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Arthur Conan Doyle
CONTES DE PIRATES (1922)

« LA CLAQUANTE »

Ceci se passait au temps où la France avait sa puissance maritime déjà brisée. 

Elle comptait plus de trois-ponts qui pourrissaient à perte de fond dans la rade de Brest. 

En revanche, ses frégates et ses corvettes écumaient l’océan. 

Celles de la marine anglaise les serraient de près. 

Aux extrémités de la terre ces navires délicats, dont beaucoup portaient des noms de fleurs ou de femmes, s’abordaient et se fracassaient les uns les autres en l’honneur de quatre yards d’étamine qui, du bout d’une corne, battaient l’air.

Le vent avait soufflé fort pendant la nuit, mais avec l’aube il était tombé. 

Maintenant le soleil levant colorait les franges des varechs de tempête qui, avant de disparaître vers l’ouest, luisaient sur les innombrables crêtes des longues vagues vertes. 

Au nord, au sud, à l’ouest l’horizon s’étalait en ligne droite, interrompu seulement par la trombe d’écume qui provenait du choc de deux Atlantique. 

Vers l’est il y avait une île rocheuse qui surplombait la mer par des rocailles, quelques bouquets de palmiers, et une banderole de brume qui s’échappait de la hauteur dénudée, conique, qui la coiffait. 

Un lourd ressac frappait le rivage. 

À une distance raisonnable, la frégate anglaise de trente deux canons Leda, capitaine A.-P. Johnson, levait son flanc noir sur la crête d’une vague ou retombait dans le fond d’une vallée d’émeraude, tout en faisant route à petite allure vers le nord.

Sur son gaillard d’arrière, blanc comme neige, se tenait un petit homme sec au visage hâlé qui balayait l’horizon avec une lunette. 

– Monsieur Wharton ! appela-t-il d’une voix qui avait la douceur d’un gond rouillé.

Un officier maigre, aux genoux cagneux, s’avança à pas traînants sur la dunette.

– Monsieur ?

– J’ai ouvert les ordres scellés, monsieur Wharton.

Une lueur de curiosité éclaira les traits accusés du premier lieutenant. 

La Leda était partie d’Antigua la semaine précédente avec son associée la Dido, et les instructions de l’amiral avaient été placées sous enveloppe scellée.

– Nous devions les ouvrir quand nous atteindrions l’île déserte de Sombriero, latitude nord 18° 36’, longitude ouest 63° 28’. Sombriero se trouvait à six kilomètres au nord-est par bâbord devant quand la tempête tomba, monsieur Wharton.

Le lieutenant s’inclina. Lui et le capitaine étaient depuis l’enfance des amis de cœur. 

Ils étaient allés ensemble à l’école, ils s’étaient ensemble engagés dans la marine de guerre, ils avaient combattu et combattu ensemble, ils avaient pris femme chacun dans la famille de l’autre ; mais tant qu’ils avaient le pied sur la dunette, une discipline de fer stérilisait en eux tout ce qu’ils avaient d’humain et ne laissait plus place qu’à des relations entre supérieur et subordonné. Le capitaine Johnson tira de sa poche un papier bleu qui craqua lorsqu’il le déplia.

Les frégates de trente-deux canons Leda et Dido (capitaines A.-P. Johnson et James Munro) croiseront à partir du point où ces instructions auront été lues jusqu’à l’entrée de la mer des Caraïbes, dans l’espoir de rencontrer la frégate française La Gloire (quarante-huit canons), qui a récemment harcelé nos navires marchands dans ce secteur. Les frégates de Sa  
Majesté devront également traquer le bateau pirate connu tantôt sous le nom de La Claquante, tantôt sous celui de Le Chevelu, qui a pillé des navires anglais et qui a infligé des sévices cruels aux équipages. C’est un petit brick pourvu de dix canons légers avec à l’avant une caronade de vingt-quatre. Il a été vu la dernière fois le 23 du mois dernier au nord-est de l’île de Sombriero.
Signé : James Montgomery.
contre-amiral
H. M. S. Colossus, Antigua.

– On dirait que nous avons perdu notre associé, dit le capitaine Johnson en repliant le papier et en se remettant à balayer  l’horizon avec sa lunette. Il s’est éloigné au moment où nous avons rentré le beaupré. Ce serait dommage si nous rencontrions ce Français de poids sans la Dido, n’est-ce pas, monsieur Wharton ?

Le lieutenant cligna de l’œil en souriant.

