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Conte d'Andersen : Les galoches du bonheur chapitre 5

V

La métamorphose d’un employé.

Un jour, le gardien de nuit, que sans doute on n’a pas encore oublié, se rappela les galoches qu’il avait laissées à l’hôpital. 

Il retourna les chercher, et, comme personne ne les reconnut pour siennes, il les déposa au bureau de police.

— Elles ressemblent aux miennes comme deux gouttes d’eau, dit un de messieurs les employés, en examinant la trouvaille. L’œil exercé d’un savetier n’y verrait aucune différence.

Puis il mit les deux paires l’une à côté de l’autre pour en faire la comparaison.

Un agent de police vint en ce moment lui parler et, après quelques minutes d’entretien, l’employé revint à ses galoches ; mais il lui fut impossible de reconnaître lesquelles étaient les siennes.

— Ce doit être celles qui sont mouillées, pensa-t-il.

Mais pas du tout : les galoches qu’il s’attribuait par ce motif étaient précisément celles du Bonheur.

Personne n’est infaillible, pas même la police.

Après avoir mis les galoches, il prit quelques papiers sous son bras et quitta le bureau pour rentrer chez lui. 

Comme c’était un dimanche et qu’il faisait un temps magnifique, il eut l’idée de faire une promenade dans le parc de Frédéricsberg ; et, en vérité, le brave jeune homme avait bien gagné cette petite distraction.

D’abord, il marcha machinalement, sans donner par conséquent aux galoches aucune occasion d’exercer leurs sortilèges. Vers le milieu de la grande allée, il rencontra un de ses amis, un jeune poète qui lui apprit qu’il partait le lendemain pour un voyage à l’étranger.

— Comment ! vous partez encore ? dit l’employé. Êtes-vous heureux de ne dépendre de personne ! Tandis que vous vous envolez à votre guise, nous autres, nous avons la chaîne au cou.

— Oui, mais une chaîne qui vous garde de la misère ; vous n’avez pas à penser au lendemain, et, dans vos vieux jours, vous êtes sûrs d’avoir du pain.

— N’importe, la position d’un poëte doit être remplie d’agréments. Personne ne vous morigène ; vous êtes maître absolu de vos actions. Vive l’indépendance ! Si vous saviez ce que c’est que de rester cloué toute la journée à son bureau !

Le poëte secoua la tête ; l’employé fit de même, et ils se séparèrent, gardant chacun leur opinion.

— Ce sont des êtres à part, ces poëtes ! pensait le bureaucrate. Je voudrais bien avoir leur organisation ; je suis sûr que je composerais de superbes élégies. Pour un poëte, le printemps ne cesse jamais de courir. Le ciel est brillant et limpide. Des nuages argentés se balancent sur l’azur comme sur les flots la voile, comme les rêves dans l’âme heureuse. Partout la verdure réjouit le regard, et l’air est rempli de parfums qui pénétrent jusqu’au cœur… Jamais, non, jamais je n’ai senti comme en cet instant le bienfait de la vie et les charmes de la nature !

Ce soliloque suffit pour nous démontrer que le vœu de celui qui s’y livrait avait été exaucé, et que l’employé était devenu poëte.

Il continua sa route en se remémorant ses premières années d’enfance chez sa bonne et vieille tante, lorsque, l’hiver, il traçait de petits ronds sur les vitres glacées, en contemplant la perspective qu’offrait à ses yeux le canal avec ses navires. 

Il se rappelait quel ravissement il avait éprouvé à voir, malgré le froid, une petite violette pousser et fleurir dans sa chambre. 

Il songea ensuite avec mélancolie à sa position qui l’obligeait à expédier des passeports pour ceux qui partaient, pendant que lui-même demeurait cloué à ses occupations prosaïques. 

Enfin, pour faire diversion à ses pensées, il chercha dans sa poche un document qu’il lui était nécessaire de parcourir. 

Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il lut sur le papier : Madame Sigbrith, tragédie intime en cinq actes !

— Qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il… L’écriture est de ma main. Aurais-je fait une tragédie sans le savoir ?

Il lut encore ceci : Une passion à la promenade, drame-vaudeville en trois actes.

— Mais d’où diable me vient tout cela ? Il faut que quelqu’un ait pris ma poche pour la sienne. Voici encore une lettre : elle est du directeur du théâtre… Il refuse les pièces. Ah ! il les refuse !…

Il s’assit sur un banc et s’abandonna à de profondes méditations, sans parvenir, comme on le pense bien, à éclaircir le mystère qui l’intriguait.

Au bout de quelque temps, il releva brusquement la tête et se remit à marcher à grands pas.

— Je suis dans une exaltation inconcevable, se disait-il. Je crois dormir et rêver. Et en effet tout cela ne peut être qu’un songe ; demain, quand je me réveillerai, j’en sentirai encore mieux l’absurdité.

Il s’arrêta sous les arbres et se mit à regarder mélancoliquement les oiseaux joyeux qui chantaient en sautillant de branche en branche.

— Hélas ! soupira-t-il, ces petites créatures sont bien plus heureuses que moi ; si je pouvais former un vœu qui s’accomplît, je souhaiterais d’avoir des ailes et de devenir une alouette.

Et voilà, au même instant, les manches et les pans de son habit qui se raccourcissent et se changent en ailes, le reste qui se couvre de plumes et les galoches qui se tournent en griffes, Il s’aperçoit fort bien de la métamorphose.

— Je savais bien que je rêvais, se dit-il en riant ; mais je n’ai jamais fait un songe aussi ridicule.

Là-dessus il s’envole au milieu des branches vertes, et se met à chanter de toutes ses forces ; mais ce chant était médiocre ; le poëte avait disparu.

— Eh bien, disait-il, ce sera une existence fort agréable : le jour, je confectionnerai des actes au bureau de police, et, la nuit, je voltigerai dans la campagne sous la forme d’une alouette. On pourrait faire une féerie sur ce sujet.

Il descendit dans l’herbe, et s’y promena, en explorant tous les petits replis du sol, et becquetant les tiges de graminées qui lui faisaient l’effet des palmiers de l’Afrique. 

Tout à coup il se trouva enseveli dans une nuit profonde ; c’était un enfant qui l’avait couvert de sa casquette. Bientôt une main parut et saisit l’employé par les plumes.

— Insolent gamin ! s’écria-t-il, prends garde à ce que tu fais ; je suis employé de la police.

Mais ces paroles ne résonnaient aux oreilles de l’enfant que comme de chétifs piaulements. 

Il partit tout joyeux avec sa proie, et, au sortir des bois, il la céda pour la somme de trois sous à deux collégiens. Ces derniers emportèrent l’alouette à la ville.

— Heureusement que c’est un rêve, se dit l’employé, sans cela je serais bien inquiet. J’étais poète, à présent me voici alouette ; c’est sans doute la nature poétique qui a opéré en moi cette transformation. Misérable sort en définitive que celui d’un oiseau, surtout lorsqu’on tombe entre les mains des enfants. Nous verrons comment tout cela finira.

Les deux collégiens entrèrent avec leur acquisition dans un beau salon, où ils furent reçus par une grosse dame des plus souriantes. 

Pourtant elle fit une grimace à la vue d’un oiseau si vulgaire. Il n’aurait été bon, suivant elle, qu’à abandonner au chat. 

Mais, sur les instances des enfants, elle leur permit de le loger dans une cage vide qui se trouvait suspendue à la fenêtre. 

L’alouette eut pour voisins, d’un côté, un brillant perroquet, à la mine bouffie et hautaine, logé dans une spacieuse cage dorée, et, de l’autre côté, un charmant petit serin, qui lui souhaita la bienvenue par une série de trilles et de roulades gracieuses.

— Criard ! veux-tu te taire ? dit la dame, en lui jetant son mouchoir de batiste.

