Open menu

Arthur Conan Doyle
CONTES DE PIRATES (1922)

COMMENT COPLEY BANKS EXTERMINA LE CAPITAINE SHARKEY

Les boucaniers étaient quelque chose de plus relevé qu’une vulgaire bande de pillards. 

Ils formaient une république flottante avec des lois, des usages et une discipline. Dans leur querelle interminable et impitoyable contre les Espagnols, il y avait de leur côté un semblant de droit. 

Quand ils dévastaient les villes des Antilles, ils ne se montraient pas plus barbares que lorsque les Espagnols se livraient à des incursions aux Pays-Bas ou dans quelques régions d’Amérique.

Le chef des boucaniers, qu’il fût Anglais ou Français, qu’il s’appelât Morgan ou Granmont, était une personne responsable que son pays pouvait encourager, et même louanger, tant qu’il ne commettait pas d’actes capables de choquer trop violemment la conscience coriace des hommes du XVIIIe siècle. 

Certains d’entre eux avaient une teinte de religion. 

On se rappelle encore  comment Sawkins jeta un dimanche les dés par-dessus bord et que Daniel abattit un marin devant l’autel pour crime d’irrespect à l’égard des choses de la foi.

Mais le temps vint où les escadres des boucaniers ne se rassemblèrent plus à l’île des Tortues et où des pirates isolés, des hors-la-loi, prirent leur place. 

Pourtant même avec eux les traditions de maintien et de discipline se prolongèrent ; chez les premiers corsaires, notamment Avory, England ou Roberts, il subsista quelques sentiments humains. 

Ils étaient plus dangereux pour les marchands que pour les marins.

Mais ils furent à leur tour remplacés par des hommes féroces et prêts à tout, qui assuraient avec franchise qu’ils n’obtiendraient pas de quartier dans leur guerre contre la race humaine mais qu’ils en feraient aussi peu qu’ils en recevraient. Sur leur existence nous n’avons que peu de témoignages dignes de foi. Ils n’écrivaient pas leurs mémoires, ils disparaissaient sans laisser d’autres traces que des épaves noircies et souillées de sang à la dérive sur l’Atlantique. Mais leurs actes se déduisent de la longue liste de navires n’ayant jamais rejoint leur port.

En fouillant dans les archives de l’histoire, c’est seulement dans le compte rendu d’un procès qu’ici ou là semble se lever le voile qui les dissimulait ; alors nous distinguons quelques aspects de la brutalité stupéfiante (et grotesque) qui les caractérisaient : surtout Ned Low, Gow l’Écossais et l’infâme Sharkey dont le bateau noir, le Happy-Delivery, était connu depuis les bancs de Terre-Neuve jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque comme le sombre avant-coureur du malheur et de la mort.

Ils étaient nombreux, tant dans les îles que sur la mer des Antilles, ceux qui avaient voué une haine mortelle à Sharkey ! 

Mais personne n’en avait souffert plus amèrement que Copley Banks, de Kingston. Banks avait été l’un des principaux sucriers des Indes occidentales. 

Il occupait une situation enviée, il faisait partie du Conseil, il avait épousé une Percival ; le gouverneur de la Virginie était son cousin. 

Il avait envoyé ses deux fils à Londres pour qu’ils reçussent une bonne instruction. 

Leur mère était partie pour l’Europe afin de les ramener. Au cours du voyage de retour, leur bateau, le Duchesse-de-Cornouailles, tomba  aux mains de Sharkey ; toute la famille trouva une mort horrible.

Quand Copley Banks apprit la nouvelle, il ne dit pas grandchose, mais il sombra dans une mélancolie morose. Il négligea 

ses affaires, évita ses amis, passa la majeure partie de son temps dans les tavernes de pêcheurs et de marins. Là, au milieu d’orgies diaboliques, il demeurait assis à tirer sur sa pipe, impassible et les yeux brillants. On chuchotait que ses malheurs l’avaient détraqué. 