« La gloire a des pièces de dix-huit ans dans sa batterie haute et de douze sur la poupe, monsieur ! poursuivit le capitaine. Elle porte à quatre cents et nous à deux cent trente et un. Le capitaine de Milon est le meilleur marin de France. Oh ! mon vieux Bobby, je donnerais tous mes espoirs d’être un jour amiral contre la possibilité de me frotter à lui !

Honteux de s’être oublié, il vira sur les talons. « Monsieur Wharton, reprit-il en jetant par-dessus son épaule un regard sévère, il faut faséyer ces voiles carrées et changer la route d’un quart vers l’ouest. 

– Un brick par bâbord devant ! cria une voix du gaillard d’avant.

– Un brick par bâbord ! dit le lieutenant.

Le capitaine sauta sur le pavois et s’accrocha aux haubans de misaine. 

Le lieutenant maigre se tordit le cou et chuchota quelques mots à Smeaton, le second, tandis que des officiers  et des marins surgissaient de dessous, s’éparpillaient le long de la rambarde côté sous le vent, et s’abritaient les yeux de leurs mains car le soleil des tropiques s’était déjà hissé au-dessus des palmiers. 

Le brick était ancré dans la gorge d’un estuaire en ligne courbe : déjà il était évident qu’il ne pouvait pas sortir sans passer sous les canons de la frégate. Une longue pointe rocheuse à son nord le bloquait à l’intérieur.

– Maintenons notre vitesse, monsieur Wharton ! dit le capitaine. Cela ne vaut presque pas la peine de sonner le branlebas de combat, monsieur Smeaton. Mais les hommes peuvent se tenir près des canons pour le cas où il essaierait de nous filer sous le nez. Préparez les canons de chasse et envoyez les hommes avec les armes légères sur le gaillard d’avant.

En ce temps-là un équipage anglais se disposait aux postes de combat avec la sérénité de la routine quotidienne. 

En quelques minutes, sans désordre ni bruit, les marins s’étaient agglomérés autour de leurs canons, les fusiliers en ligne s’appuyaient sur leurs fusils, et le beaupré de la frégate pointa droit sur sa petite victime.

– Est-ce La Claquante, monsieur ?

– Je n’en doute pas, monsieur Wharton. 

– Ils n’ont pas l’air d’apprécier beaucoup que nous nous intéressions à eux, monsieur. Ils ont coupé leur câble et ils mettent de la toile.

Il paraissait certain que le brick entendait arracher de force sa liberté. 

Les unes après les autres, des petites pièces de toile se déployaient, et des marins œuvraient comme des enragés dans le gréement. 

Il ne tenta pas de passer sous le feu de l’ennemi,  mais il avança pour remonter l’estuaire. Le capitaine se frotta  les mains.

– Il cherche des eaux peu profondes, monsieur Wharton, et nous aurons à l’en faire sortir, monsieur. C’est un beau petit brick, mais j’aurais cru qu’un écumeur des mers aurait été plus débrouillard.

– Il y a eu une mutinerie, monsieur.

– Ah oui ?

– On me l’a raconté à Manille, une vilaine affaire, monsieur. Le capitaine et les deux seconds assassinés. Ce Hudson, ou plutôt le Chevelu comme on l’appelle, dirigeait la mutinerie. Il est de Londres, monsieur, et je ne crois pas qu’un plus cruel coquin ait jamais paru dans Londres.

– La prochaine fois qu’il apparaîtra dans Londres ce sera au haut d’une vergue, monsieur Wharton. Ce brick me semble surchargé de monde. Je lui prendrais bien une vingtaine de gabiers, mais ce serait assez pour corrompre l’équipage de l’arche, monsieur Wharton.

Les deux officiers observaient le brick à la lunette. 

Soudain le lieutenant montra ses dents dans un sourire épanoui tandis que les joues rouges du capitaine se coloraient un peu plus. 

– Voilà Hudson le Chevelu sur la rambarde arrière, monsieur.

– La basse, l’impertinente canaille ! Il se livrera à toutes sortes d’autres farces tant que nous n’en aurons pas fini avec lui. Pourriez-vous l’atteindre avec le long de dix-huit, monsieur Smeaton ?

– Une autre encablure suffira, monsieur.

Pendant qu’ils parlaient, le brick fit une embardée. Et, tout en virant, de sa hanche jaillit une giclée de fumée. 

C’était un simple morceau de bravoure, car le canon pouvait à peine porter à mi-distance. 

