Conte d'Andersen : Les galoche du bonheur chapitre 6
VI
Ce que les galoches firent de mieux.
Le lendemain de bonne heure, comme l’employé était encore dans son lit, son voisin, un jeune licencié, entra dans sa chambre,
— Prête-moi tes galoches, dit-il ; je voudrais descendre au jardin fumer une pipe ; il fait un temps superbe, mais les allées sont toutes mouillées.
Un pommier, un prunier, une douzaine de rosiers et un tapis de gazon ; voilà en quoi consistait le jardin en question ; mais, dans une grande ville, on le trouvait encore fort beau.
Le jeune homme s’y promenait en tournant sur lui-même, rêvassant et projetant en l’air de grosses bouffées de fumée. Le cor d’un postillon retentit dans la rue.
— Ah ! s’écria le licencié, il n’y a pas de plus grand bonheur au monde que de voyager. Ce serait le seul remède contre ce vide profond que je sens dans mon cœur ; mais je voudrais m’en aller bien loin… Je voyagerais d’abord en Suisse, puis en Italie, ensuite en…
Heureusement les galoches avaient déjà produit leur effet accoutumé : sans cela Dieu sait où il serait allé.
Le voilà donc voyageant au beau milieu de la Suisse, encaissé, lui huitième, dans l’intérieur d’une diligence.
Il souffrait de douleurs de tête, de crampes dans le cou.
Ses pieds gonflés étaient horriblement serrés dans ses bottes.
Il flottait dans une sorte de torpeur douloureuse qui ne lui permettait ni de dormir ni de s’éveiller.
Dans sa poche de droite il avait une lettre de crédit, dans celle de gauche son passeport, et suspendue sur sa poitrine une bourse contenant un certain nombre de pièces d’or.
À chaque instant il se figurait avoir perdu l’un ou l’autre de ces objets précieux ; aussi sa main en allant tâter successivement les trois endroits, décrivait-elle un triangle continuel.
Il se redressa pour jouir de la perspective imposante de la contrée ; mais un paquet de cannes, d’ombrelles et de chapeaux bouchait presque complètement la portière.
Le ciel était sombre. Les forêts de sapins, dont les sommets se perdaient dans les nuages, apparaissaient, à travers la brume, comme des bruyères accrochées aux flancs des montagnes.
Le licencié répéta, pour s’encourager, ces vers composés à la louange de la Suisse par un poëte célèbre qui a voulu les laisser inédits :
Ici ma joie est infinie !
Je vois le superbe Mont-Blanc !
Si ma bourse était bien garnie,
Ici, je passerais ma vie,
Ici, je m’éteindrais content !
Tout à coup la neige commença à tomber, et le vent siffla avec violence.
— Ouf ! soupira le jeune homme, je préférerais être de l’autre côté des Alpes ; la température y est douce et clémente… Et puis je pourrais déposer ma lettre de crédit qui m’empêche ici de jouir des beautés de la nature, tant j’ai peur de la perdre. Je voudrais bien être en Italie.
En conséquence de ce souhait il se trouva sur la route entre Florence et Rome. Le lac Trasimène étalait sa nappe dorée au pied des montagnes bleuâtres.
À l’endroit où Annibal battit Flaminius, des ceps de vignes surchargés de raisins croissaient paisiblement au soleil.
De charmants enfants à moitié nus gardaient des troupeaux de porcs noirs à l’ombre des lauriers-roses.
C’était fort beau,
Mais le licencié ni ses compagnons de voyage n’étaient en humeur admirative.
Des mouches et des moucherons enragés envahissaient la voiture par milliers.
On avait beau agiter autour de soi des branches de myrte, les piqûres se multipliaient.
Tous les voyageurs avaient la figure gonflée et marbrée de taches rouges.
À chaque instant le cocher se voyait obligé de descendre pour délivrer les malheureux chevaux des essaims compactes de moustiques, qui, par leurs atteintes, les empêchaient d’avancer.
Le soleil se coucha ; un froid glacial pénétra instantanément toute la nature.
On eût dit l’air humide d’un sépulcre remplaçant la vivifiante chaleur du soleil.
En même temps les montagnes et les nuages se teignaient de cette étrange couleur verte, qu’on ne retrouve que sur les anciens tableaux des maîtres, effet de lumière inconcevable pour quiconque n’en a pas été témoin.
Tout cela était superbe ; mais nos voyageurs avaient l’estomac vide et le corps fatigué ; tous leurs désirs se concentraient sur une bonne auberge.
La route traversait un bois d’oliviers, après lequel la voiture s’arrêta enfin devant un cabaret isolé.
Une douzaine de mendiants estropiés entourèrent les voyageurs ; le plus valide, pour nous servir d’une expression de Maryat, ressemblait au fils aîné de la faim parvenu à l’âge de sa majorité ; les autres étaient ou aveugles ou paralysés et quelques-uns, faute de jambes, marchaient avec les mains.
— Eccellenza, miserabili ! crièrent-ils en montrant leurs membres infirmes.