Ses vieux amis le regardaient de travers, car la société qu’il fréquentait suffisait à l’exclure de celle des honnêtes gens.

De temps à autre circulaient des bruits sur Sharkey. 

Tantôt un schooner avait vu à l’horizon une grande lueur et il s’était rapproché pour porter secours au navire en feu, mais il s’était rapidement enfui quand il avait reconnu le bateau maigre et  noir tapi comme un loup auprès du mouton qu’il avait égorgé.

Tantôt un navire marchand survenait à toute allure avec ses voiles gonflées comme le corsage d’une matrone parce qu’il avait vu se hisser au-dessus de l’horizon violet une misaine décorée d’étamine noire. Tantôt un caboteur avait découvert dans une crique desséchée de Bahama des cadavres littéralement dévorés par le soleil.

Un jour arriva à Kingston quelqu’un qui avait été le second d’un Guinéen et qui s’était évadé des mains du pirate. Il ne pouvait pas parler (pour des raisons que Sharkey aurait fort bien pu expliquer) mais il pouvait écrire. 

Il écrivit, pour le plus vif intérêt de Copley Banks. Des heures durant ils restaient assis côte à côte, penchés par-dessus une carte ; le muet pointait ici et là des anses écartées et des goulets tortueux ; son compagnon fumait en silence sans se départir de son masque d’impassibilité et de son regard farouche.

Un matin, quelque deux ans après son malheur, M. Copley Banks pénétra dans son bureau avec son visage d’autrefois, énergique et allant. Le directeur le regarda avec surprise, car depuis des mois il n’avait témoigné d’aucun intérêt pour ses affaires. 

– Bonjour, monsieur Banks ! lui dit-il.

– Bonjour, Freeman. Je vois que le Ruffling-Harry est dans la baie ?

– Oui, monsieur. Il part mercredi pour les îles du Vent.

– J’ai d’autres projets pour lui, Freeman. J’ai décidé une petite expédition de traite de Noirs à Whydah.

– Mais son chargement est fait, monsieur ! 

– Alors il faut le décharger, Freeman. Ma décision est prise, le Ruffling-Harry se rendra à Whydah.

Toute discussion fut inutile. Le directeur dut procéder de mauvaise grâce au déchargement du bateau.

Puis Copley Banks commença ses préparatifs pour son voyage en Afrique. 

Il apparut qu’il comptait plutôt sur la force que sur le troc pour remplir sa cale, puisqu’il n’emportait aucune de ces bagatelles rutilantes qu’affectionnent les sauvages ; en revanche, le brick fut doté de huit pièces de neuf et de râteliers débordant de mousquets et de sabres d’abordage. 

La voilerie d’arrière près de la cabine fut transformée en un entrepôt de poudre où s’entassèrent des munitions qui auraient fait honneur à un bâtiment de guerre. Il fit également embarquer de l’eau et des vivres pour un long voyage.

Mais ce qui sembla plus surprenant encore, ce fut la manière dont Copley Banks composa l’équipage. Freeman, le directeur, pensa qu’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’on disait, à savoir que son patron avait perdu la raison. Sous tel ou tel prétexte, il commença en effet par congédier les hommes éprouvés et les anciens qui étaient depuis des années au service de la société, à leur place il enrôla la lie du port, des matelots 

dont la réputation était si mauvaise qu’il ne se serait pas trouvé un racoleur pour les lui proposer.

Il y avait par exemple Birthmark Sweetlocks, connu pour  avoir assisté au massacre des coupeurs de bois de Campeche ; sa tache de naissance rouge sur la joue, qui le défigurait horriblement, passait auprès de certains pour un reflet de ce crime. 

Il fut nommé premier lieutenant. Il y avait aussi Israël Martin, un petit bonhomme tout brûlé par le soleil qui avait servi avec Howell Davies pour la prise du château de la Côte-du-Cap.