— Pip ! pip ! fit le serin ; voilà la neige qui s’est abattue sur ma cage.

Quant au perroquet, il regarda avec dédain le nouveau venu.

— Soyons des hommes ! s’écria-t-il.

C’était la seule phrase qu’il sût prononcer d’une façon passable.

L’alouette comprenait parfaitement le langage de son camarade le serin.

— Je volais sous les arcades des palmiers et dans les touffes des orangers toujours verts, toujours fleuris, chantait l’oiseau doré, je m’élançais avec mes sœurs et mes frères au-dessus du lac, où flottent les nénuphars ; je rencontrais des perroquets aux mille couleurs, et j’écoutais avec ravissement les histoires merveilleuses qu’ils me racontaient.

— Des oiseaux sauvages et sans éducation ! interrompit le perroquet. Non ! soyons des hommes !

— Il ne te souvient donc plus, reprit le serin, des essaims joyeux de jeunes filles qui venaient, les bras entrelacés de fleurs, danser à l’ombre des arbres odoriférants ? Il ne te souvient plus des fruits délicieux des tropiques et des sucs bienfaisants que nous prodiguaient les plantes des forêts ?

— Il m’en souvient fort bien, mais je me plais mieux ici, où je suis copieusement nourri et traité avec considération. On me trouve de l’esprit, et c’est surtout là ce qu’il me faut. Soyons des hommes ! Toi, tu as une âme exaltée, du génie, si tu veux ; mais pas le sens commun. Souvent, lorsque tu chantes, tu montes si haut, qu’on en a mal aux nerfs et qu’on est obligé de te faire taire : moi, au contraire, plus je fais de tapage, plus on ; est content. Je n’ai qu’une note, mais c’est la bonne, et je suis le mieux partagé de nous deux.

— Ah ! ma patrie bien-aimée ! chanta encore le serin, ne te reverrai-je plus ? Chanterai-je toujours loin de toi tes golfes bleus et tranquilles, où les branches flexibles des arbres effleurent, comme en dansant, la surface des eaux ? Ne pourrai-je, avant d’expirer, parcourir encore tes forêts vierges et tes rivages dorés en compagnie de mes frères libres et joyeux ?

— Finis-en donc avec tes élégies, reprit le perroquet ; tâche plutôt de nous faire rire. Rire, c’est la faculté exclusive des créatures de premier ordre. Vois si un chien ou un chat savent rire. Non les hommes seuls jouissent de ce privilège… Ha ! ha ! ha !… soyons des hommes !

— Pauvre petit oiseau gris du nord, dit le serin à l’alouette ; on t’a donc fait aussi prisonnier. Il doit faire bien froid dans tes forêts de sapins, mais du moins on y jouit de la liberté. Eh bien, regarde : on a oublié de refermer ta cage ; la fenêtre est entr’ouverte… Vite ! sauve-toi !… sauve-toi !

L’employé obéit par instinct ; mais à peine fut-il hors de la cage, qu’un grand chat, aux yeux verts et étincelants, se mit à lui faire la chasse.

À la vue du terrible quadrupède, le serin voleta étourdiment dans sa cage, et le perroquet battit des ailes en criant à plusieurs reprises : « Soyons des hommes ! » 

Malgré sa frayeur, l’employé eut la force de s’élancer, par la fenêtre. 

Il n’arrêta son vol que bien loin de là, lorsque, épuisé de fatigue, il fut contraint de se reposer sur un toit.

À la maison en face de lui, une fenêtre ouverte laissait voir l’intérieur d’une petite chambre, dont l’aspect avait je ne sais quel charme pour l’alouette. 

Elle y entra et, se perchant sur la table, regarda autour d’elle avec étonnement. — C’était la propre chambre de l’employé !

— Soyons des hommes ! répéta-t-il en empruntant la formule de satisfaction du perroquet, et à l’instant même il se trouva devant sa table, assis et dans son costume d’employé.

— Bon Dieu, comme j’ai dormi, s’écria-t-il ; et quel abominable cauchemar !