Puis, après un nouvel évitage, le petit navire revint dans le vent et prit un autre tournant dans le chenal en lacets.

– L’eau baisse rapidement, monsieur ! répéta le deuxième lieutenant.

– Il y a six toises sur la carte.

– Quatre à la sonde, monsieur.

– Quand nous aurons contourné cette pointe, nous verrons où nous en sommes. Ah ! je m’y attendais ! Mettez à la cape, monsieur Wharton. À présent, nous l’avons à notre merci.

La frégate était maintenant tout à fait invisible de la mer, à l’embouchure de cet estuaire semblable à une rivière. 

Quand elle eut contourné la pointe, chacun à bord put voir les deux rives converger à un endroit situé à seize cents mètres environ.

Dans cet angle, le plus près possible de la rive le brick était adossé, avec son travers face à son poursuivant et un tortillon de tissu noir déployé à la misaine. 

Le lieutenant maigre qui avait reparu sur le pont, avec un sabre d’abordage attaché à son côté  et deux pistolets à la ceinture, considéra cet emblème avec curiosité.

– Est-ce le pavillon noir des pirates, monsieur ? demandat-il.

Mais le capitaine était furieux.

– Peut-être bien qu’il sera pendu là où ses chausses sont pendues en ce moment ! dit-il. Quelles embarcations voulezvous, monsieur Wharton ?

– Avec la chaloupe et le petit canot, ce devrait être suffisant.

– Prenez-en quatre, et faites-moi un joli travail. Sifflez tout de suite le départ pour les hommes. Moi j’approche peu à peu et je vous aide avec le long de dix-huit.

Dans le grincement des cordages et des poulies, les quatre embarcations furent mises à l’eau. Leurs équipages se serrèrent à l’intérieur : marins aux pieds nus, fusiliers flegmatiques, aspirants blagueurs et, à l’arrière, les officiers au visage austère de maître d’école. 

Le capitaine, coudes étalés sur l’habitacle, continuait à surveiller le brick. 

L’équipage de La Claquante hissait  les filets d’abordage, virait d’un demi-tour les canons de tribord, aménageant pour eux de nombreux sabords à bâbord, s’apprêtait en un mot à opposer une résistance désespérée. 

Parmi les hommes un grand gaillard barbu jusqu’aux yeux et coiffé d’un bonnet rouge se démenait, se baissait, halait. 

Le capitaine le regarda avec irritation, puis il happa sa lunette et vira sur ses talons. Pendant quelques instants il demeura là à dévorer l’océan des yeux. 

– Remontez les embarcations ! cria-t-il de sa voix grinçante. Branle-bas de combat ! Préparez les canons de la batterie haute.

Contournant l’estuaire, un gros navire apparaissait.

Son grand beaupré jaune et sa figure de proue aux ailes blanches surgissaient de derrière les palmiers, tandis que, hauts dans le ciel, trois mâts immenses dominaient le décor : sur la misaine flottait, superbe, le pavillon tricolore. 

Il amorça lentement le virage ; l’eau d’un bleu profond moussait sous son étrave ; il tourna jusqu’à ce que se présentât de bout en bout son long flanc noir incurvé, avec sa ligne de cuivre éblouissant en dessous, et au-dessus sa rangée de hamacs blancs comme neige, avec aussi des groupes denses de marins penchés pour mieux voir. 

Ses vergues inférieures étaient suspendues, ses sabords remontés, ses canons tous sortis et prêts à tirer. 

Les vigies de La Gloire, cachée derrière l’un des promontoires de l’île, avaient vu le cul-de-sac où se dirigeait la frégate anglaise ; le capitaine de Milon avait joué à la Leda le tour que le capitaine Johnson avait joué à La Claquante. 

Mais c’était dans des moments critiques comme celui-là que jouait à fond la splendide discipline de la marine anglaise.

Les embarcations firent demi-tour. Avec leurs équipages toujours groupés à bord, elles furent hissées aux bossoirs et les garants furent resserrés.

Les hamacs furent remontés et arrimés, les cloisons abattues, les soutes et les sabords ouverts, les feux éteints dans la cuisine. 

Les tambours appelèrent chacun à son poste. 

Des essaims de marins s’affairèrent aux voiles principales, et la frégate vira. 

Les canonniers retiraient leurs vestes et leurs chemises, ajustaient leurs ceintures, poussaient dehors leurs pièces de dix-huit, regardaient par les sabords le Français majestueux. 