L’hôtesse, les pieds nus, les cheveux tout emmêlés, vêtue d’une blouse sordide, vint au-devant de ses hôtes.
Les portes de la salle étaient attachées avec des ficelles ; le sol se composait d’un mélange de pavés, de briques et de boue ; des chauves-souris grouillaient au plafond, et, chose plus grave, tout le logis exhalait une odeur pour laquelle il n’existe pas d’expression.
— Servez-nous à manger dans l’écurie, dit un des voyageurs ; là, du moins, on sait ce qu’on sent.
Bien entendu, les mendiants n’avaient pas cessé un seul instant leurs lamentations : « Miserabili ! Eccellenza ! »
Le dîner fut composé d’une soupe à l’eau rehaussée d’huile rance, de poivre et de sel ; d’une salade assaisonnée avec les mêmes ingrédients, d’œufs plus ou moins frais et de crêtes de coqs. Le vin même avait un goût inquiétant ; c’était une véritable médecine.
À la nuit, on barricada les portes avec des malles.
Un des voyageurs à tour de rôle devait monter la garde, pendant que les autres dormiraient.
Le sort tomba d’abord sur le licencié : il s’y soumit sans enthousiasme.
La chaleur était étouffante ; les moustiques bourdonnaient et piquaient avec un acharnement croissant ; les mendiants ronflaient au dehors et soupiraient en rêvant : « Miserabili ! Eccellenza ! »
— C’est beau de voyager, pensa le licencié, seulement il ne faudrait pas avoir de corps à soigner. Si l’esprit pouvait s’envoler tout seul et laisser le corps se reposer !… Partout où je me trouve, je sens en moi ce même vide inexplicable. Je voudrais quelque chose de mieux que les jouissances matérielles de la vie ; mais quoi ?… Quel est ce trésor ?… Et où le chercher ?… N’importe, enfin ! je voudrais posséder le bonheur suprême !
Et à peine eut-il prononcé ces mots, qu’il fut transporté dans sa chambre.
De longs rideaux blancs pendaient aux fenêtres ; au milieu de la pièce était placé un cercueil, et, dans ce cercueil, le licencié dormait du sommeil éternel.
Son vœu était exaucé : le corps reposait, l’esprit voyageait.
« Mieux vaut être assis que debout ; mieux vaut être couché qu’assis ; mieux vaut être mort que vivant. »
Ainsi parle un proverbe oriental, et c’est bien dit, du moins quant au dernier point, par la raison toute simple que la mort n’est que le commencement de l’immortalité et que l’infini vaut mieux que le fini.
Il n’y a rien là qui n’eût été conforme aux sentiments du licencié, comme l’attestaient ces vers écrits par lui la veille même de son trépas :
En vain on t’interroge, on te suit à la trace ;
Mystérieuse mort, ton silence est de glace,
Et des croix de bois noirs marquent seules, hélas !
— Ton passage ici-bas.
Mais notre âme t’échappe ; elle franchit l’espace,
Les cercles étoilés, pour arriver au ciel :
En elle, il n’est rien de mortel,
Et sur la tombe, humble ou superbe,
Elle ne pousse pas comme une touffe d’herbe.
Tout à coup deux figures de femmes apparurent dans la chambre solitaire. Nous les connaissons déjà ; c’étaient la fée de la Tristesse et la messagère du Bonheur.
Elles se placèrent chacune d’un côté de la pièce et se penchèrent sur le visage glacé du jeune homme que le suaire ne recouvrait pas encore.
— Tu sais à présent, dit la Tristesse, tu sais quel est le bonheur que tes galoches peuvent procurer à l’humanité.
— Du moins, répondit l’autre fée, elles auront donné à celui qui dort ici une félicité durable.
— Nullement, reprit la Tristesse : car il ne peut pas recevoir sa récompense avant de l’avoir méritée, avant d’avoir accompli la mission qui lui est assignée par la Volonté suprême ; et il ne doit pas non plus être puni pour avoir parlé inconsidérément, sans savoir ce qu’il disait. Puisque tes faveurs n’ont servi qu’à l’égarer et à le désespérer, c’est moi désormais qui lui viendrai en aide. Je ne suis ni l’ennui, ni le découragement : je n’exclus que l’impatience et la vaine agitation ; mais je garde avec moi la force, la résolution sérieuse et le sentiment austère du devoir. Que celui que nous regardons ici sache apprécier mes bienfaits et il ne regrettera jamais les tiens.
En achevant de parler, elle enleva les galoches des pieds du licencié, qui s’éveilla aussitôt, comme s’il n’eût été qu’endormi.
C’était, en tout cas, un sommeil qui devait lui donner beaucoup à penser, et lui faire à l’avenir mieux comprendre les obligations de la vie.
Les deux fées avaient disparu de la chambre.
— Tiens, dit la Tristesse à sa compagne en s’en allant, reprends tes galoches, et dorénavant ne les confie qu’à ceux d’entre les hommes qui posséderont déjà la résignation vraie, cette sagesse suprême de l’humanité. De cette façon, il pourra, je crois, se passer du temps avant qu’elles soient usées.