L’équipage fut choisi parmi ceux que Banks avait rencontrés et fréquentés dans leurs bouges infâmes ; son propre steward était un gaillard au visage hagard qui glougloutait quand il essayait de parler. Il avait rasé sa barbe, aussi était-il méconnaissable ; personne n’aurait pu l’identifier comme le marin à qui Sharkey avait coupé la langue et qui s’était évadé pour raconter ses aventures à Copley Banks. 

Tout cela suscita naturellement des commentaires dans la ville de Kingston. Le commandant des troupes, le major Harvey, un artilleur, adressa au gouverneur de sérieuses représentations.

– Ce n’est plus un navire de commerce, c’est un petit navire de guerre ! dit-il. Je pense qu’il conviendrait d’arrêter Copley Banks et le saisir du bateau.

– Que soupçonnez-vous ? interrogea le gouverneur, dont l’esprit lent était de surcroît embué par les fièvres et le porto. 

– Je soupçonne cet homme de vouloir imiter Stede Bonnet.

Stede Bonnet était un planteur de bonne réputation et d’un tempérament religieux qui, à la suite d’une impulsion soudaine et irrésistible, avait tout abandonné pour pirater dans la mer des Caraïbes. L’exemple était récent ; il avait causé dans les îles la plus vive consternation. e n’était pas d’aujourd’hui que les gouverneurs étaient fréquemment accusés d’être de mèche avec des pirates et de recevoir des commissions sur leur butin. 

Tout manque de vigilance pouvait donc être fâcheusement interprété.

– Très bien, major Harvey ! Je suis tout à fait désolé de faire quelque chose qui puisse offenser mon ami Copley Banks, car bien des fois je me suis assis à sa table. Mais après ce que vous m’avez dit, je vois que je n’ai pas le choix. Je vous ordonne donc de monter sur ce bateau et de vous renseigner quant à son caractère et à sa destination.

Voilà pourquoi le major Harvey, à une heure du matin, dans une embarcation pleine de soldats, rendit une visite surprise au Ruffling-Harry. 

Il ne trouva rien de plus solide qu’un câble de chanvre flottant à son mouillage. 

Le propriétaire du brick avait senti le danger et le bateau faisait déjà voile vers le détroit du Vent.

Quand le brick eut avancé et que le cap Morant ne fut plus qu’un banc de brume sur l’horizon du sud, les hommes furent rassemblés à l’arrière et Copley Banks leur révéla son plan. 

Il les avait choisis, leur dit-il, parce qu’ils étaient intelligents et courageux, et parce qu’ils préféraient sans doute courir un risque en mer que mourir de faim à terre. 

Les navires du roi étaient peu nombreux et mal en point. 

Eux pourraient donc maîtriser n’importe quel navire de commerce qu’ils rencontreraient. 

D’autres y avaient réussi. Propriétaire d’un bateau bien équipé, rapide, il ne voyait pas de raison pour qu’ils ne troquent pas bientôt leurs vestes élimées contre des vêtements de velours.

S’ils étaient disposés à naviguer sous le drapeau noir, il était prêt à les commander. 

Mais s’il s’en trouvait qui désiraient se retirer, ils n’avaient qu’à prendre le youyou et ramer jusqu’à la Jamaïque. 

Sur quarante-six hommes, quatre demandèrent à être congédiés. 

Ils furent déposés dans le youyou et s’éloignèrent sous les lazzi de l’équipage. Les autres se réunirent pour rédiger le règlement de leur association. Un carré de toile goudronnée noire, décoré d’un crâne blanc, fut hissé au grand mât. 

Les officiers furent élus, et les limites de leur autorité déterminées.

Copley Banks fut choisi comme capitaine ; comme un bateau pirate ne comportait pas d’officiers, Sweetlocks devint quartier-maître et Israël Martin maître d’équipage. 

Il n’y eut pas de difficultés pour élaborer le règlement intérieur de la fraternité puisque la moitié des hommes au moins avaient déjà servi sur des corsaires. La nourriture devait être la même pour tous, et nul ne devait toucher à la boisson d’un autre ! 