Il n’y avait presque pas de vent. À peine quelques rides sur la mer claire. Mais les voiles s’enflaient doucement quand une brise venait des rivages boisés. Le Français avait lui aussi viré de bord : les deux navires se dirigeaient lentement  vers la mer sous les voiles auriques. La Gloire avait cent mètres d’avance. 

Elle lofa pour couper la route à la Leda, mais la frégate anglaise vira aussi, et toutes deux continuèrent à avancer en clapotant dans un tel silence que le bruit sec des baguettes que les fusiliers français enfonçaient pour charger leurs armes résonnait dans les oreilles.

– Pas beaucoup d’espace, monsieur Wharton ! remarqua le capitaine.

– Je me suis déjà battu avec moins d’espace encore, monsieur.

– Nous devrons nous tenir à distance et faire confiance à notre artillerie. Ce Français a une très forte garnison, s’il nous aborde, nous pourrions avoir des ennuis.

– Je vois à bord des shakos de soldats.

– Deux compagnies d’infanterie légère de la Martinique.  Maintenant c’est à nous ! À tribord toute. Il faut l’avoir quand nous passerons derrière.

L’œil perçant du petit commandant avait vu la surface de la mer se rider, ce qui indiquait une brise. 

Il s’en était servi pour s’élancer de l’autre côté du gros Français qu’il avait au passage arrosé de mitraille par toutes ses pièces. 

Mais une fois qu’elle l’eut dépassé, la Leda dut revenir dans le vent pour éviter de s’échouer dans l’eau trop peu profonde. 

Cette manœuvre l’amena sur le tribord du Français, et l’élégante petite frégate parut donner de la bande sous les bordées qui s’échappèrent des sabords béants. 

Un instant plus tard ses gabiers s’élançaient pour déployer les huniers et les cacatois ; elle tenta de couper le chemin de La Gloire et de la mitrailler encore une fois. 

Le capitaine français, cependant, avait fait virer de bord sa frégate. 

Les deux navires avançaient côte à côte, séparés par moins d’une  portée de pistolet, s’arrosant de bordées dans l’un de ces duels  meurtriers qui, s’ils avaient tous été relatés, souilleraient de sang toutes les cartes.

Dans l’air tropical, avec une brise si faible, la fumée formait une carapace épaisse autour de deux navires : il n’y avait que les mâts de hune pour en surgir. 

Chacun ne voyait de son ennemi que les pulsations du feu. 

Les pièces étaient écouvillonnées, orientées et déchargées dans un mur de vapeur compacte. Sur la poupe et le gaillard d’avant, en deux petites lignes rouges, les fusiliers tiraient par salves, mais ni eux ni les canonniers ne pouvaient vérifier l’efficacité de leur feu. 

Pas davantage, d’ailleurs, ils ne pouvaient dire à quel point le feu adverse les éprouvait car c’était tout juste s’ils voyaient leur voisin de droite ou de gauche. 

Mais le mugissement des canons était dominé par le son plus aigu des sifflets de bordée, l’éclatement des planches, le bruit mat des espars ou des madriers qui s’abattaient sur le pont. 

Les lieutenants se tenaient derrière les pièces. Le capitaine Johnson chassait la fumée avec son chapeau à cornes et essayait de voir clair sur la mer.

– Voilà qui n’est pas ordinaire, Bobby ! fit-il.

Car le lieutenant l’avait rejoint. Il se reprit aussitôt :
« Qu’est-ce que nous avons perdu, monsieur Wharton ?

– La vergue du grand hunier et notre corne, monsieur.

– Où est le pavillon ?

– Parti par-dessus bord, monsieur.

– Ils vont croire que nous l’avons amené ! Prenez l’emblème d’un canot et attachez-le sur le bras de tribord de la vergue transversale de misaine. 

– Bien, monsieur.

Un coup de canon fit voler en éclats l’habitacle qui les séparait. 

Un deuxième transforma deux fusiliers marins en une bouillie sanglante. Pendant un court moment la fumée se leva, et le capitaine anglais vit que le métal plus lourd de son adversaire avait produit sur la Leda des ravages terribles, elle était devenue une épave. Son pont était jonché de cadavres. 

Plusieurs de ses sabords ne faisaient plus qu’un seul trou béant. 

L’un de ses canons de dix-huit avait été complètement retourné et pointait tout droit vers le ciel. La ligne mince des fusiliers continuait à charger et à tirer, mais la moitié des pièces étaient réduites au silence, avec leurs canonniers étendus en grappes autour d’eux.

