Contes de Provence : L’arrestation du trésor
I
– Vous ne reconnaissez plus Brame-Faim ? me disait le vieil Estève.
Le fait est que je n’aurais pas reconnu la rocheuse métairie des Estève, de stérilité légendaire, en voyant, à la place des maigres champs d’avoine et d’orge perdus dans de maigres taillis, s’aligner les allées de vigne, et, entre les allées, le blé verdir sous les amandiers.
– C’est cadet qui a changé tout cela. Avant lui
le plateau ne produisait guère : trop de cailloux !
À double semence, la bonne herbe poussait pauvre et rare.
Nous épierrions bien de temps en temps ; mais la Durance est au diable, où précipiter les pierres ?
Il fallait donc les entasser au milieu des champs, à la vieille mode ; et les tas croissant chaque année, s’élevant toujours, s’étalant toujours, finissaient par manger la terre.
Brame-faim en avait une demi-douzaine pour sa part, énormes, s’il vous en souvient, et datant du temps de la reine Jeanne.
Ces clapas faisaient notre ruine.
Mais Cadet était revenu du collège avec des idées ; il trouva le joint, vous allez voir.
On rectifiait la route départementale, et ces messieurs des ponts-et-chaussées allaient loin d’ici, à grands frais, chercher leurs matériaux d’empierrement.
Cadet sella notre grise et fit un voyage au chef-lieu, emportant un sac de ces cailloux ronds, durs comme l’acier, qui épointent les pioches ; il vit le préfet, l’ingénieur, montra ses pierres : nous les donnions pour rien, il n’y avait qu’à se baisser et les prendre.
Bref ! un beau matin les tombereaux de l’administration arrivèrent ; en un rien de temps, sans que j’eusse déboursé un liard, tout a été enlevé, le champ rendu net comme la paume de la main ; et c’est sur ces pierres, où, étant collégien, vous avez usé tant de culottes, que, tout à l’heure, votre voiture roulait.
Le vieil Estève disait vrai : dans cette mer de blé où courait la brise, je cherchais vainement les grands clapas, joie de mon enfance, qui jadis se dressaient là.
Un pourtant restait, le plus petit, tout près de la ferme restaurée.
– Et celui-là, père Estève, l’avez-vous gardé pour la graine ?
– Celui-là, répondit-il, un peu embarrassé, oui, on l’a gardé. je n’ai pas voulu. il sert de clôture au jardin et préserve le jardinage du mistral.
Mais voyant sans doute dans mes yeux que l’explication semblait insuffisante :
– Et puis, je vais vous dire, il y a un chrétien enterré dessous.
– Un chrétien, père Estève ?
Le père Estève ne voulut pas me laisser croire qu’un drame récent eût ensanglanté sa métairie, aussi se hâta-t-il d’ajouter :
– Oh ! ne craignez rien, ce mort n’est pas d’hier, et l’affaire remonte à l’arrestation du trésor, du temps de l’ancienne République.
II
Je la connaissais bien, cette arrestation du trésor dont, après soixante ans, on ne s’entretenait qu’à voix basse, les meilleures familles de notre petite ville s’y trouvant compromises.
Il planait des légendes là-dessus.
Tout petit, près du lavoir, j’avais certain jour eu grand-peur, à voir la vieille femme majestueuse et sèche qu’on nommait la longue Éponine entrer en fureur, s’arracher rubans et coiffe et secouer dans la mêlée des battoirs ses mèches grises d’Euménide, parce que les lessiveuses, se disputant pour la bonne place, lui avaient demandé, allusion sanglante , combien il faut de pièces de cinq sous pour faire cinq cents francs.
La longue Éponine, paraît-il, avait coopéré à l’arrestation, et touché, pour sa part, cinq cents francs en pièces de cinq sous, comme les autres.
Et le soir, parlant de ces choses, voici ce qui se raconta à la veillée.
Une fillette de Vilhosc, qui avait vu, après le coup fait, les voleurs manger une omelette au jambon dans une ferme, était entrée en service à la ville.
Un jour, elle dit, désignant un riche bourgeois qui passait : « Je le reconnais, en voilà un qui a mangé de l’omelette. »
Alors ses maîtres, avertis, l’avaient envoyée, aussitôt la nuit, remplir la cruche à la fontaine.
Jamais elle n’en était revenue.