Le capitaine disposerait d’une cabine, mais les membres de l’équipage y seraient bien accueillis quand ils voudraient y pénétrer.

Toutes les parts seraient égales, à l’exception de celles du capitaine, du quartier-maître, du maître d’équipage, du charpentier et du canonnier-chef : ceux-ci bénéficieraient en supplément d’un quart de chaque prise. Celui qui verrait une prise le premier recevrait la meilleure arme trouvée sur elle. Celui qui l’aborderait le premier serait récompensé par le plus beau costume.  

Chacun traiterait comme il l’entendrait le prisonnier ou la prisonnière qu’il aurait fait. 

Si un homme flanchait, le quartiermaître pouvait l’abattre d’un coup de pistolet. 

Telles étaient quelques-unes des règles auxquelles souscrivit l’équipage du Ruffling-Harry en signant de quarante-deux croix la feuille de papier sur laquelle elles étaient inscrites.

Un nouveau corsaire avait donc pris la mer ; en moins d’un an il rivalisait déjà en réputation avec le Happy-Delivery. 

De Bahama aux îles Sous-le-Vent et les îles Sous-le-Vent aux îles du Vent.

Copley Banks s’affirma le rival de Sharkey et la terreur des navires marchands. Pendant longtemps le brick et le HappyDelivery ne se rencontrèrent pas ; hasard vraiment singulier, puisque le Ruffling-Harry mouillait régulièrement aux repaires habituels de Sharkey. Enfin, un beau jour, descendant la crique de Coxon Hole, à l’extrémité est de Cuba, avec l’intention de caréner, Copley Banks aperçut le Happy-Delivery qui se préparait à la même opération.

Copley Banks salua d’un coup de canon et hissa le pavillontrompette vert, selon la coutume observée par les gentilshommes de la mer. Puis il fit mettre la chaloupe à l’eau et monta à
bord du Happy-Delivery.

Le capitaine Sharkey n’avait rien d’un homme aimable, et il ne vouait aucune sympathie à ses « collègues ». 

Copley Banks le trouva assis à califourchon sur l’un des canons de poupe, entouré de son quartier-maître de la Nouvelle-Angleterre Ned Galloway, et d’une troupe de bandits vociférants. 

Pourtant nul ne s’avisait de parler haut quand Sharkey dirigeait sur lui son visage blême et ses yeux bleus couverts d’une taie.

Il était en bras de chemise. Le soleil ne devait pas avoir d’effet sur sa tête car il portait un bonnet de fourrure comme si c’était l’hiver. Un sabre court d’assassin était suspendu à un baudrier de soie bariolée ; sa large ceinture à agrafes de cuivre était une véritable panoplie de pistolets.

– Regardez-moi ce braconnier ! cria-t-il quand Copley Banks enjamba la rambarde. Je vais vous administrer une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ou qui même vous le fera franchir ! Vous pêchez dans mes eaux ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Copley Banks le dévisagea avec les yeux d’un voyageur qui enfin se retrouve chez lui.

– Je suis heureux que nous soyons du même avis, répondit-il. Car moi-même je pense que les mers ne sont pas assez  grandes pour deux. Mais si vous voulez prendre votre sabre et vos pistolets, et venir sur une plage avec moi, alors le monde sera débarrassé d’un damné bandit, quel que soit celui qui succombe.

– Voilà qui est parlé ! s’écria Sharkey en sautant de son canon et en lui tendant la main. Je n’ai pas rencontré beaucoup d’hommes capables de regarder John Sharkey dans les yeux et de lui tenir un fier langage. Que le diable m’emporte si je ne vous prends pas pour consort ! Mais si vous trichez au jeu, alors je monterai à votre bord et je vous étriperai sur votre propre poupe !

– J’en aurai autant à votre disposition ! riposta Copley Banks.

C’est ainsi que les deux pirates devinrent amis.