– Attention à repousser l’abordage ! hurla le capitaine.

– À vos sabres d’abordage, mes enfants ! À vos sabres d’abordage ! rugit Wharton.

– Ne tirez pas avant qu’ils nous aient abordés ! cria le capitaine aux fusiliers.

L’ombre énorme du Français surgit de la fumée. 

Des groupes compacts d’abordeurs étaient suspendus à ses flancs et à ses haubans. Une bordée finale fusa de ses sabords, et le grand mât de la Leda coupé net à un mètre cinquante au-dessus du pont, pivota et tournoya en l’air avant de s’abattre sur les canons de bâbord, de tuer dix hommes et de mettre toute la batterie hors d’état de fonctionner. 

Un instant plus tard les deux navires se frottaient l’un contre l’autre. L’ancre de bossoir de tribord de La Gloire attrapa les chaînes d’artimon de la Leda à bâbord.  

Dans un hurlement sauvage le noir essaim des abordeurs s’apprêta à sauter. 

Mais leurs pieds ne devaient jamais fouler le pont ensanglanté. De quelque part arriva une décharge de mitraille ; puis une deuxième ; puis une autre… 

Les fusiliers et les marins anglais qui attendaient, sabre d’abordage ou fusil en main, derrière les pièces silencieuses virent avec stupéfaction les groupes sombres se diluer et disparaître.

Au même instant le travers de bâbord du Français se mit à rugir de toutes ses pièces.

– Ôtez les épaves ! rugit le capitaine. Sur quoi diable sontils en train de tirer ?

– Dégagez les canons ! haleta le lieutenant. Nous n’y sommes pas encore, les enfants !

Les débris furent arrachés, hachés, fendus, avant que d’abord une pièce puis une autre pussent rentrer en action.

L’ancre du Français avait été coupée et la Leda s’était affranchie de cette étreinte mortelle. Mais tout à coup il se produisit une galopade sur les haubans de La Gloire, et cent Anglais se mirent à hurler :
– Ils s’enfuient ! Ils se sauvent !

C’était vrai. Le Français avait cessé le feu. 

Il ne se souciait plus que d’une chose, mettre le plus de toile possible. Mais ces cent Anglais vociférants ne pouvaient pas revendiquer toute la responsabilité de ce revirement. 

Quand la fumée se dissipa, la véritable raison de la fuite de l’ennemi apparut. 

Pendant la bataille les navires avaient gagné l’embouchure de l’estuaire. Or, à près de six kilomètres en pleine mer, surgissait l’associée de la Leda qui fonçait toutes voiles dehors vers l’endroit où tiraient les canons.  

Le capitaine de Milon estima alors qu’il en avait eu assez pour un jour, et bientôt La Gloire se retirait vers le nord, tandis que la Dido bondissait à ses trousses, l’arrosait de ses canons de chasse. 

Bientôt une avancée de terrain les dissimula. 
 
Mais la Leda demeura sévèrement frappée, avec son grand mât en moins, ses rambardes en pièces, son mât de misaine et sa corne disparus, sa voilure comme des haillons de mendiants, une centaine de morts et de blessés dans son équipage. 

Autour d’elle des débris flottaient sur les vagues. Une grosse épave toute proche était l’étambot d’un navire mutilé ; en travers, en lettres blanches sur fond noir, il était peint : La Claquante.

– Ma parole ! C’est le brick qui nous a sauvés ! s’écria M. Wharton. Hudson le Chevelu l’a fait entrer en action contre le Français et il a été coulé par une bordée !

Le petit capitaine vira sur les talons et arpenta le pont sur toute sa longueur. Déjà son équipage bouchait les trous de sa mitraille, faisait des nœuds, des épissures, des reprises. 

Quand il revint vers le lieutenant, celui-ci constata que ses traits autour des yeux et de la bouche s’étaient adoucis.

– Aucun rescapé ?

– Aucun. Ils ont dû sombrer tous. 

Les deux officiers contemplèrent en silence l’épave sinistre ainsi que les autres débris. Quelque chose de noir voguait à la dérive, à côté d’une corne fendue et d’un entremêlement de drisses. Ils reconnurent le pavillon qui les avait scandalisés. Non loin flottait un bonnet rouge.

– C’était un bandit, mais il était Anglais ! dit finalement le  capitaine. Il a vécu comme un chien, mais, par Dieu, il est mort comme un homme ! 

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