Des gens apostés l’avaient saisie, bâillonnée, liée, cousue dans un sac et jetée du haut du vieux pont au beau milieu de la Durance.
C’était du temps de la République.
Et ces récits nous inspiraient une égale horreur pour cette République, dont le nom résonnait toujours à propos de crime, et pour la tragique fontaine que nous évitions maintenant par un long détour quand, le soir, au sortir du collège, nous l’entendions bouillonner, invisible, et vomir l’eau de ses quatre canons dans le coin sombre de la place.
III
Plus tard, j’appris que l’arrestation et les actes sanglants qui l’accompagnèrent devaient être portés au compte du parti royaliste.
C’est l’an VI ou l’an VII que la chose s’était passée.
Le coup d’État du 18 Fructidor venait de terrifier les cocardes blanches ; Bernadotte commandait à Marseille ; les compagnons de Jéhu, traqués, dispersés, laissaient respirer la Provence.
Quelques débris épars de leurs bandes, réfugiées dans les Basses-Alpes, à l’abri des torrents et des rochers, osaient seuls se manifester de loin en loin par un assassinat mystérieux, le pillage d’une diligence ou l’attaque à main armée sur les routes des malles du gouvernement.
Mais encore fallait-il faire ses coups dans l’ombre, barbouillés de poudre et masqués.
L’exemple d’Allier guillotiné comme assassin, bien qu’il eût frappé avec un poignard marqué de fleurs de lis, conseillait la prudence.
Aussi ne fut-ce pas sans hésitation que les royalistes de Canteperdrix se décidèrent cette fois à tenter l’aventure.
Le Trésor, dirigé de Gap sur Digne, et, de là, aux armées d’Italie, était annoncé pour le lendemain.
En plus des gendarmes réglementaires se relayant de brigade en brigade, une compagnie de soldats accompagnait la voiture.
Les soldats effrayaient un peu. Mais d’un autre côté l’importance inaccoutumée de l’escorte faisait supposer des sommes considérables.
On parlait même de plus de cent mille francs !
Cent mille francs font beaucoup d’écus, il fut convenu qu’on arrêterait.
D’ailleurs, M. Blase, bourgeois de la ville, homme prudent et parlant peu, donna sa parole qu’au bon moment la troupe serait écartée et que les assaillants n’auraient affaire qu’aux gendarmes.
La disposition des lieux favorisait singulièrement l’entreprise.
Il semblait que l’on eût le choix.
À peine sorti de la ville, le portail de la Gardette dépassé et le vieux pont franchi, le convoi devait, deux lieues durant, jusqu’à la montée de Saint-Pierre, longer entre la montagne et l’eau une route dangereuse, déserte, sans épaulements ni parapet, tranchée à vif dans le roc calcaire dont elle épouse tous les replis et qui, à vingt pieds au-dessous, s’enfonce à pic dans les remous de la Durance.
Là, pas besoin d’armes !
Quelques blocs roulants suffiraient pour culbuter l’escorte.
Mais la ville s’étale en plein de l’autre côté ; l’alarme pouvait être donnée et les compagnons reconnus.
Plus loin la route quitte la rivière et gagne la hauteur à travers bois, par la montée de SaintPierre.
Bon endroit !
Mais ici encore la proximité de deux fermes, et les grandes cultures du château de Vallée morcelé récemment, rendaient l’attaque hasardeuse.
Il fallait après cela, une heure durant, suivre le plateau régulier, alors couvert de taillis de chênes blancs, qui s’étend au-dessous du village de
Salignac ; puis la route passait devant la ferme du Borni, et recommençait la descente pour rejoindre, à travers les graviers torrentiels du Riou et du Vançon qui confondent là leurs embouchures, la rive de la Durance.
C’est pour cet endroit qu’on tomba d’accord.
Les deux torrents sont séparés avant leur réunion par une sorte de promontoire buissonneux et rocheux où l’embuscade était facile.
Canardée à bout portant, sans savoir d’où, l’escorte ne résisterait guère ; et, deuxième avantage ! s’empêtrant de ses lourdes roues dans les galets roulants où la route se perd, le fourgon ne pourrait pas prendre la fuite.
Les gens du Borni gênaient bien un peu ; quelqu’un le dit, mais M. Blase cligna de l’œil, et chacun s’en remit là-dessus à la sagesse de M. Blase.