Pendant l’été, ils remontèrent vers le nord jusqu’aux bancs de Terre-Neuve et ils harcelèrent les navires marchands de New York ainsi que les baleiniers de la Nouvelle-Angleterre. 

Copley Banks captura le bateau de Liverpool House-of-Hanover, mais ce fut Sharkey qui attacha son commandant au guindeau et le battit à mort avec des bouteilles de clairet vides.

Ensemble ils attaquèrent le navire du roi, Royal-Fortune, que le gouvernement avait lancé à leur poursuite. 

Après une action de nuit qui dura cinq heures, ils furent vainqueurs. 

Les équipages, ivres, déchaînés, se battaient nus à la lueur des lanternes de combat ; un tonnelet de rhum et des gobelets avaient été placés à côté de chaque canon. 

Ils filèrent vers la crique de Topsail, dans la Caroline du Nord, pour réparer leurs dommages et, au printemps, ils se retrouvaient au Grand Caicos, prêts à partir pour une longue croisière le long des Indes occidentales. 

Entre-temps, Sharkey et Copley Banks s’étaient liés personnellement davantage. Sharkey aimait les bandits sincères et les tempéraments d’acier ; il avait l’impression d’avoir trouvé ces deux qualités dans le capitaine du Ruffling-Harry. 

Il fut long à lui faire confiance, car le fond de son caractère était soupçonneux. 

Il ne se sentait en sécurité que sur son bateau et au milieu de ses hommes.

Mais Copley Banks montait souvent à bord du Happy Delivery et se joignait à Sharkey dans la plupart de ses débauches, si bien que les derniers doutes qui subsistaient dans l’esprit de celui-ci se dissipèrent. 

Il ignorait tout du mal qu’il avait fait à son nouveau camarade ; entre toutes ses victimes, comment se serait-il souvenu d’ailleurs de la femme et des deux enfants qu’il avait autrefois massacrés ? 

Aussi, quand il reçut un défi pour venir boire à bord du brick, lui et son quartier-maître, au dernier soir de leur séjour à Caicos, il ne vit aucune raison de refuser. 

Un paquebot bien approvisionné avait été arraisonné la semaine précédente ; les vivres ne manquaient donc pas et le repas fut succulent. 

Après le souper, ils furent cinq à se mettre à boire ensemble.  

Il y avait les deux capitaines, Sweetlocks, Ned Galloway et Israël Martin, le vieux boucanier. 

Le steward muet les servait ; Sharkey lui brisa un verre sur la tête parce qu’il avait été trop lent à le lui remplir.

Le quartier-maître avait éloigné de Sharkey ses pistolets, car il était coutumier d’une vieille plaisanterie ; il les déchargeait en feux croisés sous la table pour voir qui avait le plus de chance. 

Cette plaisanterie avait un jour coûté une jambe à son maître d’équipage. 

C’est pourquoi, quand la table fut desservie, ils prirent prétexte de la chaleur pour décider Sharkey à se débarrasser de ses armes, et ils les rangèrent hors de sa portée. 

La cabine du capitaine du Ruffling-Harry était située dans un rouf sur la poupe, et un canon de retraite se trouvait derrière. 

Des boulets ronds s’entassaient le long des murs, et trois grands tonneaux de poudre servaient de desserte pour les plats et les bouteilles. Dans cette chambre sinistre les cinq pirates chantèrent, vociférèrent et burent. Le steward silencieux emplissait leurs verres et faisait passer la boîte à tabac et les chandelles pour leurs pipes. D’heure en heure le langage devenait plus grossier, les voix plus rauques, les cris et les jurons plus incohérents. Finalement trois convives fermèrent leurs yeux injectés de sang et s’abattirent lourdement sur la table.

Copley Banks et Sharkey restaient face à face : l’un parce qu’il avait moins bu, l’autre parce qu’aucune quantité d’alcool ne parvenait à briser ses nerfs d’acier ou à échauffer son sang paresseux. 

