jeter la fille par-dessus bord soit l’enfermer jusqu’à ce que le Portobello fût arrivé dans un port pourvu d’une léproserie.
Sharkey, livide, avait écouté le médecin. Il s’essuya le visage avec un mouchoir rouge et épousseta la poudre terrible dont il était couvert.
– Et pour moi ? cria-t-il enfin. Qu’en dites-vous, Baldy Stable ? Est-ce que j’ai une chance ? Pas de scélératesses ! Parlez, sinon je vous administre une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ou qui même vous le fera franchir ! Ai-je une chance, oui ou non ?
Le médecin secoua la tête.
– Capitaine Sharkey, lui dit-il, ce serait commettre une mauvaise action que de vous mentir. Vous êtes contaminé. Tout homme sur qui se sont posées les écailles de la lèpre ne s’en guérit jamais.
La tête de Sharkey retomba sur sa poitrine. Il se rassit, immobile, frappé d’horreur, envisageant avec ses yeux chassieux les perspectives d’avenir qui s’offraient à lui.
Doucement le médecin et le quartier-maître se levèrent, s’échappèrent de
l’atmosphère empoisonnée de la cabine, sortirent pour respirer la fraîcheur de l’aube : la brise légère, chargée de senteurs, se promena sur leurs visages blêmes ; les premières plumes rouges des nuages qui captaient les rayons du soleil levant commençaient à embraser le ciel.
Ce matin-là, un deuxième conseil des corsaires se tint à la base du grand mât, et une députation fut désignée pour se rendre auprès du capitaine. Au moment où les porte-parole de
l’équipage approchaient des cabines arrière, Sharkey avança vers eux ; il avait le diable dans les yeux ; à son baudrier pendaient deux pistolets.
– Qu’y a-t-il, coquins ? cria-t-il. Oseriez-vous vous mettre par le travers de mes écubiers ? Au large, Sweetlocks, ou je t’ouvre le ventre ! Galloway, Martin, Foley, ici ! Tenez-vous près de moi ! Nous allons chasser ces chiens jusqu’à leur niche !
Mais ses officiers l’avaient abandonné. Personne ne bougea pour venir à son aide. Les pirates s’élancèrent. L’un deux s’écroula, le corps traversé d’une balle, mais Sharkey fut réduit à l’impuissance et ficelé à son propre grand mât. Ses yeux couverts d’une taie allèrent de l’un à l’autre ; aucun ne se sentit plus fier après les avoir affrontés.
– Capitaine Sharkey, dit Sweetlocks, vous avez maltraité beaucoup d’entre nous, et voici que vous venez de tuer John Master, après avoir défoncé le crâne de Bartholomew à coups de seau. Tout ceci pourrait vous être pardonné, en ce sens que vous avez été notre chef pendant plusieurs années, et que nous avons contracté l’engagement de servir sous vos ordres pour la durée du voyage. Mais nous avons entendu parler de cette bona roba à bord, nous savons que vous êtes empoisonné jusqu’à la moelle.
Pendant que vous pourrirez il n’y aura pas de salut pour aucun d’entre nous, mais au contraire nous serons tous transformés en ordures et excréments. En conséquence nous, corsaires du
Happy-Delivery, réunis en conseil, avons décrété que pendant qu’il en est temps encore, et avant que le mal ne s’étende, vous, John Sharkey, serez lancé sur un canot à la dérive afin que vous trouviez tel destin qu’il plaira au hasard de vous octroyer.
John Sharkey ne répondit rien, mais, faisant lentement tourner sa tête, il les maudit tous de son regard sinistre. Le petit canot du bateau avait été mis à l’eau.
Lui, les mains encore liées, y fut précipité sans ménagements.
– Au large ! cria Sweetlocks. Coupez les amarres !
– Attention ! Un moment, maître Sweetlocks ! protesta un membre de l’équipage. Et la fille ? Va-t-elle demeurer à bord et nous empoisonner tous ?
– Il n’y a qu’à l’expédier avec son coquin ! proposa un autre.
Les corsaires applaudirent. Poussée au bout des piques, la jeune fille sauta dans le canot. Tout le sang espagnol qu’elle charriait dans son corps pourri s’enflamma. Elle lança vers ses ravisseurs un regard de triomphe.
– Perros ! Perros Ingleses ! Lepero, Lepero ! criait-elle ironiquement du canot.
– Bonne chance capitaine ! Que Dieu vous bénisse pendant cette lune de miel ! lança un chœur de voix moqueuses.
Et le Happy-Delivery, poussé par les vents alizés, laissa derrière lui le petit canot, qui ne fut bientôt plus qu’un point minuscule sur la vaste étendue de l’Océan.
EXTRAIT DU JOURNAL DE BORD DE LA FRÉGATE S. M. HECATE LORS DE SA CROISIÈRE EN MER DES ANTILLES
26 juin 1721
Ce jour, le bœuf salé étant devenu immangeable et cinq hommes d’équipage étant atteints de scorbut, j’ai commandé que deux canots soient mis à la mer et se rendent à la pointe nord-ouest d’Hispaniola pour rapporter des fruits frais et si possible abattre quelques-uns de ces bœufs sauvages qui abondent dans l’île.
Sept heures du soir les canots sont rentrés avec une bonne provision de légumes et de fruits, ainsi que deux bouvillons. M. Woodruff, le maître, rapporte que près du lieu de débarquement, à la lisière de la forêt, gisait le squelette d’une femme habillé à l’européenne, de telle sorte qu’il s’agit sûrement d’une personne de qualité.
Elle avait eu la tête écrasée par une grosse pierre qui était à côté d’elle. Non loin il y avait une hutte d’herbe.
Plusieurs signes révélaient qu’un homme l’avait habitée quelque temps : bois calcinés, ossements, etc. Sur la côte le bruit court que Sharkey le Pirate a été abandonné l’an dernier dans cette région ; mais il a été impossible de savoir s’il s’est réfugié à l’intérieur de l’île ou s’il a été tiré de là par un autre navire. Si jamais il a repris la mer, je prie Dieu qu’il le fasse tomber sous nos canons.