On partit donc, le soir venu, non pas en troupe, ce qui aurait excité les soupçons, mais séparément, les fusils cachés dans des sacs ou sous des charges d’ânes, les uns par la route ordinaire, d’autres en tournant la montagne, par la gorge de Pierre-Écrite et le travers de Vilhosc, d’autres enfin par la rive droite : ceux-là passèrent la Durance à gué.
À l’aube, tous se trouvaient au rendez-vous, dans une bâtisse ruinée : les armes prêtes, les postes de chacun fixés, ainsi que le lieu de réunion et de partage, attendant en silence le coup de feu qui, entre dix et onze heures du matin, annoncerait que le convoi arrivait à la ferme du Borni et que le moment d’agir était venu.
IV
« C’est moi, continua le vieil Estève après ces détails que je connaissais déjà en partie, c’est moi qui devais donner le signal.
Je n’avais alors que quatorze ans, mais j’étais depuis six mois pâtre à la ferme, passant les nuits dans les bois, sans rien craindre des loups ni des voleurs, avec un grand diable de pistolet plus haut que ma taille, dont un cavalier déserteur m’avait fait cadeau.
Mon père répondait de moi.
Comme il n’y avait pas d’hommes de reste, on me plaça pour faire la guette, sur le rocher que vous voyez là-bas pointant entre les deux graviers, et il fut convenu que je tirerais en l’air aussitôt que la tête du convoi apparaîtrait au haut de la montée.
Je m’en souviens comme d’aujourd’hui : ce devait être fin septembre ou bien au commencement d’octobre, car j’entendais au loin les gens qui teillaient le chanvre dans les fermes.
Las de regarder la route blanche, et comme je commençais à avoir faim, je m’étais couché sur le ventre, et je m’amusais avec une paille à sucer le miel des nids d’abeilles sauvages dont la roche était emplâtrée.
Je trouvais cela bon. Tout à coup, relevant la tête, je vis les soldats à la porte du Borni.
Ils appuyaient leurs fusils contre le mur, et s’essuyaient le front avec leurs mouchoirs, comme éreintés par la chaleur d’avant midi.
On leur donnait à boire dans des cruches.
Pendant ce temps, le fourgon, accompagné des seuls gendarmes, prenait la pente et disparaissait sous les chênes.
Ce ne fut pas long ; je fais le signal, les nôtres courent : pif ! paf ! pif ! paf ! sous le couvert ; le postillon qui fouette ses chevaux et vient verser dans les graviers ; trois habits bleus étendus par terre ; et le fourgon était forcé, la caisse enlevée, tout le monde disparu à travers buis et chêneaux, avant que les soldats, en train de boire, eussent eu le temps de se demander ce que voulaient dire ces coups de feu. »
V
Ici le vieil Estève s’arrêta comme s’il regrettait d’en avoir trop dit :
« La fin, c’est le plus terrible ! Je m’étais bien promis de ne jamais en parler à personne.
Mais ceux qui ont fait la chose sont morts, et moi qui l’ai vue, je ne tarderai guère.
C’est donc ici même, reprit-il, puisqu’il faut que vous le sachiez, qu’on s’était donné le mot d’ordre pour le partage.
Rien à craindre ! la ferme se trouvait alors en plein bois.
Mes bêtes enfermées sous une roche, je dégringolai vite la hauteur, et j’accourus comme les autres.
Quand j’arrivai, presque tous étaient déjà rendus, en train de boire, de manger autour de la grande table.
Mes tantes servaient.
Il y avait des gens de la ville, d’anciens nobles, des bourgeois, des artisans avec le fusil, des paysans avec le trident de fer à remuer le fumier, solidement emmanché et luisant du bout.
– Assieds-toi et mange ! me dit mon père.
De temps en temps un homme entrait, car chacun avait pris, qui d’un côté, qui de l’autre.
Alors les premiers arrivés lui faisaient place, et on se remettait à faire aller les dents sans parler, en écoutant un bruit d’argent remué et de pièces mises en pile qui descendait de la chambre du premier.
– C’est M. Blase qui fait les parts ; il faut qu’il y en ait gros, car voici une demi-heure qu’il compte.
À la fin, un homme de la ville, paysan des bas quartiers, qu’on appelait Le Prieur, s’impatienta.
On avait bu, on avait mangé, qu’attendait-on puisque tout le monde était là ?
– Il manque encore mon frère, dit un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans qui, depuis quelques instants, regardait avec inquiétude du côté de la porte.