Derrière lui se tenait le steward attentif qui ne cessait de remplir son verre. Du dehors parvenait le léger clapotis de la marée ; de l’autre côté de l’eau un chant de marin s’élevait du Happy-Delivery.

Dans la nuit tropicale sans vent les mots étaient portés jusqu’à leurs oreilles :
Un navire marchand venait de Stepney Town,
Réveille-le ! Secoue-le ! Éprouve sa grand-voile !
Un navire marchand venait de Stepney Town
Avec un baril plein d’or et une robe de velours.
Oh ! voilà le brutal Jack le Corsaire
Qui l’attend avec sa vergue masquée
Au large sur la mer en contrebas !

Les deux compagnons de débauche écoutaient en silence.

Puis Copley Banks lança un coup d’œil au steward, et celui-ci prit un rouleau de corde sur le râtelier d’armes derrière lui. 

– Capitaine Sharkey, dit Copley Banks, vous rappelez-vous du Duchesse-de-Cornouailles qui venait de Londres, que vous avez prise et coulée il y a trois ans au large des bas-fonds de Statira ?

– Du diable si je me rappelle leurs noms ! À cette époque-là nous faisions bien dix bateaux par semaine.

– Parmi les passagers il y avait une mère et ses deux fils. Peut-être cette précision vous rafraîchira-t-elle la mémoire ?  

Le capitaine Sharkey s’adossa pour réfléchir, son long nez crochu pointant vers le plafond. Puis il éclata tout à coup d’un rire nasillard. Il s’en souvenait maintenant, dit-il, et il ajouta force détails pour le prouver.

– Mais j’avais complètement oublié ! s’écria-t-il. Comment se fait-il que vous y ayez pensé ?

– C’est une histoire qui m’intéresse, répondit Copley Banks. Il s’agissait de ma femme et de mes deux seuls enfants.

Sharkey regarda son compagnon et il s’aperçut que le feu qui couvait toujours dans ses yeux s’était embrasé d’une flamme blafarde, sinistre. Il devina la menace, et il posa une main sur sa ceinture dégarnie. Il se retourna alors pour s’emparer d’une arme, mais une corde s’enroula autour de lui et en une seconde  il eut les bras liés au côté. Il se débattit comme un chat sauvage et appela.

– Ned ! hurla-t-il. Ned ! Réveille-toi ! C’est une canaillerie ! Au secours, Ned ! À l’aide !

Mais les trois hommes étaient ivres morts, aucune voix n’aurait pu les réveiller. La corde s’enroulait toujours autour de Sharkey.

 Le capitaine du Happy-Delivery fut bientôt enveloppé,  comme une momie depuis le cou jusqu’aux chevilles. Banks et le steward le placèrent tout raide et impuissant contre un tonneau de poudre. 

Ils le bâillonnèrent avec un mouchoir. Les yeux chassieux cerclés de rouge continuaient à les maudire.

Dans sa joie le muet se mit à caqueter, et Sharkey tressaillit pour la première fois quand il vit s’ouvrir la bou che vide. Il comprit alors que la vengeance, lente et patiente, s’était attachée à ses pas, mais qu’à présent elle le tenait dans ses griffes.

Ses deux vainqueurs avaient un plan tout prêt, à vrai dire un peu compliqué.

D’abord ils défoncèrent les couvercles de deux grands tonneaux de poudre, et ils en répandirent le contenu sur la table et le plancher. Ils l’étalèrent tout autour et sous les trois ivrognes de façon que chacun se trouve étendu sur un tas de poudre.

Puis ils transportèrent Sharkey vers le canon et ils le hissèrent assis sur le sabord, le corps se trouvant à un pied de la gueule de la pièce. Il avait beau essayer de se tortiller, il ne pouvait bouger d’un pouce à droite ou à gauche ; le muet l’avait ficelé avec toute l’astuce d’un marin ; il n’avait aucune chance de se libérer.