– C’est vrai, il manque M. César.
Je connaissais bien M. César, un noble, un réfractaire qui se cachait dans nos bois.
Plus d’une fois il m’avait donné à boire de l’eau-devie dans sa gourde.
– Baste ! reprit Le Prieur, c’est un galant, il se sera attardé à pincer le menton à quelque bergère.
Alors, moi je dis :
– M. César ne peut pas tarder, je l’ai vu de loin, dans le vallon, après l’affaire, qui se lavait la figure et les mains à un trou d’eau.
– Bien ! commençons toujours, on mettra sa part de côté.
Précisément M. Blase apparaissait sur l’escalier, suivi de deux hommes qui portaient un lourd caisson de fer.
L’enthousiasme éclata à cette vue : – Vivo lou rey ! La journée était bonne.
Mais quels charmants garçons, ces soldats, de s’être ainsi arrêtés à boire !
À quoi Le Prieur, clignant de l’œil, ajouta :
– Cela me fait penser qu’il faudra réserver la part de mon cousin Pierre du Borni, il est juste que le brave homme soit indemnisé de son vin.
Tout le monde se mit à rire.
M. Blase, lui, ne riait point.
Il fit verser le contenu du caisson au milieu de la table, et chacun fut étonné en voyant que tout était en pièces blanches.
– Et l’or ?... Il n’y a pas d’or ?.
– Mes amis, reprit tranquillement M. Blase, nous avons à nous partager dix mille francs.
– Dix mille francs ! Tonnerre de Dieu ! C’était Prieur qui jurait ; et de rage, il donna un tel coup de trident à terre, que le trident resta fiché.
Un homme terrible, ce Prieur ! un maître homme ! Il était boutassié-destrégneyré de son état, c’est-à-dire qu’il passait le marc de raisin au pressoir après la vendange, et qu’il transportait sur le dos, dans une outre, le vin d’une cave à l’autre.
Je ne sais si les boutassié-destrégneyré existent encore, mais ils constituaient alors une puissante corporation ; et celui qui pouvait léguer à son fils l’outre de peau de bouc et le privilège, à sa fille une corne ou une demi-corne, c’est-à-dire la moitié ou le quart de la propriété d’un pressoir, passait pour riche homme à Bourg-Reynaud et à la Coste, dans les quartiers paysans.
De plus, comme tous ses confrères, avant que la Révolution eût fermé les lieux saints, il était prieur de l’Assomption, portant le costume de
pénitent bleu, avec le banc à la grand-porte de l’église, le droit d’y vendre des galettes à l’huile, bénites à l’autel, et de faire, moyennant six liards, à la procession, passer les enfants pour qu’ils grandissent, sous le brancard de la sainte Vierge, orné de fleurs et de fruits nouveaux.
Cela rendait gros, et la suppression de ce revenu l’avait plus que tout rendu enragé contre la République.
Mais, cette fois, ce n’est pas à la République qu’il en avait.
– Dix mille francs ! hurlait-il en faisant tressauter la table à coups de poing, dix mille francs quand on nous en avait promis cent mille !
Les chefs nous vendent et nous volent, demain je me fais jacobin. Mais on connaît le jeu maintenant : le trésorier de Gap est votre complice, monsieur Blase.
Vous lui avez écrit :
Gardez le gros morceau à l’abri chez vous, ne l’exposez pas sur les grandes routes.
Dix mille francs dans le fourgon, dix mille francs en pièces de cinq sous suffisent.
La caisse enlevée, le gouvernement croira qu’on a enlevé cent mille francs.
Nous nous partagerons le reste.
Et les imbéciles qui auront fait le coup, s’ils ne sont pas contents, se garderont bien d’aller se plaindre.
La maison tremblait, M. Blase était blême.
– Allons, c’est bon, dit Le Prieur, on règlera ce compte plus tard ; empochons ! Il s’agit pour le quart d’heure de filer avant que les gendarmes nous cueillent.
– Cinq cents francs par part ! reprit M. Blase de sa voix morte.
– Cinq cents francs !
Le Prieur allait éclater encore, il se contint.
Tout le monde d’ailleurs comprenait qu’il avait raison ; et, la première fièvre passée, regardant ce petit tas d’argent pour lequel on avait rougi les cailloux du Vançon et tué des hommes, réfléchissant aux enfants, aux femmes laissées là-bas, aux gendarmes embusqués peut-être à la poterne de la ville, chacun regrettait l’aventure et se sentait grandement inquiet.