– À présent, démon sanguinaire, lui dit Copley Banks d’une voix douce, tu vas écouter ce que j’ai à te dire ; ce sont les derniers mots que tu entendras jamais. Tu es maintenant à moi. Je t’ai acheté, j’y ai mis le prix, car j’ai donné pour cela tout ce qu’un homme peut offrir ici-bas, j’ai même donné mon âme
« Pour t’attraper, il fallait que je descende à ton niveau. Pendant deux ans j’ai hésité, j’ai résisté, j’ai espéré qu’un autre moyen serait possible, mais je me suis rendu compte que celui là était le seul, le bon. J’ai volé et j’ai assassiné. Pis encore, j’ai ri et j’ai vécu avec toi. Tout cela dans un seul but. Et voici que mon heure a sonné. Tu vas mourir comme je veux que tu meures : tu verras l’ombre ramper lentement vers toi, et le diable qui t’attendra dans l’ombre. 

Sharkey pouvait entendre ses corsaires chanter de l’autre côté de l’eau. Il entendait leurs voix rauques, il entendait les paroles :
Où est le navire marchand de Stepney Town ?
Réveille-le ! Secoue-le ! Aboute les cordages !
Où est le navire marchand de Stepney Town ?
Son or est au cabestan, son sang sur sa robe.
Tout pour le brutal Jack le Corsaire,
Qui se fie à l’amure du temps
Tout au long de la mer en contrebas !

Les mots lui parvenaient tous. Près de lui il pouvait entendre deux hommes arpenter le pont. Et cependant il était réduit à l’impuissance. 

Il regardait fixement la gueule du canon de neuf. 
Il était incapable de bouger, de pousser un gémissement. De nouveau jaillissait du pont de son propre bateau le chœur des voix, rude et jovial, qui rendait son destin plus insupportable.

Aucune douceur n’éclaira ses yeux bleus chargés de venin. Copley Banks avait enlevé l’amorce du canon, et il avait aspergé sa lumière de poudre fraîche. 

Puis il avait pris la chandelle et l’avait coupée pour la réduire à un pouce environ. 

Il l’avait placée sur la poudre, à la brèche du canon. 

Ensuite il répandit sur le plancher une couche épaisse de poudre : lorsque la chandelle tomberait, par contrecoup elle ferait exploser le tas où se vautraient les trois ivrognes.

– Tu as obligé beaucoup de gens à regarder la mort en face, Sharkey ! lui dit-il. Maintenant c’est ton tour. Tu partiras d’ici en même temps que ces porcs !

Sur ces mots il alluma le bout de la chandelle et éteignit les autres. Cela fait, il sortit avec le muet et de l’extérieur ferma à clé la porte de la cabine. 

Mais avant de s’en aller il se retourna pour contempler triomphalement Sharkey ; pour toute réponse 

il reçut de ses yeux indomptables une suprême malédiction.
Dans le cercle imprécis de clarté, ce visage couleur d’ivoire surmonté du front chauve et luisant fut la dernière image que Sharkey abandonna à un vivant.

Contre le flanc du Ruffling-Harry il y avait un skiff. Copley Banks et le muet s’embarquèrent et firent force rames vers le rivage. 

Ils accostèrent, et regardèrent derrière eux : le brick se dressait dans le clair de lune juste à côté de l’ombre des palmiers. 

Ils attendirent. Ils attendirent des minutes qui leur parurent des siècles, tout en surveillant la clarté qui brillait à travers le sabord de la poupe. 

Enfin le tonnerre du canon secoua le silence, et un instant plus tard, ils entendirent la déflagration d’une explosion. 

Le corsaire long, effilé, noir, le sable blanc, la bordure de palmiers souples et plumeux, tout cela sauta dans une lumière éblouissante et retomba dans l’obscurité. La baie s’emplit de hurlements, d’appels.

Alors Copley Banks, dont le cœur chantait en dedans de lui, posa un doigt sur l’épaule de son compagnon, et tous deux s’enfoncèrent dans la jungle solitaire du Caicos. 

Chapitre Suivant