Aussi, une fois le partage fait et tandis qu’on prenait ses parts en silence, quelqu’un ayant du dehors frappé à la porte, il n’y eut personne qui ne pâlît.
Tout petit que j’étais, la même idée me vint qu’aux autres, et je me dis : – Voici les soldats !
VI
« Ce n’était qu’une vieille femme.
Elle raconta qu’en train de ramasser de la litière, elle venait de voir, assis par terre, un jeune homme qui perdait son sang.
Il s’appelait M. César. En effet, à quelque cent pas de la maison, nous trouvâmes M. César couché sur le revers d’un de ces longs fossés qu’on trace à demeure dans les bois pour que le vent d’automne y entasse les feuilles tombées.
Il avait la cuisse cassée d’une balle, le sang d’un coup de sabre lui coulait sur les yeux.
– Vite, une litière ! s’écria le frère de M. César ; mais Le Prieur dit : – Pas la peine !
Alors tout le monde s’entre-regarda, et je compris que quelque chose de terrible allait se passer. – Va-t’en, petit !
Je me cachai derrière un buisson et j’entendis toute la dispute.
– Assez de sang, laissons-le vivre, on le cachera, disait M. Blase ; et Le Prieur, toujours en colère, gardant toujours sur le foie la rancune
de ses cinq cents francs, répondait :
– Le cacher, lui blessé, quand les bien portants se cachent à peine ; laisser un blessé par chemins quand la force armée est en campagne, quand un mot, un seul mot peut, pour cinq cents malheureux francs, nous mener tous à la guillotine ? Non ! les morts seuls ne parlent pas.
Et comme M. Blase insistait :
– Assez, fit l’enragé d’un ton bourru, je n’en veux pas à M. César, mais un homme vaut un homme, et l’on n’y mit pas tant de façons l’an passé pour achever Peyré-Toni, mon vieil ami, à l’attaque du pont de Trébaste.
Et jetant son trident pour prendre le fusil des mains d’un bourgeois qui était près de lui, il ajouta :
– Faisons ce qui a été juré !
Ce qui avait été juré, on le jurait presque
toujours avant les expéditions de grand-route, dans ce temps de la désolation : c’était de considérer tout blessé comme mort et de lui donner le coup de grâce pour ne point se trahir en le laissant derrière.
M. César se vit perdu :
– Frère, embrasse moi ; tu raconteras chez nous que j’ai été tué par les bleus.
Puis, entendant qu’on apprêtait les armes, il dit : – J’aimerais mieux être debout.
Alors on le prit par les bras et on le mit droit
contre un arbre.
Il regarda un moment tout autour de lui, les bois, les champs, le ciel, comme s’il voulait bien se rappeler les choses de ce monde dans l’autre.
M’ayant aperçu il m’appela, me donna sa gourde et dit encore :
– Je veux que ma part soit pour le petit.
Puis, jetant un brin de marjolaine qu’il mâchait :
– Allons, faites !
Je m’enfuis en courant ; le frère qu’on tenait criait :
– Tuez-moi aussi ; tuez-moi ! Les femmes se tordaient les bras aux fenêtres de la maison.
Certes ! parmi les gens qui étaient là, beaucoup aimaient M. César ; mais sur le moment, chacun ne songeait qu’à sa peau.
– En joue ! – Vive le roi ! – Feu !
Quand je revins, tout le monde était parti ; tridents et fusils descendaient rapidement la montagne, et je trouvai mon père seul auprès du corps de M. César qui était tombé en avant, les bras en croix, le nez dans la terre.
On le laissa au fond du fossé, caché parmi les feuilles.
Le surlendemain seulement nous nous décidâmes à aller le chercher la nuit, avec des lanternes, pour l’enterrer sous ce clapas.
Voilà l’histoire ! »
Le conteur s’était tu.
Impressionné du sauvage récit, je regardais le tas de cailloux bruns tachés d’ocre sanglante quise dressait au soleil couchant comme un effrayant tumulus.
Le vieil Estève, ramassant de ses mains de quatre-vingts ans une motte pour rabattre les brebis prêtes à s’égarer dans le blé vert, répéta :
« tombé en avant, les bras en croix, le nez dans la terre. »
Puis il ajouta après un silence : « Les révolutions, c’est terrible ; et la peur rend les hommes pires que les loups ! »